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Full text of "Mémoires de l'Institut impérial de France, Académie des inscriptions et belles-lettres"

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MÉMOIRES 


DE 


L'INSTITUT   IMPÉRIAL   DE  FRANCE 


ACADEMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES-LETTRES 


TOME   VINGT-SIXIEME 


MÉMOIRES 


DE 


L'INSTITUT  IMPERIAL  DE  FRANCE 


ACADEMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES-LETTRES 


TOME  VINGT-SIXIEME 


PARIS 

IMPRIMERIE  IMPÉRIALE 


M  DCCC  LXVII 


PREMIÈRE   PARTIE 


TABLE 


DES 


MEMOIRES  CONTENUS  DANS  LA  PREMIERE  PARTIE  DU  TOME  XXVI. 


Pages. 

Mémoire  sur  la  nature  et  lage  respectif  des  divers  appareils  de  l'en- 
ceinte extérieure  du  Haram-  ech-Chérif  de  Jérusalem,  par 
M .  de  Saulcy 1 

Explication  des  planches 79 

Mémoire  sur  les  monuments  d'Aâraq-el-Emyr,  par  M.  de  Saulcy  ...        &3 

Explication  des  planches % .       i  1 6 

Mémoire  sur  une   inscription  découverte  à  Orléans,  par  M.  Léon 

Renier  .  , 119 

Mémoire  :  l'Eglise  et  l'État  sous  les  premiers  rois  de  Bourgogne,  par 

M.  B.  Hauréau 1 3y 

Mémoire  sur  la  date  et  le  lieu  de   naissance  de   saint  Louis,  par 

M.  N.  de  Wailly ,  73 

Mémoire  sur  la  Chronologie  de  la  vie  du  rhéteur  yElius  Aristide, 

par  M.  W.  H.  Waddington 2o3 

Mémoire  sur  les  officiers  cpi  assistèrent  au  conseil  de  guerre  tenu 


vin  TABLE  DES  MATIERES. 

Pages. 
par  Tilus,  avant  de  livrer  l'assaut  du  temple  de  Jérusalem,   par 

M.  Léon  Renier 26g 

Observations  sur  les  Coupes  Sassanides,  par  M.  de  Longpérier 323 

Planches  du  Mémoire  sur  le  Haram-ech-Ghérif i-m 

Planches  du  Mémoire  sur  Aàraq-el-Emyr i-viu 


MEMOIRES 

DE 

L'INSTITUT  IMPÉRIAL  DE  FRANCE, 

ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES-LETTRES. 


MEMOIRE 

SUR 

LA  NATURE  ET  L'AGE  RESPECTIF 
DES  DIVERS  APPAREILS  DE  MAÇONNERIE 

EMPLOYÉS  DANS  L'ENCEINTE  EXTERIEURE 

DU  HARAM-ECH-CHÉRIF   DE  JÉRUSALEM, 

PAR  M.  DE  SAULCY. 


PREMIÈRE  PARTIE. 

Depuis  plus  de  dix  ans  je  regardais  comme  mise  hors  de    Première  lecture 
doute  pour  tout  le  monde  l'existence,  à  Jérusalem,  de  nom-         25avni. 

i  i  .  ,  2>  9  ma<  1862; 

breux  restes  de  construction  remontant  à  la  dynastie  des  rois   deuxième  lecture 
de  Juda.  Ce  fait  que,  le  premier,  ie  m'étais  efforcé  de  démon-       2'  12.1' 21' 

1  L  J  28  avril  1864. 

trer  rigoureusement,  selon  moi  du  moins,  à  l'aide  de  textes 
empruntés  à  la  Bible  et  à  l'historien  Josèphe,  ce  fait  était, 

tome  xxvi,  1"  partie.  i 


MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 


pour  ainsi  dire,  unanimement  admis  par  les  voyageurs  qui, 
depuis  mon  premier  passage  à  Jérusalem,  avaient  visité  ces 
vénérables  débris.  Aujourd'hui,  s'il  a  été  remis  en  question 
par  mon  savant  confrère  M.  Renan,  et  par  mon  ami  M.  le 
comte  de  Vogué,  je  n'en  dois  accuser  que  moi;  évidemment 
la  démonstration  que  j'avais  prétendu  donner  à  l'appui  de 
mes  idées  était  incomplète,  insuffisante,  entachée  peut-être 
de  quelque  erreur  palpable.  L'opinion  de  deux  jeunes  et  ha- 
biles architectes,  compagnons  de  travaux  et  de  voyages  de 
MM.  Renan  et  de  Vogué,  a  été  invoquée  à  l'appui  de  la  thèse 
qui,  de  constructions  contemporaines,  à  mon  sens,  de  David  et 
de  Salomon,  faisait  des  constructions  contemporaines  d'Hé- 
rode  le  Grand  tout  au  plus.  Certes  le  témoignage  de  pareils 
appréciateurs  était  bien  fait  pour  m'inspirer  une  grande  in- 
certitude. Je  me  suis  donc  vu  forcé  de  me  demander  si  je  ne 
m'étais  pas  fait  d'illusion,  et  si  les  preuves  que  j'avais  allé- 
guées à  l'appui  de  ma  thèse  avaient  bien  la  valeur  que  je 
leur  attribuais.  J'ai  tout  relu,  tout  revu,  grâce  aux  merveil- 
leuses photographies  de  mon  ami  M.  Salzmann,  et,  à  ce  pro- 
pos, on  me  pardonnera,  j'espère,  d'avoir  une  prédilection  mar- 
quée pour  les  dessins  d'un  artiste  qui  n'a  pas  de  parti  pris, 
pas  d'idée  préconçue,  pas  de  préférence  pour  telle  ou  telle 
opinion;  qui  copie  ce  qui  est,  sans  discuter,  sans  juger,  mais 
de  façon  à  éviter,  pour  tons,  les  voyages  où  l'on  va  constater 
de  visu  des  faits  controversés.  La  lumière,  voilà  le  dessinateur 
devant  les  œuvres  duquel  il  n'y  a  pas  moyen  de  ne  point  s'in- 
cliner, comme  on  s'incline  devant  la  vérité  même. 

Mais  cela  ne  me  suffisait  plus.  Je  savais  qu'il  me  serait  pos- 
sible de  pénétrer  à  mon  tour  dans  l'intérieur  du  Haram-ech- 
Chérif.  Je  n'ai  donc  pas  hésité  à  affronter  les  fatigues  d'un  long 
et  coûteux  voyage,  et  je  suis  retourné  à  Jérusalem  pour  y  re- 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  3 

cueillir  les  éléments  de  la  conviction  dont  j'avais  besoin,  soit 
pour  persévérer  hautement  dans  mon  opinion  première,  soit 
pour  proclamer  loyalement  et  sans  arrière -pensée  que  je 
m'étais  trompé  dans  les  appréciations  publiées  par  moi  et  que 
je  voyais  si  franchement  combattues.  C'est  donc  la  question 
lout  entière  que  je  vais  reprendre  de  nouveau,  au  moyen  des 
textes  écrits  ou  photographiés,  et  à  l'aide  de  mes  récentes  ex- 
plorations. Je  veux  espérer,  en  commençant,  que  cette  fois 
j'atteindrai  le  but  que  je  prétends  atteindre,  et  que  je  gagnerai 
à  ma  thèse  mes  contradicteurs  eux-mêmes.  Je  serai  sans  doute 
forcé  d'entrer  dans  des  discussions  techniques,  dans  des  des- 
criptions minutieuses,  dans  des  citations  longues  et  arides; 
j'en  demande  pardon  à  l'avance,  en  alléguant  ma  seule  excuse 
valable,  c'est  à  savoir  l'importance  de  la  question  qui  s'agite, 
au  point  de  vue  historique  et  archéologique. 

Avant  tout,  je  dois  donner  la  description  détaillée  de  l'en- 
ceinte actuelle  du  Haram-ech-Chérif,  puisque  c'est  l'âge  res- 
pectif de  ses  différentes  parties  qui  doit  être  discuté  dans  ce 
mémoire.  Je  m'abstiendrai  provisoirement  d'employer  l'épi- 
thète  de sahmonien ,  que,  pour  abréger, j'avais,  jusqu'ici,  appli- 
quée aux  restes  de  constructions  que  je  considère  comme  de 
l'époque  judaïque  pure,  et  je  me  servirai  de  l'humble  expres- 
sion de  grand  appareil,  sauf  bien  entendu  à  reprendre  la  déno- 
mination de  sahmonien,  si  je  parviens  à  prouver  qu'elle  est 
juste  et  légitime.  Ceci  dit,  j'entre  en  matière. 

En  suivant  la  rue  moderne  de  Jérusalem,  nommée  la  Voie 
douloureuse  (Tharik-el-Aâlam) ,  on  gagne  la  porte  Saint-Etienne 
(Bab-Setty-Maryam)  en  longeant  toute  la  face  nord  de  l'en- 
ceinte du  temple.  Deux  portes,  placées  au  fond  de  deux  ruelles 
sombres  et  voûtées,  donnent  accès  sur  le  plateau  du  mont 
Moriah,  c'est-à-dire  sur  le  vaste  préau  au  milieu  duquel  était 


4  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

bâti  le  temple,  remplacé  par  la  Qoubbet-es-Sakhrah,  le  dôme 
de  la  Roche. 

11  serait  à  peu  près  impossible,  grâce  à  la  présence  de  nom- 
breuses constructions  modernes,  telles  que  le  serai  et  la  ca- 
serne, qui  recouvrent  cette  longue  face  septentrionale,  de  sa- 
voir si  des  fragments  de  l'enceinte  primitive  sont  englobés 
dans  ces  constructions.  Mais  nous  verrons,  par  un  texte  po- 
sitif, que  cette  portion  a  dû  être  coupée  à  une  époque  très-re- 
culée. Un  tiers  de  la  longueur  de  cette  face  nord  (c'est  celui  qui 
est  attenant  à  l'angle  nord-est)  est  recouvert  par  une  vaste 
piscine  à  ciel  ouvert,  le  Birket-Israïl,  qui  n'est  que  la  piscine 
probatique. 

En  approchant  du  bord  de  cette  piscine,  on  reconnaît  un 
angle  de  grand  appareil.  Quatre  belles  assises  de  blocs 
énormes  à  bossage  font  retour  sur  la  face  nord  de  l'enceinte 
actuelle,  et  il  n'y  a  pas  de  doutes  à  élever  sur  la  présence  en 
ce  point  d'une  construction  primitive.  Au-dessus  de  ces  quatre 
assises  paraît  un  pan  de  mur  avec  baie  à  plein  cintre.  Le 
rempart  moderne  de  Jérusalem  est  appuyé  contre  cette  cons- 
truction gigantesque,  et  il  forme  la  continuation  de  la  face 
est  du  Haram-ech-Chérif,  face  qui  se  trouve  ainsi  intimement 
reliée  à  l'enceinte  actuelle  de  la  ville. 

Sortant  alors  delà  porte  Saint-Etienne,  et  tournant  immé- 
diatement à  droite,  on  longe  une  muraille  de  la  même  époque 
que  la  porte,  dont  l'âge  est  fixé  par  la  présence  des  lions  pas- 
sants qui  caractérisent  les  monnaies  du  soulthan  mamlouk 
Beïbars.  A  3im,5o  de  la  porte  Saint-Etienne,  la  face  du  mur 
d'enceinte  est  recoupée  par  une  longue  ligne  verticale  de  grand 
appareil.  C'est  l'arête  angulaire  de  la  construction  primitive 
dont  nous  avons  vu  ce  qui  reste  du  côté  nord,  en  visitant  la 
piscine  probatique.  Sur  ce  point,  onze  assises  de  blocs  de  grand 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIE.  5 

appareil  sont  restées  intactes,  et  elles  s'étendent,  vers  le  sud, 
sur  la  face  de  la  muraille.  Quelques-uns  de  ces  blocs  ont  une 
saillie  très-considérable  en  bossage,  en  dehors  du  plan  dans 
lequel  est  compris  le  cadre  de  jointoiement.  J'ai  mesuré  deux 
de  ces  blocs,  qui  n'ont  pas  moins  de  5m,28  et  7m,2  5  de  lon- 
gueur sur  1  mètre  de  hauteur.  On  peut  juger  par  là  de  l'énor- 
mité  de  l'appareil  que  j'appelle  grand  appareil. 

Les  onze  assises  cessent  bientôt  de  se  montrer,  les  infé- 
rieures seules  étant  restées  en  place.  Le  pan  de  grand  appa- 
reil, qui  se  présente  ainsi  le  premier,  est  en  retraite  de  om,34 
sur  la  face  du  mur  moderne,  dans  lequel  s'ouvre  la  porte  de 
Saint-Etienne.  Il  a  un  développement  total  de  2  5m,6o.  A 
l'extrémité  de  ce  pan  de  muraille  commence,  en  retraite  de 
2m,2  5,  une  face  de  55  mètres  de  développement,  avec  soubas- 
sement de  deux  assises  de  blocs  de  grand  appareil  en  retraite 
l'une  sur  l'autre  de  om,35.  La  même  retraite  de  om,35  existe 
entre  le  mur  supérieur  et  la  face  de  la  seconde  assise.  C'est 
naturellement  à  partir  de  la  face  de  ce  mur  supérieur  que 
doivent  se  compter  les  2™, 2 5  de  distance  qu'il  y  a  entre  les 
plans  des  deux  faces  adjacentes  de  la  muraille.  A  l'extrémité 
sud  des  55  mètres  reparaît  le  grand  appareil,  avec  une  saillie 
telle  que  la  face  commençant  en  ce  point  soit  à  peu  près  exac- 
tement le  prolongement  de  la  face  du  grand  appareil  de  l'angle 
nord-est.  Tout  le  long  de  cette  face,  et  au-dessus  des  gros  blocs 
supérieurs,  règne  une  rigole -aqueduc  qui  a  dû  évidemment 
servir  à  évacuer  des  eaux  provenant  de  l'intérieur  du  Haram. 

A  2 5  mètres  en  deçà  de  ce  nouvel  angle,  se  trouvent  deux 
assises  sans  retraite,  formées  de  deux  blocs  énormes  ayant 
5m,y5  de  longueur  sur  im,65  de  hauteur.  Entre  ces  blocs 
immenses  et  la  nouvelle  face  de  mur  de  grand  appareil,  les 
pierres   employées   sont,  petites;  le  mur  d'enceinte  est,  par 


6  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

conséquent,  plus  moderne  en  ce  point,  et  l'on  a  voulu  vrai- 
semblablement fermer  une  brèche.  La  face  de  grand  appareil 
suivante,  qui  commence  juste  à  8om,6o  de  l'angle  nord-est, 
a  un  développement  de  2im,5o.  Les  assises  inférieures  sont 
seules  de  grand  appareil. 

Vient  alors  une  nouvelle  face,  ayant  2  mètres  de  saillie 
sur  la  face  précédente,  et  un  développement  de  i6m,  90.  C'est 
là  qu'est  placée  la  porte  Dorée  (les  portes  Oires  des  croisés). 

Sauf  les  pieds-droits  des  deux  arcs  de  la  porte  et  les  archi- 
voltes de  celle-ci,  tout  y  est  moderne  et  de  construction  turque. 
Ces  pieds-droits  ont  2m,  10  de  largeur,  et  ils  sont  construits 
assez  négligemment  en  grosses  pierres  de  taille,  bien  supé- 
rieures sans  doute  aux  blocs  de  la  maçonnerie  moderne  dans 
laquelle  ils  sont  encastrés,  mais  de  beaucoup  inférieures, 
pour  les  dimensions,  aux  blocs  des  portions  de  l'enceinte  que 
je  désigne  sous  le  nom  de  grand  appareil.  Je  reviendrai  plus 
loin  sur  les  caractères  étranges  que  présentent  les  pierres  qui 
constituent  ces  pieds-droits  et  les  archivoltes  qu'ils  supportent; 
ce  n'est  pas  le  moment  d'en  parler,  puisqu'il  ne  s'agit  pas  en- 
core de  l'âge  de  ces  vénérables  débris.  Il  serait  trop  difficile 
de  décrire  par  le  menu  les  moulures  chargées  d'ornements, 
d'acanthes,  ou  de  rinceaux  de  feuillages,  qui  couvrent  les  ar- 
chivoltes des  deux  arcs  de  la  porte  Dorée.  J'aime  mieux  ren- 
voyer aux  photographies  qui  les  reproduisent,  et  qui  sont 
suffisamment  nettes,  malgré  l'état  avancé  de  dégradation  de 
tous  ces  ornements,  que  le  temps  et  les  éléments  ont  fortement 
rongés.  La  largeur  de  chacune  des  arcades  de  la  porte  est 
de  3m  85.  Dans  la  maçonnerie  moderne,  au  sommet  de  la  mu- 
raille et  au-dessus  du  centre  même  de  la  double  porte,  est  en- 
castré un  chapiteau  antique  d'apparence  romaine,  mais  placé 
trop  haut  pour  qu'on  en  puisse  préciser  l'âge. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH  CHÉRIF.  7 

Au  delà  de  la  porte  Dorée,  en  suivant  la  direction  que  nous 
avons  suivie  jusqu'ici,  c'est-à-dire  en  marchant  du  nord  au 
sud,  on  voit,  à  i5m,55  du  flanc  droit  de  la  porte  Dorée  une 
petite  poterne  de  i  mètres  de  hauteur  sur  im,5o  de  largeur  au 
plus.  Depuis  le  ressaut  de  la  face  dans  laquelle  est  percée  la 
porte  Dorée,  jusqu'au  côté  droit  de  la  poterne,  toute  la  base 
du  mur  d'enceinte  est  de  grand  appareil,  et  la  hauteur  de  la  po- 
terne est  exactement  formée  des  deux  hauteurs  des  assises  de 
ces  blocs  imposants.  À  partir  du  pied-droit  de  gauche  de  cette 
poterne,  la  construction  en  grand  appareil  cesse  de  se  montrer 
sur  un  certain  espace,  mais  l'appareil  est  toujours  très-beau. 
Ou  bien  nous  avons  ici,  ainsi  que  je  le  crois,  un  pan  de  mur 
de  l'époque  d'Hérode,  ou  bien  nous  sommes  en  face  d'une 
reconstruction  datant  de  l'époque  d'Hadrien,  c'est-à-dire  du 
Haut-Empire. 

Le  linteau  de  la  poterne  murée  est  formé  d'une  seule  pierre, 
qui  offre  une  particularité  fort  curieuse.  On  y  distingue  encore, 
avec  tant  soit  peu  d'attention,  une  croix  grecque  pâtée;  elle  est 
peinte  en  rouge  et  entourée  d'un  double  cercle  vert,  bordé  de 
rouge,  et  d'un  troisième  cercle  extérieur,  dentelé  et  peint  en 
rouge.  Enfin,  à  un  pied  à  gauche  de  la  poterne,  on  voit  une 
sorte  de  pilier  carré,  en  saillie  sur  le  mur,  et  offrant  une  ca- 
vité sphérique,  percée  dans  le  fond  contre  le  mur,  d'un  trou 
rond  dont  il  ne  m'a  pas  été  possible  de  deviner  l'usage.  Etait-ce 
une  sorte  de  conduit  par  lequel  on  devait  la  nuit  se  faire  re- 
connaître pour  obtenir  l'ouverture  de  la  poterne?  C'est  possible, 
mais  je  me  garderai  bien  de  l'affirmer.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
indubitable  que  cette  petite  porte  est  bien  celle  qui  est  désignée 
sous  le  nom  de  porte  de  Josaphat  dans  la  curieuse  description 
de  la  Jérusalem  des  croisades,  publiée  par  feu  M.  le  comte  Beu- 
gnot,  comme  annexe  de  sa  belle  édition  des  Assises  de  Jérusalem. 


8  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

A  partir  de  la  poterne  que  je  viens  de  décrire,  commence, 
ainsi  que  je  l'ai  dit,  une  face  de  muraille  de  construction  héro- 
dienne,  ou  tout  au  moins  romaine,  qui  a  un  développement 
de  i8m,3o.  Un  petit  édifice  carré,  qui  a  4m,20  de  côté,  y  est 
adossé.  C'est  une  sorte  d'édicule  recouvrant  des  tombes  mu- 
.sulmanes.  A  partir  de  ce  point,  la  muraille  fait  saillie  de  66 
centimètres  sur  la  face  précédente  et  sur  une  étendue  de 
194  mètres.  La  construction  montre  par-ci  par-là  des  frag- 
ments de  l'appareil  d'Hérodeou  des  Romains,  mais  partout  du 
rhabillage  turc.  C'est  dans  cette  partie  que  se  voient,  encas- 
trés dans  la  maçonnerie,  des  bouts  de  colonnes,  parfois  de 
matière  magnifique,  faisant  saillie  à  l'extérieur.  Ces  colonnes, 
encastrées  là  par  les  Arabes  ou  les  Turcs,  proviennent  très-pro- 
bablement des  édifices  somptueux  qui,  depuis  le  temple  de 
.Salomon,  se  sont  succédé  sur  le  plateau  du  mont  Moriah. 

Au  bout  des  194  mètres  de  mur  moderne,  reparaissent, 
sur  une  longueur  de  9  mètres  seulement,  les  blocs  de  qrand 
appareil;  puis  de  nouveau  un  pan  de  rhabillage  moderne  de 
1 1  mètres  d'étendue.  A  partir  de  là  jusqu'à  l'angle  sud-est,  les 
blocs  de  grand  appareil  se  voient  en  place ,  et  plusieurs  d'entre 
eux  atteignent  des  dimensions  énormes.  Ainsi  l'un  d'eux,  que 
j'ai  mesuré,  porte  7m,85  de  longueur  sur  1  mètre  de  hauteur. 
Du  point  où  le  grand  appareil  reparaît,  jusqu'à  l'angle  sud-est, 
il  y  a  68m,8o. 

A  25  mètres  en  arrière  de  l'angle  sud-est  de  l'enceinte,  le 
mur  rentre  de  1 2  à  1 5  centimètres  sur  une  longueur  de  3m,5o. 
Il  fait  ensuite  saillie  de  la  même  quantité  sur  une  longueur  de 
6  mètres,  pour  rentrer  encore,  sur  une  largeur  de  im,8o,  au 
delà  de  laquelle  il  se  retrouve  dans  le  plan  extérieur  général 
de  cette  portion  de  la  face  orientale.  H  y  a  donc,  en  d'autres 
termes,  une  saillie  du  mur  en  grand  appareil,  de  6  mètres  de 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  9 

longueur,  encadrée  entre  Jeux  faces  en  retraite  et  de  largeur 
différente.  L'assise  inférieure  est  aux  trois  quarts  enterrée  dans 
des  détritus  de  toute  nature,  amoncelés  autour  de  l'enceinte 
du  Haram,  et  formant  un  sol  couvert  d'herbes,  qui,  à  partir  de 
ce  point,  est  en  pente  très-sensible  jusqu'à  l'angle  sud-est. 
L'assise  placée  au-dessus  de  celle  dont  je  viens  de  parler  est 
composée  de  deux  grands  blocs  et  d'un  petit  bloc  carré  qui  a 
été  rajusté  à  droite.  Les  deux  blocs  principaux  sont  en  saillie 
de  4o  centimètres  sur  la  face  du  mur,  et  ils  forment  un  énorme 
boudin  ou  tore.  Au-dessus  est  une  assise  de  im,5o  de  hauteur, 
formée  de  deux  blocs  égaux  de  3  mètres  de  longueur  chacun, 
et  taillés  en  véritables  voussoirs,  c'est-à-dire  évidés  en  arc  de 
cercle  à  la  partie  inférieure,  de  façon  à  donner  une  longueur 
de  75  centimètres  au  pan  coupé  supérieur  qui  représente  un 
joint.  Une  seule  pierre,  moitié  moins  haute  que  les  précédentes, 
recouvre  les  deux  voussoirs  et  formait  vraisemblablement  le  sol 
d'une  fenêtre  avec  balcon,  donnant  sur  cette  portion  de  la 
vallée  de  Josaphatqui  regarde  la  fontaine  de  Siloë,  le  village 
de  Siloam  et  les  beaux  jardins  potagers  dout  est  rempli  le  fond 
de  la  vallée.  Effectivement,  un  seul  bloc  de  im,8o  de  hauteur 
sur  1  mètre  de  largeur  est  établi  perpendiculairement  au  milieu 
du  plateau  de  6  mètres,  faisant  sol  de  fenêtre,  et,  à  droite  et  à 
gauche  de  ce  bloc  vertical,  sont  deux  ouvertures  de  im,8o  de 
hauteur,  sur  2m,5o  de  largeur,  bouchées  en  pierres  de  petit 
appareil,  et  par  conséquent  sans  accord  avec  toutes  les  por- 
tions de  muraille  placées  autour  de  ce  point.  Enfin,  au  ras  du 
sol  de  la  fenêtre  et  à  gauche,  existe  encore  dans  le  mur  un  bloc 
assez  gros  qui  porte  deux  encastrements  carrés  fort  distincts, 
dont  l'un  est  immédiatement  en  contact  avec  le  montant  gauche 
de  la  fenêtre  de  gauche,  et  avec  le  sol  de  cette  fenêtre,  et  l'autre, 
un  peu  plus  haut  de  quelques  pouces,  est  rejeté  un  peu  à  l'in- 

tome  xxvi,  ire  partie.  2 


10  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

teneur.  Sauf  meilleur  avis,  ces  encastrements  n'ont  pas  été 
taillés  sans  raison,  et  je  crois  qu'ils  ont  été  destinés  à  assujet- 
tir une  balustrade  qui  garnissait  la  double  baie  à  balcon  que 
je  viens  de  décrire. 

Tel  était,  en  i85i,  l'état  dans  lequel  se  trouvait  cette  por- 
tion intéressante  de  l'enceinte.  Aujourd'hui  des  remblais  ont 
été  accumulés  en  si  grande  quantité  au  pied  de  la  muraille  en 
ce  point,  que  l'assise  formant  le  tore  mentionné  plus  haut  est 
au  ras  du  sol. 

A  l'arête  même  de  l'angle  sud-est,  se  manifeste  d'une  manière 
évidente  la  retraite  de  chacune  des  assises  du  grand  appareil 
sur  celle  qu'elle  recouvre.  Le  sommet  de  cette  muraille  antique 
montre,  partout  où  elle  est  entièrement  conservée,  un  cordon 
en  saillie  tout  à  fait  semblable  à  celui  qui  se  voit  au  haram 
d'Hébron. 

A  partir  de  l'angle  sud-est  et  se  dirigeant  de  l'est  à  l'ouest, 
la  muraille  a  un  développement  en  ligne  droite  de  i46m,5o, 
jusqu'au  mur  latéral  de  l'enclos  attenant  à  la  mosquée  d'El- 
Aksa.  Le  grand  appareil  se  présente  immédiatement  à  l'angle 
et  continue  sur  une  étendue  de  3  im,2  2 ,  jusqu'à  une  porte  ogi- 
vale murée  de  2m,5o  de  largeur.  Cette  porte  est  de  l'époque 
des  croisades  probablement,  mais  elle  n'a  pas  de  caractères 
assez  significatifs  pour  qu'il  soit  possible  de  lui  assigner  une  ori- 
gine chrétienne  plutôt  que  musulmane.  A  3o  mètres  à  gauche 
de  cette  porte  ogivale,  se  voient  trois  grands  arceaux  d'apparence 
romaine  en  plein  cintre,  murés  comme  la  porte  précédente. 

Les  baies  de  cette  triple  porte  ont  chacune  4m,32  d'ouver- 
ture, et  leurs  pieds-droits  ont  im,75  de  largeur.  A  partir  du 
flanc  gauche  de  la  dernière  des  trois  portes  recommencent 
immédiatement  les  assises  de  grand  appareil,  qui  se  mon- 
trent, sans  interruption,  jusqu'auprès  du  mur  moderne  de  l'en- 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHËRIF.  11 

clos  d'El-Aksa,  mur  qui  vient  recouper  perpendiculairement 
la  grande  muraille  d'enceinte  à  70m,2  2  de  la  triple  porte 
murée. 

A  la  baie  de  gauche  de  cette  triple  porte  se  trouve  en  place 
un  magnifique  bloc,  orné  de  moulures  qui  ne  sont  ni  grecques 
ni  romaines.  Evidemment  nous  avons  dans  ce  bloc  un  mor- 
ceau du  pied-droit  primitif  de  gauche,  resté  en  place.  Or  ce 
fragment,  qui  se  relie  à  des  assises  de  grand  appareil,  a  cer- 
tainement le  même  âge  qu'elles,  et  il  en  offre  tous  les  carac- 
tères. La  triple  porte  en  question  est  donc  contemporaine  du 
grand  appareil,  mais  elle  a  été  réparée  beaucoup  plus  tard,  en 
changeant  tout  naturellement  de  physionomie. 

Le  mur  de  clôture  du  jardin  d'El-Aksa  coupe  à  peu  près 
par  le  milieu  une  porte  antique  à  demi  enterrée,  d'un  style 
architectural  assez  étrange,  et  chargée  d'une  ornementation 
végétale  identique  à  celle  de  la  porte  Dorée.  Evidemment  encore 
nous  avons  là  sous  les  yeux  les  restes  d'une  belle  porte  an- 
tique enclavée  dans  de  la  maçonnerie  contemporaine,  qu'en- 
toure une  autre  maçonnerie  beaucoup  plus  récente. 

De  cette  porte  on  voit  un  arc  surbaissé  formé  d'un  large 
cordon  couvert  de  rinceaux  de  feuillage,  auquel  est  tangent 
un  encadrement  rectiligne  composé  de  deux  larges  bandes  à 
rinceaux  semblables,  et  séparées  par  un  cordon  d'oves. 

La  portion  supérieure  du  cadre  est  tangente,  non  pas  à  la 
partie  supérieure  de  l'arc,  mais  bien  à  la  courbe  inférieure  de 
cet  arc,  ce  qui  est  au  moins  fort  étrange,  et  bien  loin  de  ce 
qu'aurait  exigé  l'art  grec  ou  romain.  Au-dessus  du  cadre  paraît 
d'abord  un  énorme  linteau  monolithe,  que  surmonte  une  as- 
sise de  voussoirs  ménageant  un  jour  formé  d'un  segment  de 
cercle  vide.  Au-dessus  de  ceux-ci  règne  une  corniche  assez  élé- 
gante composée  d'un  beau  rinceau  qui  court  au-dessus  d'une 


12  MEiMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

ligne  de  modillons,  et  que  surmonte  un  simple  cordon  d'o- 
lives. Toute  la  portion  de  droite  de  cette  corniche  manque 
aujourd'hui,  de  sorte  qu'il  serait  impossible  de  deviner  où  elle 
se  terminait.  L'arc  inférieur  ne  repose  d'aplomb  sur  aucun 
système  de  pied-droit;  il  en  existe  bien  un  formé  de  gros  blocs 
superposés,  mais  il  est  dévié  et  rejeté  au  dedans  de  la  porte, 
de  façon  à  ne  pouvoir  servir  de  support  à  la  portion  inférieure 
du  cadre,  portion  que  l'on  serait  tenté,  mais  à  tort,  de  prendre 
pour  l'amorce  d'un  chapiteau  de  pilastre.  En  résumé,  le  style 
de  cette  porte,  certainement  contemporaine  de  la  porte  Dorée, 
est  des  plus  singuliers,  et  il  appartient  à  un  système  architec- 
tonique  tout  à  fait  en  dehors  des  principes  classiques. 

Continuons  notre  inspection  de  l'enceinte  antique  du  temple. 
Le  mur  de  clôture  du  jardin  d'El-Aksa  s'élève  perpendiculai- 
rement, ainsi  que  je  l'ai  dit,  sur  le  grand  mur  d'enceinte;  il 
se  dirige  droit  au  sud  sur  une  longueur  de  i9m,4o.  Là,  il  fait 
un  coude  à  angle  droit  à  l'ouest,  sur  une  longueur  de  7m,2  0, 
puis  un  nouveau  crochet  au  sud  de  9m,3o,  et  un  retour  d'é- 
querre  vers  l'ouest,  de  10  mètres  de  longueur.  Les  quatre 
branches  de  muraille  que  je  viens  de  décrire  sont  en  maçon- 
nerie récente  et  probablement  turque.  Au  point  où  nous 
sommes  arrivés,  le  grand  appareil  se  présente  de  nouveau  et 
descend  directement  au  sud  sur  une  longueur  de  6im,6o.  A 
l'extrémité  de  cette  branche  en  commence  une  autre  beaucoup 
plus  longue,  dirigée  à  l'ouest  et  construite  intégralement  en 
grand  appareil.  Celle-ci  a  i5om,70.  Là  est  appliquée  contre  la 
muraille  une  tour  carrée  moderne,  ayant  6  mètres  de  face,  et 
en  saillie  de  5  mètres  sur  l'enceinte.  Au  delà  il  n'y  a  plus  que 
des  parties  turques  de  l'enceinte  militaire  de  Jérusalem ,  con- 
duisant au  Bab-Sahioun,  porte  de  Sion  ou  de  David. 

L'enceinte  sacrée,  que  nous  avons  perdue  de  vue  à  partir  de 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  13 

la  porte  antique  située  au-dessous  d'El-Aksa,  ne  doit  pas  être 
confondue  avec  les  deux  branches  de  muraille  de  grand  appa- 
reil, que  nous  venons  de  reconnaître  au  sud  du  plateau  qui 
servit  d'assiette  au  temple;  celles-ci,  en  effet,  sont  une  partie 
intégrante  de  la  plus  ancienne  enceinte  militaire  dont  fut  mu- 
nie Jérusalem.  Pour  retrouver  l'enceinte  du  temple,  il  faut 
rentrer  dans  Jérusalem  par  le  Bab-el-Morharbeh ,  s'il  est  ouvert 
d'aventure,  ou,  par  le  Bab-Sahioun,  gagner  la  place  où  sont 
établies  les  huttes  des  Lépreux,  et  descendre,  par  l'escarpe- 
ment oriental  de  Sion,  au  fond  d'un  petit  vallon  planté  de 
cactus,  et  sur  le  bord  opposé  duquel  on  voit  l'angle  sud-ouest 
de  l'enceinte  cherchée.  Cet  angle  est  de  grand  appareil  à  sa 
partie  inférieure,  et  il  est  facile  de  voir,  par-dessus  le  mur  de 
clôture  du  jardin  d'El-Aksa,  mur  qui  est  fort  bas  en  ce  point, 
que  la  face  sud  de  l'enceinte  du  temple  est,  aussi  loin  qu'on 
peut  l'apercevoir,  construite  en  grand  appareil,  mais  moins 
gigantesque  que  celui  de  l'angle  même. 

L'encoignure  est  formée,  à  sa  base,  d'assises  de  grand  appa- 
reil, en  bon  état  et  en  retraite  de  5  centimètres  les  unes  sur  les 
autres.  Là  encore  les  blocs  sont  à  bossage ,  c'est-à-dire  enca- 
drés par  un  cordon  piqué  d'une  dizaine  de  centimètres  de  lar- 
geur. Quelques-uns  de  ces  blocs  atteignent  des  dimensions  in- 
croyables :  ainsi  l'un  d'eux  a  9m,35  de  longueur  sur  plus  de 
1  mètre  de  hauteur.  Qui  sait  de  combien  il  pénètre  dans  le 
massif? 

A  12  mètres  en  arrière  de  l'angle  sud-ouest,  on  reconnaît 
au  premier  coup  d'ceil  trois  rangs  de  voussoirs  magnifiques 
qui  ont  indubitablement  appartenu  à  une  arche  d'un  pont  qui 
traversait  le  petit  vallon  au  fond  duquel  on  se  trouve  alors,  et 
qui  n'est,  de  l'avis  de  tout  le  monde,  que  le  Tyropœon  de  Jo- 
sèphe,  c'est-à-dire  la  vallée  des  fromagers.  La  largeur  du  pont 


lk  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

est  de  i5m,5o.  Un  voussoir  manque  à  l'assise  supérieure,  et  il 
est  remplacé  par  de  la  maçonnerie  en  petit  appareil  se  reliant 
à  celle  du  mur  contre  lequel  est  appliqué  le  pont,  et  qui  a  tout 
à  fait  les  mêmes  caractères. 

Toute  la  partie  de  la  muraille  bâtie  au-dessus  de  ce  qui 
reste  du  pont  est  donc  certainement  moderne,  relativement 
du  moins.  Nous  reviendrons  plus  loin  sur  les  dimensions,  fa- 
ciles à  calculer  d'ailleurs,  de  cette  belle  arche  antique. 

A  gauche  du  pont,  c'est-à-dire  en  se  dirigeant  au  nord,  le 
grand  appareil  se  montre  sur  une  étendue  de  io,m,8o.  Là  est 
appliqué  un  petit  escalier  en  bois,  à  palier,  qui  monte  à  l'inté- 
rieur du  Haram-ech-Chérif.  Au  delà  sont  des  maisons  particu- 
lières, appuyées  sur  le  mur  de  l'enceinte  primitive  du  temple, 
et  qui  commencent  le  pâté  de  constructions  modernes  mas- 
quant cette  enceinte,  jusqu'au  Heit-el-Morharby,  qu'il  me 
reste  à  décrire. 

Longtemps  avant  de  visiter  Jérusalem ,  je  savais  qu'il  y  exis- 
tait, sur  un  point  de  l'enceinte  de  la  mosquée  qui  a  pris  la 
place  du  temple  de  Salomon,  un  pan  de  muraille  que  les  Juifs 
ont  de  tout  temps  vénéré  comme  un  débris  du  temple  primitif. 
Je  savais,  de  plus,  que  le  pied  de  ce  mur,  dont  l'approche  n'est 
pas  interdite  aux  Juifs,  était  pour  eux  une  sorte  de  sanc- 
tuaire où  ils  venaient  prier  le  vendredi  soir.  Ne  comptant  ren- 
contrer que  cet  unique  débris  des  constructions  primitives  de 
Jérusalem,  on  conçoit  que  ma  première  visite  à  l'enceinte  du 
Haram-ech-Chérif  dut  être  pour  le  Heit-el-Morharby. Toutefois, 
je  dois  le  dire,  j'avais  entendu  émettre  tant  de  doutes  sur  l'an- 
tiquité de  ce  mur,  que  j'avais  fini  par  croire  qu'il  ne  pouvait 
être  tout  au  plus  qu'un  fragment  dune  enceinte  hérodienne 
du  temple.  Ceci  montrera  dans  quelles  dispositions  d'esprit 
j'ai  entrepris  l'étude  de  ce  qui  reste  debout  de  la  Jérusalem 


MAÇONNERIE  DU  HARÀM-ECH-CHERIF.  15 

antique.  A  force  d'argent,  les  malheureux  enfants  d'Israël  ont 
obtenu  des  Turcs  que  l'approche  de  cette  muraille  sacrée 
leur  fût  permise.  La  base  en  a  été  dégagée  pour  former  une 
espèce  de  petite  place  étroite,  ou  mieux  de  ruelle  dallée. 
Là,  je  les  ai  vus  plus  d'une  fois  se  prosterner,  enfoncer  la  tête 
dans  les  interstices  des  pierres  bénies  pour  eux,  et  pleurer  à 
chaudes  larmes  sur  les  malheurs  de  leur  nation  et  sur  la  des- 
truction du  temple,  dont  il  ne  leur  est  plus  possible  de  franchir 
l'enceinte  sans  s'exposer  à  une  mort  certaine,  qui  resterait  im- 
punie. Je  le  déclare,  je  n'ai  jamais  assisté  à  cette  scène  de  dé- 
solation, si  merveilleusement  rendue  par  le  noble  crayon  de 
Bida,  sans  me  sentir  ému  moi-même  jusqu'au  fond  de  l'âme,  à 
la  vue  de  tant  de  foi,  de  tant  de  misère. 

Sur  une  hauteur  de  plus  de  12  mètres,  la  construction 
primitive  est  restée  intacte.  Jusqu'à  2  ou  3  mètres  au  plus 
du  faîte  de  la  muraille,  les  assises  de  blocs  à  bossage  sont 
superposées.  Il  suffit  d'un  coup  d'œil,  je  le  dis  sans  hésita- 
tion, pour  reconnaître  que  jamais  un  mur  semblable  n'a  été 
construit  ni  par  des  Grecs,  ni  par  des  Romains;  nous  avons 
infailliblement  là  un  superbe  échantillon  d'un  appareil  pure- 
ment hébraïque,  dont  nous  verrons  à  déterminer  l'âge. 

Dans  les  assises  inférieures,  les  blocs  sont  assez  régulière- 
ment d'une  largeur  double  de  leur  hauteur;  parfois  cependant, 
des  blocs  carrés  se  trouvent  juxtaposés  entre  les  blocs  à  grande 
largeur.  Les  quatre  dernières  assises,  vers  le  sommet  du  mur, 
sont  formées  de  blocs  carrés ,  sauf  l' avant-dernière ,  qui  est  com- 
posée de  blocs  trois  fois  plus  larges  que  les  autres.  A  mesure 
que  les  assises  s'élèvent  au-dessus  du  sol,  les  dimensions  des 
blocs  diminuent.  Enfin,  chaque  assise  est  en  retraite  de  5  cen- 
timètres sur  celle  qui  la  précède,  et  ces  retraites  successives, 
déjà  constatées  partout  où  le  grand  appareil  se  montre,  cons- 


16  MEMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

tituent  un  fruit  considérable,  et  fort  difficile,  je  "crois,  à  re- 
trouver ailleurs  distribué  de  la  même  façon. 

La  portion  de  muraille  dont  l'approcbe  est  permise  aux  juifs 
est  comprise  entre  le  mur  d'enceinte  du  mekhemeh  (tribunal) 
et  le  mur  de  clôture  d'une  maison  particulière.  La  longueur 
mesurée  entre  les  deux  limites  est  de  2Qm,7o.  Au  delà  des  bar- 
rières infranchissables  que  forment  les  édifices  modernes  que 
je  viens  de  citer,  la  muraille  antique  se  voit  sur  une  longueur 
de  12  mètres  environ  à  droite  et  de  1 1  à  gauche,  c'est-à-dire 
vers  le  mekhemeh.  Plus  loin  la  muraille  sacrée  est  masquée; 
mais,  à  mon  dernier  voyage,  j'ai  pu,  à  l'aise,  étudier  les  subs- 
tructions  du  mekhemeh,  et  reconnaître  la  muraille  primi- 
tive sur  une  cinquantaine  de  mètres  de  plus  que  ce  qui  est 
apparent. 

Enfin,  le  mur  antique  est  couronné  à  son  sommet  par 
quelques  assises  régulières,  il  est  vrai,  mais  formées  de  petites 
pierres  de  taille.  Ces  assises  sont  évidemment  de  construction 
très-récente,  et  il  ne  me  paraît  guère  possible  d'en  faire  re- 
monter l'âge  plus  haut  que  l'époque  musulmane. 

Sur  la  face  du  mur  primitif  se  montrent  des  entailles  consi- 
dérables, qui  ont  servi  peut-être,  à  une  époque  indéterminée, 
à  appliquer  un  pignon  triangulaire  en  ce  point  de  l'enceinte 
sacrée.  Ces  entailles,  creusées  en  niche,  c'est-à-dire  arrondies 
par  le  haut  et  à  encastrement  rectangulaire  par  le  bas,  ont 
des  dimensions  différentes  :  l'une  d'elles  a  jusqu'à  im,20  de 
hauteur.  A  proximité  même  de  ces  entailles,  une  porte  antique, 
aujourd'hui  condamnée  et  connue  sous  le  nom  de  Mâalet  ou 
Bab-el-Borak,  donnait  accès  dans  l'enceinte  sacrée;  elle  était 
percée  dans  la  muraille  primitive.  C'est  ce  qu'il  m'a  été  permis 
de  constater  l'an  dernier. 

Il  ne  m'a  pas  été  possible  de  reconnaître  le  point  où  cesse 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  17 

de  se  montrer  le  grand  appareil  dans  l'enceinte  actuelle  du 
Haram-ech-Chérif,  et  au  delà  du  mekhemeh.  Les  construc- 
tions particulières,  et  celles  du  bazar  spécialement,  encombrent 
les  approches  de  cette  enceinte;  on  ne  pourrait  donc  que  très- 
difficilement  avoir  une  idée  précise  de  la  nature  de  celle-ci,  à 
partir  de  l'extrémité  nord  du  mekhemeh,  jusqu'à  l'angle  nord- 
ouest  où  se  trouvait  placée  la  tour  Antonia.  Je  terminerai  cette 
description  de  cequ'on  appelle  l'enceinte  du  Flaram-ech~Chérif, 
par  un  mot  qui  mérite  la  plus  grande  attention.  Josèphe1, 
parlant  du  temple  à  propos  du  siège  de  Pompée,  s'exprime 
ainsi  :  ïspov  "kidivw  zseptSô'kof)  xapzepws  Tzâvv  TSTei^iafiévov  : 
«  le  hiéron  était  fortifié  d'un  péribole  en  pierre  de  la  plus 
«  grande  puissance.  » 

Je  vais  maintenant  aborder  la  question  de  l'âge,  je  ne 
dirai  plus  probable ,  mais  certain  ,  de  l'appareil  de  construc- 
tion que  j'ai,  jusqu'ici,  désigné  sous  le  nom  de  grand  appa- 
reil. J'espère  démontrer,  avec  toute  la  rigueur  de  raisonne- 
ment exigée  pour  les  démonstrations  mathématiques,  que 
cet  appareil  doit  être  en  grande  partie  contemporain  de 
Salomon,  qu'il  est  l'œuvre  des  ouvriers  de  Salomon,  et 
que  j'avais  le  droit  de  l'appeler  appareil  salomonien  lorsque 
j'ai  publié  la  relation  de  mon  premier  voyage  en  Terre 
sainte. 

Mais,  avant  de  procéder  à  cette  démonstration  rigoureuse, 
que  la  possession  des  belles  photographies  de  M.  Salzmann 
et  l'étude  nouvelle  que  j'ai  faite  sur  les  lieux  me  permettent 
de  substituer  à  des  affirmations,  loyales  sans  doute,  mais 
suspectes  d'imagination,  aux  yeux  de  ceux  dont  elles  dé- 
rangeaient les  idées  préconçues,  je  dois  poser  un  axiome,  et 

1  Ara.  Jud.  XIV,  iv,  i. 

tome  xxvr,  irc  partie.  3 


18  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

signaler  un  fait  qui,  au  cas  présent,  a  toute  la  valeur  d'un 
axiome. 

Je  dis  donc  que,  lorsque  l'on  est  en  face  d'une  muraille  dans 
la  construction  de  laquelle  il  est  facile,  pour  le  premier  venu, 
de  reconnaître  divers  appareils  superposés,  cette  muraille' offre 
exactement  les  mêmes  ressources,  pour  l'appréciation  de  l'âge 
relatif  des  différents  appareils  de  maçonnerie,  qu'une  coupe 
géologique  pour  la  détermination  de  l'âge  relatif  des  roches 
qui  se  superposent.  En  d'autres  termes,  s'il  est  évident  que  la 
couche  inférieure  est  plus  ancienne  que  celles  qui  sont  placées 
au-dessus  d'elle,  il  n'est  pas  moins  évident  que  les  appareils 
différents  employés  dans  la  construction  d'une  muraille  sont 
classés  par  ordre  chronologique,  en  remontant  de  bas  en  haut, 
de  telle  sorte  que  la  construction  la  plus  ancienne  est  toujours 
en  bas  et  la  construction  la  plus  récente  au  sommet  de  la  mu- 
raille. Je  sais  bien  que,  de  même  que,  dans  une  coupe  géolo- 
gique, on  peut  parfois  constater  des  infiltrations  accidentelles 
qui  semblent  déranger  l'ordre  chronologique,  de  même,  dans 
des  constructions  exécutées  de  main  d'homme,  il  peut  se  pré- 
senter des  reprises  en  sous-œuvre  capables  de  tromper  l'obser- 
vateur qui  se  presse  trop  de  juger.  Mais  ce  cas  est  assez  rare, 
et,  d'ailleurs,  il  ne  saurait  tromper  un  instant  un  œil  tant  soit 
peu  exercé. 

Le  fait  que  je  veux  ensuite  établir,  c'est  que  le  nom  d'enceinte 
du  Haram-ech-Chérif,  appliqué  aux  curieuses  murailles  que 
je  viens  de  décrire,  est  absolument  impropre,  et  ne  rend  pas  le 
moins  du  monde  compte  de  la  nature  de  cette  construction. 
En  effet,  le  sol  delà  plaie-forme  du  Haram-ech-Chérif,  plate- 
forme qui  n'a  pas  varié  depuis  l'existence  du  temple  de  Salo- 
mon ,  puisque  le  sommet  arasé  du  mont  Moriah  en  fait  partie 
aujourd'hui  comme  alors,  le  sol  de  la  plate-forme,  dis-je,  est 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  19 

bien  entouré  de  murailles,  mais  dont  la  hauteur  ne  dépasse 
guère  5  ou  6  mètres,  si  bien  que,  de  la  prétendue  enceinte  du 
temple,  une  hauteur  de  1 5  ou  1 6  mètres  ne  peut  recouvrir 
qu'un  massif.  Or,  que,  dans  les  diverses  catastrophes  qui  ont 
frappé  cette  plate-forme  sacrée,  les  véritables  murs  d'enceinte, 
c'est-à-dire  ceux  en  saillie  sur  la  plate-forme  même,  et  en  cou- 
ronnant partout  le  faîte,  aient  été  renversés  jusqu'à  la  dernière 
assise,  je  le  veux  bien.  Mais  que  des  vainqueurs  quelconques 
aient  eu  la  bizarre  idée  de  démolir  pierre  à  pierre  une  mon- 
tagne factice,  composée  de  blocs  énormes  solidement  reliés 
entre  eux  et  qu'il  avait  fallu  des  années  pour  assembler,  je  ne 
le  comprendrai  jamais;  d'abord  parce  que  c'était  une  peine 
fort  inutile,  et  qu'ensuite,  pour  achever  ce  travail  de  disloca- 
tion des  assises,  il  aurait  fallu  dépenser  juste  autant  de  temps 
et  d'argent  que  pour  les  assembler.  Détruire  un  édifice  d'un 
culte  exécré,  cela  s'est  vu  de  tout  temps,  lorsque  les  sectateurs 
de  ce  culte  étaient  vaincus;  mais  personne,  que  je  sache,  ne 
s'est  jamais  avisé  de  raser  une  montagne  supportant  un  édifice 
religieux  condamné  et  rasé.  Or  qu'était  la  plate-forme  du  temple 
de  Salomon?  Rien  déplus,  rien  de  moins  qu'une  montagne  en 
partie  naturelle,  artificielle  en  partie.  Ce  n'est  pas  moi  qui  le 
dis,  c'est  l'historien  Josèphe,  auquel  on  peut  bien  reprocher 
çà  et  là  quelques  exagérations  volontaires,  quelques  erreurs 
même,  mais  qui  n'en  reste  pas  moins  la  source  unique  des 
renseignements  les  plus  curieux  et  les  plus  vraisemblables  sur 
l'histoire  de  la  nation  juive. 

Avant  de  poursuivre  notre  étude,  disons  un  mot  touchant 
l'enceinte  militaire  de  Jérusalem.  Nous  lisons  dans  Josèphe1  : 
«  La  ville  était  munie  d'une  triple  muraille,  sauf  sur  les  côtés  où 


1  Bell.  Jud.  tib.  V,  cap.  iv,  S  î  et  2. 

3. 


20  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

«elle  était  couverte  par  des  vallées  inaccessibles» (là  en  effet 
elle  n'avait  qu'une  seule  muraille  d'enceinte). 

Et  plus  loin  :  «Des  trois  murailles,  la  plus  ancienne  était 
«  inexjmgnable,  tant  à  cause  des  vallées  et  de  la  hauteur  delà 
«colline  sur  laquelle  elle  était  construite,  que  parce  que  des 
«  ouvrages  de  défense  y  avaient  été  accumulés  avec  grand  soin 
«et  avec  des  dépenses  énormes  par  David,  Salomon  et  leurs 
«  successeurs.  Commençant  du  côté  du  nord  à  la  tour  Hippicus, 
«  et  s'étendant  vers  leXvstus,  puis  rejoignant  le  sanhédrin,  elle 
«  venait  finir  au  portique  occidental  du  temple.  L'autre  branche , 
«  commençant  à  la  même  tour  et  faisant  face  à  l'occident,  s'éten- 
«  dait  par  le  lieu  dit  Belhsô  jusqu'à  la  porte  des  Esséniens, 
«  puis,  faisant  face  au  midi,  se  dirigeait  du  côté  de  la  fontaine 
«  de  Siloam,  et  de  là,  s'inclinant  de  nouveau  en  faisant  face  à 
«  l'orient  vers  l'étang  de  Salomon  et  continuant  jusqu'au  lieu  dit 
«  Ophlas,  se  reliait  au  portique  oriental  du  temple.  » 

Il  est  inutile  de  reproduire  ici  la  description  que  nous  fournit 
.Tosèphe  des  deux  autres  murailles  de  Jérusalem.  Ce  qui  ressort 
pleinement  et  irréfragablement  du  passage  que  je  viens  de  rap- 
porter, c'est  que  Josèphe  parle  d'une  muraille  existant  à  l'époque 
même  du  siège  de  Titus,  et  que,  pour  lui,  comme  pour  toute 
la  nation  juive,  comme  pour  les  Romains  eux-mêmes,  auxquels 
était  destiné  son  livre  sur  la  guerre  judaïque,  c'est-à-dire  à 
une  époque  postérieure  de  près  d'un  siècle  au  règne  d'Hérode 
le  Grand,  il  y  avait  à  Jérusalem  une  enceinte  militaire  qui  était 
l'œuvre  de  David  et  de  sa  descendance. 

Le  fait  estqu'Hérodele  Grand  trouva  les  enceintes  militaires 
de  Jérusalem  en  bon  état  et  n'eut  rien  à  y  faire.  Au  siège  de 
Pompée,  la  ville  s'était  rendue,  et  le  vainqueur  s'était  bien 
gardé  de  la  démanteler.  Le  temple  seul  résista,  et  c'est  par  le 
côté  nord,  seul  point  d'attaque  possible,  qu'il  fut  pris. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  21 

Lorsque  Hérode  assiégea  Antigone,  son  point  d'attaque  fut 
le  même1;  les  enceintes  militaires  hors  de  ce  point  n'eurent 
rien  à  souffrir. 

Reste  le  siège  de  Nabuchodonosor,  siège  à  la  suite  duquel  le 
temple  et  le  palais  furent  pillés  et  brûlés,  et  la  ville  rasée2. 
Cela  implique-t-il  que  les  murailles  d'enceinte  furent  abattues? 
Pas  le  moins  du  monde.  Elles  furent  simplement  démantelées, 
et  je  n'en  veux  d'autre  preuve  que  le  peu  de  temps  qu'il  fallut 
aux  Hébreux  pour  les  remettre  en  état  de  défense,  c'est-à-dire 
pour  fermer  les  brèches  que  les  Babyloniens,  par  les  ordres  de 
Nabuchodonosor,  y  avaient  ouvertes.  En  effet,  nous  lisons  dans 
Néhémie,  vi,  i5:  «  La  muraille  fut  achevée  le  1 5  du  mois  d'éloul, 
«  en  cinquante-deux  jours.  »  On  conviendra,  j'espère,  que,  pour 
que  la  muraille  d'enceinte'de  Jérusalem  pût  être  réparée  en 
cinquante-deux  jours,  il  fallait  qu'elle  ne  présentât  que  des 
brèches  assez  facilement  réparables.  Au  reste  nous  trouvons 
la  preuve  explicite  de  ce  fait  dans  le  verset  1  du  chapitre  vi  de 
Néhémie,  lequel  est  ainsi  conçu  :  «Il  arriva  que,  lorsque  San- 
«  balath  et  Tobie ,  et  Djesm  l'Arabe,  et  le  reste  de  nos  ennemis, 
«apprirent  que  j'avais  bâti  la  muraille,  et  qu'il  n'y  était  pas 
«resté  de  brèche  (quoique,  jusqu'à  ce  temps,  je  n'eusse  pas 
«placé  de  battants  aux  portes),  etc.  »  De  là  découle  un  corol- 
laire certain;  c'est  que,  si  des  portions  des  murailles  antiques 
de  Jérusalem  subsistent  encore,  on  y  peut  retrouver  des  brèches 
fermées  avec  de  la  maçonnerie  construite  par  l'ordre  de  Né- 
hémie. Ce  corollaire  trouvera  son  application  plus  loin. 
*  Ce  premier  corollaire  n'est  pas  le  seul  ;  en  voici  un  second  : 
si,  dans  les  murailles  actuelles  de  Jérusalem,  il  se  présente  des 
parties  incontestablement  antérieures  au  siège  de  Titus,  il  est 

1  Ant.  Jad.   lib.  XIV,  cap.  xv,  §   i£;   cap.  xvi,    §    î    et    seq.    — ~  Ibid.    lib.   X, 
cap.  vm,  S  5. 


22  MÉMOJRES  DE  L'ACADÉMIE. 

a  priori  très-permis  de  chercher  à  reconnaître  s'il  y  existe  des 
portions  de  construction  remontant  j  usqu'à  l'époque  de  David 
et  des  rois  ses  successeurs.  C'est  ce  que  je  vais  faire,  en  étu- 
diant avec  une  analyse  patiente  chacun  des  points  de  la  soi- 
disant  enceinte  du  Haram-ech-Chérif. 

Avant  tout,  essayons  de  planter  quelques  jalons  sur  le  che- 
min difficile  que  nous  avons  à  parcourir.  Il  est  évident  que,  si 
nous  parvenons  à  déterminer  dune  manière  précise  des  por- 
tions romaines  et  hérodiennes  dans  la  bâtisse  du  monument 
que  nous  allons  étudier  en  détail,  nous  aurons  fait  un  grand 
pas.  En  effet,  tout  appareil  qui  se  montrera  au-dessus  et  au- 
dessous  de  ces  portions  d'âges  reconnus,  prendra  immédiate- 
ment un  âge  relatif  incontestable,  et  nous  n'aurons  plus,  pour 
compléter  notre  appréciation  chronologique,  qu'à  nous  laisser 
guider  par  la  logique  de  l'humble  bon  sens. 

Commençons  donc  par  l'appareil  romain,  que  nous  devrons 
considérer  comme  postérieur  au  siège  de  Titus.  A  l'angle 
nord-est  paraît,  ainsi  que  je  l'ai  dit  en  décrivant  l'enceinte, 
un  pan  de  muraille  superposé  à  des  assises  du  grand  appareil 
fortement  endommagées,  et  sur  lesquelles  peut-être  le  temps 
seul  n'a  pas  pesé.  Il  semble  effectivement  que  d'instinct  on 
puisse  reconnaître,  sur  la  face  rongée  des  blocs  immenses 
qui  constituent  ces  assises,  les  traces  de  la  rage  humaine; 
le  bélier  et  l'incendie  peuvent  avoir  passé  par  là.  Le  pan  de 
mur  antique  qui  paraît  au-dessus  est  nettement  caractérisé 
par  la  régularité  de  ses  assises.  Neuf  de  ces  assises  sont  en 
place,  et  elles  sont  formées  de  petits  blocs  un  peu  moins 
hauts  que  larges,  mais  assez  régulièrement  taillés.  Vers  le  mi- 
lieu de  la  partie  faisant  face  au  nord  s'ouvre,  au-dessus  delà 
seconde  assise,  une  fenêtre  en  plein  cintre,  d'apparence  toute 
romaine,  et  dont  la  présence  exclut  immédiatement  toute  envie 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  23 

d'attribuer  cette  muraille  à  la  période  du  moyen  âge.  A  l'angle 
même;  cette  muraille  forme  une  légère  saillie  dont  l'arête  est 
parfaitement  tracée.  Il  y  a  là  une  idée  d'ornementation  exté- 
rieure en  avant-corps,  qui  n'est  guère  romaine,  mais  qui,  au 
contraire,  est  toute  orientale,  car  les  exemples  de  ces  saillies 
faisant  avant-corps,  de  dimensions  trop  restreintes  pour  fournir 
des  flanquements  utiles  à  la  défense,  abondent  dans  les  monu- 
ments les  plus  antiques  de  la  Syrie.  Si,  de  plus,  on  compare 
l'appareil  de  ce  pan  de  muraille  à  celui  des  murailles  d'Héro- 
dium,  on  trouve,  pour  ainsi  dire,  une  identité  palpable.  Le  pan 
de  muraille  dont  je  viens  de  d'occuper  ne  peut,  avec  sa  baie 
en  plein  cintre,  être  que  romain  ou  hérodien.  Il  surmonte  le 
grand  appareil;  celui-ci  est  donc  plus  antique. 

Passons  à  la  face  méridionale  de  l'enceinte  et  au  point  où  se 
présentent  les  trois  portes  en  plein  cintre  aujourd'hui  mu- 
rées. L'archivolte  de  gauche  est  à  peu  près  intacte,  elle  offre 
tous  les  caractères  de  la  construction  romaine  et  se  relie  très- 
nettement  à  l'appareil  romain  qui  l'entoure.  Les  deux  autres 
archivoltes  (celle  du  centre  et  celle  de  droite)  ont  souffert  à 
plus  d'une  époque,  et  elles  présentent  des  traces  de  dislocation 
fort  médiocrement  réparée  à  une  époque  qui  ne  peut  être  qu'a- 
rabe ou  turque.  Les  pieds-droits  offrent  par-ci  par-là  des  blocs 
en  place  appartenant  au  grand  appareil  qui,  à  droite  et  à 
gauche  de  cette  triple  porte,  se  rencontre  dans  les  assises  infé- 
rieures. Il  est  évident,  au  premier  coup  d'oeil,  que  ces  portes 
ont  été  remaniées  nombre  de  fois,  et  que  l'appareil  essentiel- 
lement romain  qui  s'y  reconnaît  en  plus  d'un  point  a  été  em- 
ployé pour  rajuster  des  constructions  antérieures  en  mauvais 
état.  J'ai  parlé  de  reprises  en  sous-œuvre  contre  lesquelles  on 
doit  se  tenir  en  garde,  si  l'on  ne  veut  pas  se  laisser  induire  en 
erreur;  le  pied-droit  intermédiaire  de  droite  nous  en  montre  un 


24  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

exemple  frappant.  Ainsi  deux  blocs  à  encadrement  du  grand 
appareil  sont  séparés  par  deux  assises  de  petits  blocs  dont  l'en- 
semble a  certainement  remplacé  un  bloc  unique,  hors  de  ser- 
vice ou  arraché  par  une  cause  quelconque.  Nous  nous  garde- 
rons bien  d'en  conclure  que  la  masse  la  plus  élevée  a  été  placée 
ainsi  après  que  les  deux  petites  assises  qu'elle  surmonte  avaient 
été  maçonnées. 

Au-dessus  des  archivoltes  de  la  triple  porte,  se  montre  un 
cordon  de  pierres  de  taille  fort  endommagé,  mais  dont  la 
partie  supérieure  forme  un  petit  plan  incliné  rachetant  le  haut 
de  la  muraille,  laquelle,  à  partir  de  ce  point,  se  trouve  ainsi 
un  peu  en  retraite  sur  la  surface  inférieure. 

A  partir  du  cordon  que  je  viens  d'indiquer,  l'appareil  est 
fort  régulier,  quant  aux  assises.  Les  blocs  sont  à  bossage  irré- 
gulier, c'est-à-dire  en  tout  semblables  à  l'appareil  du  xie  et  du 
xne  siècle  si  fréquemment  employé  en  France.  Mais,  comme 
cet  appareil  est  identique  aussi  avec  celui  de  l'Odeum  d'Am- 
man, je  ne  me  reconnais  plus  le  droit  de  déclarer  ce  pan  de 
la  muraille  de  Jérusalem  postérieur  à  l'époque  romaine.  Pour 
la  partie  inférieure  de  la  muraille,  le  doute  n'est  pas  permis, 
et  nous  nous  trouvons  en  face  d'une  construction  évidem- 
ment romaine. 

Ce  qu'il  est  indispensable  de  noter,  c'est  que  cette  face  de 
muraille,  très-régulière  et  de  très-bonne  construction,  est  ma- 
nifestement greffée  sur  une  portion  beaucoup  plus  ancienne, 
avec  laquelle  elle  se  rajuste  très-mal,  et  qui  comporte  elle- 
même  deux  échantillons  d'appareil  n'ayant  entre  eux  aucune 
espèce  d'analogie. 

Encore  un  mot  sur  l'appareil  romain  que  je  viens  de  dé- 
crire. Deux  jours  fort  étroits,  et  ayant  absolument  l'air  de  meur- 
trières, sont  coupés  dans  la  maçonnerie  romaine  que  je  viens 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  25 

de  décrire.  Leur  apparence  moderne  pourrait  jeter  un  doute 
sérieux  sur  l'âge  de  cette  maçonnerie,  si  l'on  ne  trouvait  immé- 
diatement l'explication  de  cette  anomalie.  Ces  meurtrières  ont 
pris  la  place  de  deux  jours  en  plein  cintre  qui  ont  été  murés, 
mais  dont  le  profil  est  resté  visible,  même  sur  la  photographie 
de  la  face  sud  de  l'angle  sud-est.  Leur  présence,  bien  loin  de 
donner  tort  à  ceux  qui,  comme  moi,  voudront  voir  de  la  ma- 
çonnerie romaine  dans  ce  grand  pan  de  muraille,  ne  fait  donc 
que  confirmer  cette  opinion. 

Il  est  bien  entendu  que  je  ne  parlerai  pas  de  l'enceinte  pro- 
prement dite,  c'est-à-dire  de  la  muraille  moderne  qui  couronne 
le  terre-plein  du  Haram;  elle  ne  mérite  pas  qu'on  s'en  occupe, 
tant  sa  construction  est  médiocre  et  dénote  à  première  vue  son 
origine. 

Je  viens  de  parler  longuement  des  parties  de  maçonnerie 
qui  peuvent  s'attribuer  aux  Romains.  Toutefois,  j'ai  dû  le  faire 
en  exprimant  un  peu  d'incertitude;  car  il  ne  m'était  pas  dé- 
montré d'une  manière  positive  qu'il  n'y  eût  pas  moyen  de  faire 
remonter  l'âge  de  cet  appareil  un  peu  plus  haut,  c'est-à-dire 
au  règne  d'Hérode.  Maintenant  je  me  trouve  en  mesure  d'être 
plus  net  et  plus  précis,  et  je  vais  décrire  des  portions  de  bâ- 
tisse qu'il  n'est  pas  possible  de  refuser  à  Hérode.  Si  je  parviens, 
comme  je  l'espère,  à  démontrer  cette  attribution  rigoureuse- 
ment, la  solution  de  la  question  s'en  trouvera  fort  avancée, 
puisque  j'aurai,  par  la  règle  de  superposition  des  différents 
appareils,  établi  l'existence  de  portions  de  muraille  anté- 
rieures à  l'époque  d'Hérode.  Cela  nous  reportera  forcément, 
ou  à  la  remise  en  état  des  murailles  de  Jérusalem  par  Nehé- 
mie,  ou  à  leur  construction  primitive  par  David  et  sa  dynastie. 
Et  si,  comme  je  crois  pouvoir  le  prouver,  nous  avons  précisé- 
ment deux  systèmes  de  construction  tout  à  fait  distincts  à  con- 
tome  xxvi,  ire  partie.  k 


26  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

sidérer  comme  antérieurs  au  système  d'Hérode,  il  en  résultera 
que  les  deux  époques  que  je  viens  d'indiquer  sont  représen- 
tées, dans  la  soi-disant  enceinte  du  Haram-ech-Chérif,  par  ces 
deux  systèmes  différents. 

Voyons  donc  quelles  sont  les  parties  qui  appartiennent  for- 
cément à  Hérode.  Nous  commencerons  par  la  porte  Dorée.  On 
se  rappelle  que  cette  porte,  actuellement  murée,  est  la  seule 
entrée  antique  donnant  accès,  du  côté  de  l'orient,  dans  le  Ha- 
ram-ech-Chérif. Elle  se  compose  de  deux  larges  piliers  carrés, 
complètement  engagés  aujourd'hui  dans  la  maçonnerie  turque, 
et  surmontés  de  chapiteaux  formés  de  deux  rangs  superposés 
de  feuilles  d'acanthe  ou,  au  moins,  d'un  végétal  assez  semblable 
à  l'acanthe,  et  dont  les  folioles  aiguës  et  profondément  décou- 
pées appartiennent  à  un  style  sui  generis,  qui  a  évidemment 
la  prétention  de  ressembler  au  corinthien,  tout  en  conservant 
son  caractère  propre. 

Le  sommet  du  chapiteau  est  un  peu  évidé  au  centre,  et  là 
il  porte  une  saillie  circulaire,  copiée  également  des  chapiteaux 
des  pilastres  corinthiens  de  construction  gréco-romaine  de 
cette  époque. 

Sur  les  chapiteaux  repose  une  double  archivolte,  surchargée 
d'ornements,  et  présentant  plusieurs  cordons  concentriques, 
de  feuillages,  d'entre-lacs  et  de  petits  modifions  courant  au- 
dessus  de  tous  les  autres.  A  mon  retour  de  Jérusalem,  j'avais 
énoncé  la  conviction  que  cette  porte  était  d'Hérode  le  Grand, 
et  je  dois  avouer  que  je  n'eus  pas  le  bonheur  de  faire  partager 
cette  conviction  à  tout  le  monde.  On  se  méfiait  de  mes  dessins 
et  par  conséquent  de  mon  opinion.  Depuis  lors,  les  belles  pho- 
tographies de  mon  ami  A.  Salzmann  sont  venues  trancher  la 
difficulté  et  prouver  que  j'avais  un  peu  moins  d'imagination 
que  ne  m'en  attribuaient  ceux  qui,  n'ayant  jamais  mis  le  pied 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  27 

hors  de  leur  logis,  ne  pardonnent  pas  aux  autres  d'aller  cher- 
cher, au  péril  de  leur  vie,  des  faits  capables  de  déranger  les 
théories  a  priori  écloses  au  fond  du  cabinet.  Ces  photographies, 
aussi  bien  que  celles  que  je  viens  de  rapporter  moi-même, 
démontrent  amplement  que  la  porte  Dorée  ne  peut  être  by- 
zantine; elle  est  donc  plus  ancienne. 

Voyons  maintenant  ce  que  nous  révèle  l'étude,  même  super- 
ficielle, des  parties  antiques  de  cette  illustre  porte. 

A  première  vue,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  la  pierre  paraît 
rongée,  effritée,  et  il  semble  évident  que  le  feu  a  passé  par  là. 
Les  pieds-droits  sont  mal  appareillés,  et,  à  côté  de  blocs  de  fort 
belle  taille,  se  présentent  des  rajustages  faits  avec  de  petites 
pierres,  mais  certainement  contemporains  de  la  construction 
primitive.  A  aucune  époque  un  architecte  n'aurait  consenti  à 
laisser  en  lumière  des  parties  aussi  défectueuses;  à  aucune 
époque,  sauf  bien  entendu  l'époque  turque,  qui  n'y  regarde 
pas  de  si  près.  Si  donc  ces  pieds-droits  sont  antiques,  et  ceci 
personne  n'oserait  le  nier,  ils  ont  dû  être  revêtus  de  façon 
que  leurs  défauts  fussent  masqués.  Or  la  photographie  nous 
montre  que  des  plaques  de  revêtement  se  rajustaient  à  la  base 
des  chapiteaux,  qui  ont,  sur  la  surface  actuelle  du  pied-droit, 
une  saillie  inexplicable,  si  l'on  n'admet  pas  l'existence  de  ces 
plaques  de  revêtement.  Ceci  posé,  on  me  permettra,  j'espère, 
de  croire  et  d'affirmer  que  ces  plaques  indispensables  n'étaient 
autres  que  des  plaques  d'argent  doré,  mises  en  fusion  durant 
le  siège  de  Titus  et  lors  de  l'incendie  des  portiques.  C'est  leur 
fusion  qui  a  mis  la  pierre  dans  l'état  de  détérioration  incroyable 
où  elle  se  voit  aujourd'hui,  état  que  le  temps  seul  n'aurait 
jamais  pu  produire.  Je  conclus  donc  une  fois  de  plus  que  cette 
porte,  évidemment  brûlée  pendant  le  siège  de  Titus,  fut  l'œuvre 
des    architectes   d'Hérode  le   Grand.   Rappelons-nous  main- 

4- 


28  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

tenant  qu'en  donnant  la  description  des  parties  de  muraille 
entre  lesquelles  la  porte  Dorée  se  trouve  enclavée,  j'ai  fait  re- 
marquer qu'elles  présentaient  un  appareil  relativement  mo- 
derne (eu  égard  au  grand  appareil) ,  et  sur  l'origine  hérodienne 
ou  romaine  duquel  je  ne  me  suis  pas  prononcé.  Je  puis  être 
plus  explicite  maintenant,  et  je  déclare  que  ces  parties  de  mu- 
raille ont  fermé  les  brèches  ouvertes  par  les  hélépoles  et  les 
béliers  de  Titus  dans  la  paroi  de  revêtement  du  massif  du 
Temple.  Ces  portions  de  murs  datent  donc  très-probablement 
de  l'époque  où,  sous  le  règne  d'Hadrien,  Jérusalem  devint  la 
colonie  iElia  Capitolina. 

Passons  actuellement  à  la  porte  ornée  comme  la  porte  Dorée 
et  placée  au-dessous  de  la  mosquée  d'El-Aksa.  Si  la  porte  Do- 
rée est  l'œuvre  d'Hérode,  il  en  est  certainement  de  même  de 
la  porte  d'El-Aksa;  mais,  ici,  la  photographie  va  nous  permettre 
de  trouver  un  bon  argument  de  plus  en  faveur  de  la  véritable 
origine  de  ces  deux  portes  de  même  style. 

C'est  Justinien,  ainsi  que  nous  le  savons  par  Procope,  qui  a 
fait  bâtir  l'église  de  Sainte-Marie,  remplacée  plus  tard  par  la 
mosquée  d'El-Aksa.  Notre  porte  est  énormément  en  contre-bas 
de  cette  église.  Elle  n'a  donc  pas  la  moindre  relation  avec  elle. 
Mais  les  architectes  de  Justinien,  trouvant  debout  ce  débris 
vénérable  du  temple  d'Hérode,  l'auront  respecté  et  fait  entrer 
dans  leur  plan  de  reconstruction,  en  l'enclavant  dans  la  ma- 
çonnerie qui  devait  soutenir  la  plate-forme  sur  laquelle  ils 
voulaient  bâtir  leur  église.  Ce  qui  ne  contribue  pas  peu  à  me 
le  faire  croire,  c'est  la  présence,  dans  la  maçonnerie  qui  en- 
cadre la  porte  antique,  d'une  inscription  encastrée,  sens 
dessus  dessous,  dans  le  mur,  et  qui  très-certainement  a  été 
renversée  à  dessein,  et  mise  là,  peut-être,  pour  constater  le 
renversement  des  idées  qui  en  avaient  dicté  la  teneur. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  29 

Voici  cette  inscription  : 

TITO    AEL  •  HADRIANO 

ANTONINO    AVG-PIO 

P-P-PONTIF-AVGVR. 

D-D- 

Nul  doute  que  cette  inscription  n'ait  été  encastrée  clans  la 
base  d'une  statue  élevée  à  l'empereur  Antonin  le  Pieux.  Krail't 
a  conclu  de  sa  présence  que  la  porte  antique  dont  je  m'oc- 
cupe était  du  temps  d'Hadrien.  Mais  Williams  a  fait  bonne 
justice  de  cette  conclusion  tirée  de  la  présence  d'une  inscrip- 
tion évidemment  déplacée,  puisqu'elle  est  sens  dessus  dessous, 
et  il  a  cru  devoir  conclure  que  la  porte  en  question  était  du 
temps  de  Justinien.  J'ai  dit  tout  à  l'heure  pourquoi  je  ne  puis 
admettre  cette  opinion.  Pour  moi  comme  pour  le  savant  Wil- 
liams, l'inscription  a  été  mise  là  à  l'époque  où  Justinien  a  fait 
construire  l'église  de  la  Vierge;  mais  voilà  tout.  Il  n'y  a  au- 
cune analogie  entre  la  nature  des  appareils  employés  à  la 
construction  de  la  porte  et  celle  de  l'appareil  dans  la  der- 
nière assise  duquel  est  placée  l'inscription.  Evidemment  celle- 
ci  a  été  encastrée  dans  le  mur  postérieurement  à  l'existence  de 
la  porte  antique.  Par  suite,  il  est  logique,  en  admettant  que  cette 
inscription  ait  été  placée  là  à  l'époque  de  Justinien,  de  conclure 
que  la  porte  inférieure  est  bien  antérieure  à  cette  époque. 

Etudions  maintenant  l'appareil  même  de  la  porte  et  celui 
que  manifestent  toutes  les  parties  de  maçonnerie  dans  les- 
quelles cette  porte  est  enclavée.  Nous  allons  voir  que  cette 
étude  a  son  importance,  et  méritait  bien  qu'on  la  fît. 

L'examen  le  plus  superficiel  est  suffisant  pour  démontrer 
que  les  parties  sculptées  de  cette  porte,  aujourd'hui  visibles 
pour  tout  le  monde,  se  relient  à  un  appareil  très-régulier,  très- 


30  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

beau,  comportant  de  magnifiques  blocs  sans  bossage  et  parfai- 
tement jointoyés.  C'est  là  de  la  maçonnerie  grecque  dans  toute 
la  force  du  terme,  et  d'une  bonne  époque.  Au-dessus  paraît 
un  pan  de  muraille  fort  soigné  aussi,  mais  d'assez  petit  appa- 
reil, faisant  partie  intégrante  des  murs  extérieurs  de  l'église 
de  la  Vierge,  ou  mosquée  d'El-Aksa.  Là  se  montre  incontesta- 
blement le  système  des  architectes  de  Justinien,  et  la  position 
relative  démontre,  au  premier  coup  d'oeil,  l'antériorité  de  l'ap- 
pareil contemporain  de  la  porte  elle-même,  lequel,  par  consé- 
quent, ne  peut  être  que  romain  ou  hérodien;  or,  comme  il  n'a 
pas  le  moindre  rapport  avec  l'appareil  romain  des  trois  portes 
cintrées  étudiées  plus  haut,  il  faut  bien  qu'il  soit  d'Hérode, 
ainsi  que  l'indiquait  déjà  l'ornementation  végétale  de  la  porte 
elle-même. 

Cette  porte  est  murée,  et  ne  présente  qu'une  baie  carrée 
munie  d'un  grillage,  et  ouvrant  sur  les  galeries  souterraines 
ou  substructions  de  la  mosquée  d'El-Aksa.  La  maçonnerie  qui 
a  bouché  cette  porte  est  d'apparence  relativement  moderne  et 
offre  une  certaine  analogie  avec  celle  du  mur  d'El-Aksa.  Elle 
est  moins  bonne  néanmoins  et  doit  être  un  peu  plus  ré- 
cente. 

Quant  au  mur  du  jardin  d'El-Aksa,  lequel  recoupe  la  porte 
en  deux,  il  est  fort  délabré,  de  construction  plus  que  mé- 
diocre et  probablement  contemporaine  de  la  transformation 
de  l'église  de  Justinien  en  mosquée.  Immédiatement  à  l'angle 
de  jonction  de  ce  mur  arabe  avec  la  muraille  antique,  s'ouvrait 
jadis  une  porte  ogivale  à  double  archivolte,  murée  plus  tard, 
et  probablement  par  les  croisés.  J'admettrais  assez  volontiers 
que  la  porte  antique  a  été  condamnée  et  bouchée  sous  Justi- 
nien, ou  tout  au  moins  par  les  musulmans,  lorsque  ceux-ci 
bâtirent  une  enceinte  au  jardin  d'El-Aksa  et  ouvrirent  la  baie 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHER1F.  31 

ogivale  que  les  croisés  s'empressèrent  de  boucher  à  leur  tour, 
lorsqu'ils  devinrent  maîtres  de  Jérusalem. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  avons  autour  de  la  porte  essentiel- 
lement hérodienne  d'El-Aksa  un  bon  échantillon  de  l'appareil 
hérodien,  appareil  qu'il  est  impossible  de  confondre  avec  tous 
ceux  que  nous  avons  passés  en  revue  jusqu'ici. 

Voyons  maintenant  ce  que  nous  offre  l'angle  sud-ouest  de 
l'enceinte  sacrée. 

Toute  la  partie  du  mur  méridional  que  l'on  peut  voir  du 
fond  du  Tyropœon,  à  partir  de  l'angle  sud-ouest  de  l'enceinte 
jusqu'aux  bâtiments  d'El-Aksa,  comporte,  sur  une  hauteur  de 
dix  assises  parfaitement  conservées,  le  grand  appareil  à  assises 
en  retraite  et  à  encadrement  en  bossage  que  nous  avons  déjà 
décrit  tant  de  fois.  Au-dessus  s'élève  un  pan  de  mur  de  petit 
appareil  très-régulier,  mais  à  bossages  grossiers  et  non  retaillés. 
Ou  cet  appareil  est  des  premiers  temps  de  la  période  musul- 
mane ,  ou  il  est  de  l'époque  des  croisades.  Neuf  baies  sont  per- 
cées dans  ce  pan  de  muraille.  Sept  d'entre  elles  sont  également 
espacées  à  partir  des  dépendances  de  la  mosquée  d'El-Aksa. 
Les  cinq  premières  sont  rectangulaires,  d'une  hauteur  double 
de  leur  largeur,  et  surmontées  d'un  petit  jour  en  segment  de 
cercle  ou  lunule  vide  fort  étroite.  La  sixième  baie  est  une  petite 
fenêtre  formée  de  deux  baies  accouplées  et  cintrées,  séparées 
par  un  meneau  ou  une  colonnette.  Celle-ci  est  une  fenêtre 
chrétienne  ouverte  probablement  à  l'époque  des  croisades.  La 
septième  baie  est  identique  de  forme  avec  les  cinq  premières, 
aussi  bien  que  la  huitième.  L'intervalle  entre  la  septième  et  la 
huitième  fenêtre  est  double  de  celui  qui  sépare  les  fenêtres 
précédentes.  Enfin  la  dernière  baie,  qui  est  aussi  rectangu- 
laire, est  percée  dans  la  maçonnerie  qui  a  fermé  une  large  baie 
ogivale  percée  postérieurement  à  la  construction  de  la  mu- 


32  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

raille.  L'ogive,  dont  le  profil  se  reconnaît  à  merveille,  porte 
une  petite  meurtrière  à  son  sommet.  Toute  la  portion  de  mur 
dans  laquelle  sont  percées  les  fenêtres  irrégulières  que  je  viens 
de  décrire  paraît  avoir  été  remaniée.  Je  dois  ajouter  qu'un 
cordon,  formé  d'un  tore  fort  délabré,  sépare  la  portion  de 
grand  appareil  de  la  muraille  musulmane  ou  des  croisades. 

En  passant  à  l'inspection  de  la  face  ouest,  on  reconnaît  à 
merveille  la  superposition  d'appareils  très-distincts,  et  qu'il  est 
bon  d'examiner  en  détail.  Toute  la  base  proprement  dite  de 
la  muraille  présente  le  gros  appareil  avec  tous  les  caractères 
que  nous  avons  signalés  à  l'angle  sud-est.  Trois  assises  sont  en 
place  et  n'ont  jamais  été  dérangées,  sur  une  longueur  de 
12  mètres,  à  partir  de  laquelle  commence  l'amorce  de  pont 
dont  j'ai  déjà  parlé,  et  sur  le  compte  de  laquelle  je  vais  revenir 
avec  détail.  A  l'aisselle  même  de  cette  arche  est  resté  en  place 
un  bloc  d'une  quatrième  assise.  Immédiatement  en  contact 
avec  ce  pont  et  du  côté  du  nord,  on  voit  en  place  deux  assises 
de  plus  du  grand  appareil,  mais  sur  une  largeur  de  6  à  7  mè- 
tres seulement.  Quatre  assises  sont  apparentes,  les  inférieures 
étant  enterrées  sous  les  amas  de  débris  de  toute  nature  qui, 
en  ce  point,  encombrent  les  approches  de  l'enceinte  sacrée. 
Ce  qu'il  importe  de  noter  en  passant,  c'est  que  les  voussoirs 
antiques  dont  se  compose  ce  magnifique  débris  d'arche  se 
relient  parfaitement  et  se  sont  toujours  reliés  au  grand  appa- 
reil, avec  lequel  ils  font  corps.  Les  rangs  de  voussoirs  en 
place  sont  au  nombre  de  trois ,  dont  les  deux  inférieurs  seuls 
sont  complets,  le  rang  supérieur  ayant  perdu  un  voussoir 
intermédiaire  de  5  mètres  de  longueur,  lequel  a  été  remplacé 
par  de  la  maçonnerie  d'assez  médiocre  appareil,  se  reliant  à 
la  face  générale  du  mur  d'enceinte. 

Avant  d'aller  plus  loin,  occupons-nous  du  pont  antique  qui 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  33 

traversait  le  Tyropœon,  et  dont  nous  trouvons  un  magnifique 
fragment.  La  largeur  du  pont  est  de  i5m,5o.  La  voûte,  en  arc 
de  cercle,  commence  au-dessus  d'une  assise  de  blocs  de  gros 
appareil,  placée  en  saillie  de  l\h  centimètres  sur  la  face  du 
mur.  Ce  qui  reste  de  l'intrados  de  la  voûte  a  une  hauteur  ver- 
ticale de  k  mètres,  jusqu'à  la  naissance  du  joint  normal  à  la 
surface  de  l'intrados.  Cette  même  naissance  du  joint  est  en 
saillie  de  im,5o  sur  la  surface  extérieure  du  mur  d'enceinte, 
à  laquelle  la  partie  inférieure  de  la  courbe  génératrice  de  la 
voûté  est  à  peu  près  tangente.  Ayant  déterminé  la  corde  du 
voussoir  inférieur,  qui  est  admirablement  conservé,  et  la  corde 
de  l'ensemble  des  deux  voussoirs  supérieurs,  rien  n'est  plus 
aisé  que  de  trouver  le  centre,  le  rayon,  et  par  suite  le  dia- 
mètre de  la  voûte.  Le  rayon  du  cercle  générateur  est  de  8m,35, 
et  le  centre  est  placé  à  85  centimètres  au-dessous  du  plan 
dans  lequel  se  trouve  la  saillie  qui  recoupe  l'arête  inférieure 
de  la  voûte.  L'arc  générateur  n'est  donc  pas  une  demi-circon- 
férence entière,  et  le  pont  avait  à  peine  i6m,70  d'ouverture. 
Par  suite,  la  flèche  de  la  voûte  avait  7m,5o  au-dessus  du  plan 
de  naissance.  Il  n'y  a  rien  là  d'exorbitant,  et,  avec  un  tablier 
d'un  mètre  seulement  d'épaisseur,  la  voie  desservie  par  ce  pont 
devait  aboutir,  sans  rampe  aucune,  sur  le  plateau  opposé,, 
plateau  qui,  même  avec  les  remblais  qui  l'encombrent,  n'est 
guère  aujourd'hui  que  d'une  vingtaine  de  pieds  au-dessus  du 
fond  du  Tyropœon. 

Je  n'hésite  pas  à  dire  que,  si  les  dimensions  d'un  pareil 
pont  sont  imposantes  et  dénotent  des  connaissances  fort  déve- 
loppées chez  l'architecte  qui  l'a  conçu,  elles  n'ont  absolument 
rien  qui  puisse  faire  révoquer  en  doute  l'existence  d'un  pont 
qui  devait  avoir  deux  arches,  et  reliait  en  ce  point  le  plateau 
de  Moriah  ou  du  temple  au  plateau  de  Sion  ou  du  palais.  Ce 

tome  xxvi,  i™  partie.  5 


34  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

fait  a  été  mis  hors  de  contestation  par  un  savant  et  habile 
explorateur  de  l'antique  Jérusalem,  M.  Ermete  Pierotti,  à  l'a- 
mitié duquel  je  dois  de  très-intéressants  détails  sur  les  résul- 
tats des  fouilles  qu'il  a  pratiquées,  pendant  huit  années  consé- 
cutives, dans  la  ville  sainte.  Il  a  recherché,  de  l'autre  côté  du 
Tyropœon,  les  traces  de  l'autre  culée  du  pont  dont  nous  nous 
occupons,  et  il  en  a  retrouvé  l'encastrement  nettement  déter- 
miné et  taillé  dans  le  roc  même  qui  forme  le  flanc  opposé  du 
ravin. 

Voyons  maintenant  ce  qu'était  ce  pont  et  comment  il  en 
est  question  dans  les  écrits  de  Flavius  Josèphe.  Celui-ci  ne  nous 
ayant  donné  avec  des  détails  suffisants  que  la  description  du 
temple  d'Hérode ,  en  négligeant  de  décrire  tous  les  autres  mo- 
numents de  la  cité  sainte,  monuments  qu'il  se  contente  de  citer 
en  passant,  quand  son  récit  l'exige,  il  n'y  a  rien  d'étonnant  à 
ce  qu'il  ne  se  soit  pas  appesanti  sur  les  détails  de  construction 
d'un  édifice  que  connaissait  parfaitement  toute  la  population 
de  Jérusalem.  Josèphe  parle  à  plusieurs  reprises  du  pont  qui 
reliait  le  plateau  du  temple  au  Xystus.  Le  Xystus  était  une 
sorte  de  place  publique  où  se  tenaient  les  assemblées  de  la 
nation;  à  l'ouest  du  Xystus  était  établi  le  palais  des  Asmonéens. 
Voici  maintenant  les  différents  passages  dans  lesquels  il  est 
question  du  pont. 

Pendant  le  siège  de  Pompée,  les  partisans  dAristobule  se 
réfugièrent  dans  le  temple,  décidés  à  s'y  défendre  jusqu'à  la 
dernière  extrémité  ;  «  ils  coupèrent,  avant  de  s'enfermer,  le  pont 
«  qui  réunissait  le  temple  à  la  ville  :  »  xal  rrjv  avvdnlovaav 
dit'  avrov  Tri  isôlet  yé(pvp<xv  ditonô^ avres  x.  t.  À.  '. 

Le  même  fait  est  raconté  ainsi  dans  un  autre  passage  :  ntxi 
■xr\v  teivovctuv  dit    avrov  yétpvpav  eîs  rriv  tsô'kiv  é'KO^av2, 

1  Bell  Jnd.  I,  vu,  a.  —  '  Ant.  Jud.  XIV,  iv,  2. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  35 

«  et  ils  coupèrent  le  pont  qui  conduisait  du  temple  à  la  ville.  » 
Le  même  paragraphe  contient  encore  le  passage  suivant  :  «  Car 
«la  partie  du  temple  qui  regardait  la  ville  était  inaccessible, 
«  maintenant  qu'on  avait  coupé  le  pont  qui  communiquait 
«  avec  la  partie  occupée  par  Pompée.  » 

kmppwyei  yàp  koù  rà  tspbs  rrjv  gsôXiv,  tïjs  yetpvpas  àvoc- 
reTpa^évrjs  è<p'  ou  Sirjye  Ilofnnjios. 

Sous  le  règne  de  Néron,  Gessius  Florus  ayant  été  nommé 
procurateur  de  la  Judée,  des  plaintes  s'élevèrent  contre  son 
administration,  qui  était  devenue  odieuse  à  la  nation  juive.  A 
cette  occasion,  Agrippa  fit  un  discours  devant  le  peuple  réuni 
au  Xystus ,  afin  de  le  détourner  de  déclarer  la  guerre  aux  Ro- 
mains. Voici  comment  la  chose  est  racontée  par  Josèphe  : 

«Le  peuple  ayant  été  convoqué  au  Xystus,  Agrippa,  après 
«  avoir  fait  placer  sa  sœur  Bérénice  dans  un  lieu  en  vue  de 
«l'assemblée,  sur  le  palais  des  Asmonéens  (ce  palais,  qui  do- 
«  minait  le  Xystus,  était  situé  à  l'extrémité  même  de  la  ville 
«  haute,  et  un  pont  reliait  le  temple  au  Xystus),  s'exprima  en 
«  ces  termes,  etc. i  » 

Plus  loin,  nous  lisons  encore,  à  propos  du  siège  de  Titus  : 

«Il  (Titus)  s'arrêta  à  l'occident  de  l'enceinte  extérieure  du 
«  temple;  là  étaient  des  portes  donnant  sur  le  Xystus  et  un 
«  pont  qui  reliait  la  ville  haute  au  temple;  ce  pont  était  alors 
«  placé  entre  les  tyrans  et  César  :  Kou  yé(pvp<x  Gwàiflovcrai 
«  tw  ispœ  ty\v  âvw  -srdÀw  aurr?  to'ts  f/,e<7î7  twv  Tvpdvvwv  îjv  xal 
«  toû  Kaio-apos2.  » 

Plus  loin  encore 3  nous  trouvons  ceci  :  «  La  troupe  des  auxi- 
«  liaires  et  tout  le  reste  étaient  placés  vers  le  Xystus,  et,  à  partir 
«  delà,  vers  le  pontet  la  tour  de  Simon,  tour  que  ce  chef  avait 

1  Bell  Jud.  II,  xvi,  3.  —  2  Ibid.  VI,  vi,  2.  —  3  Ibid.  VI,  vm,  i. 

5. 


36  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

«fait  construire,  pendant  qu'il  faisait  la  guerre  à  Jean,  pour 
«  lui  servir  de  place  d'armes.  »  Il  ne  sera  pas  inutile  de  rap- 
peler à  quel  moment  cette  tour  fut  construite;  Josèphe  nous 
l'apprend  '  en  racontant  que  Simon  était  posté  à  l'extérieur  du 
temple,  et  Jean  avec  ses  partisans  à  l'intérieur.  Celui-ci  fit 
construire  quatre  hautes  tours  pour  résister  mieux  à  son  en- 
nemi :  l'une  à  l'angle  nord-est  de  l'enceinte  dû  temple,  l'autre 
dominant  le  Xystus,  la  troisième  à  l'autre  angle  dominant  la 
ville  basse  (c'est-à-dire  vers  l'angle  nord-ouest  de  l'enceinte), 
et  enfin  la  quatrième  sur  le  sommet  des  Pastophories.  Ce  fut 
alors  que  Simon,  pour  éviter  d'être  dominé  de  trop  haut  par 
la  tour  que  Jean  fit  placer  probablement  à  l'entrée  du  pont, 
construisit,  de  son  côté,  et  vers  l'autre  extrémité,  la  tour  que 
Josèphe  appelle  tour  de  Simon. 

J'ai  cité  tous  les  passages  où  il  est  question  du  pont  qui  re- 
liait le  temple  au  Xystus,  et  il  n'en  est  pas  un  seul  qui  ne 
s'accorde  parfaitement  avec  la  position  de  l'arche  ruinée  dans 
laquelle  le  révérend  Robinson  a  eu,  le  premier,  le  mérite  de 
reconnaître  le  pont  mentionné  par  Josèphe. 

Pour  moi,  ce  pont  est  de  la  plus  haute  antiquité,  et,  quoi 
qu'on  en  puisse  dire,  je  me  crois  en  droit  d'affirmer  qu'il  est 
de  beaucoup  antérieur  au  règne  d'Hérode. 

Mais  il  vaut  mieux  le  prouver  que  i' affirmer,  et  c'est  ce  que 
je  vais  m'efforcer  de  faire. 

A  l'angle  sud-ouest  de  l'enceinte,  et  sur  la  face  occidentale, 
j'ai  déjà  dit  que  la  base  du  mur  était  construite  en  très-gros 
appareil  se  reliant  parfaitement  à  l'amorce  du  pont  antique. 
Immédiatement  au-dessus  des  assises  de  gros  appareil  se  montre 
un  magnifique  pan  de  mur  très-bien  conservé,  et  qui  empiète, 

1   Bell.  Jud.lV.ix,  12. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  37 

sur  la  rangée  supérieure  des  voussoirs  en  place,  d'un  bon 
quart  de  la  largeur  primitive  du  pont.  L'appareil  de  ce  pan 
de  mur  est  identique  avec  le  bel  appareil  dans  lequel  la  porte 
hérodienne  d'El-Aksa  est  enclavée,  et  qui  est  l'œuvre  des 
mêmes  ouvriers.  Notre  pan  de  mur,  qui  recouvre  une  partie 
de  l'ancien  pont,  est  donc  aussi  de  l'époque  d'Hérode,  ainsi 
qu'une  partie  de  la  muraille  superposée  aux  assises  de  gros 
appareil,  et  qui  se  voit  à  6  ou  7  mètres  à  gauche  du  pont. 
Celui-ci  a  donc  été  coupé,  modifié,  si  l'on  veut,  avant  le  règne 
d'Hérode,  puisque,  à  cette  époque,  un  quart  de  sa  largeur  était 
déjà  condamné.  Or  nous  venons  de  voir  que  le  pont  qui  reliait 
le  temple  au  Xystus  fut  coupé  lors  du  siège  de  Pompée;  rien 
donc  de  plus  naturel  que  la  présence  de  l'appareil  hérodien 
au-dessus  d'une  extrémité  du  pont  détruit.  N'oublions  pas  que 
ce  pont  avait  plus  de  i5  mètres  de  largeur,  et  qu'il  n'y  a  rien 
d'étonnant  à  ce  qu'après  sa  destruction  on  ait  réduit  cette  lar- 
geur, en  le  reconstruisant  probablement  en  bois. 

C'est  en  l'année  63  avant  J.  C.  que  les  partisans  d'Aristobule 
coupèrent  le  pont  du  Xystus,  et  c'est  en  l'an  37  seulement 
qu'Hérode  devint  maître  de  Jérusalem.  Ce  ne  fut  même  qu'en 
l'an  17  avant  J.  C.  que  les  travaux  de  reconstruction  du  temple 
furent  commencés.  Il  a  donc  pu  s'écouler  quarante-six  ans  entre 
la  destruction  du  pont  et  la  bâtisse  du  pan  de  mur  hérodien 
que  je  viens  de  décrire.  Celui-ci  est  surmonté,  exactement 
comme  la  face  méridionale  adjacente  de  gros  appareil,  d'une 
muraille  de  petit  appareil  avec  bossage  grossier,  quejecrois  du 
temps  des  croisades  ou  de  peu  antérieure.  Une  seule  fenêtre 
rectangulaire,  surmontée  d'une  étroite  lunule  vide,  comme  les 
fenêtres  analogues  de  la  face  méridionale,  était  percée  dans 
cette  muraille  supérieure  :  elle  est  aujourd'hui  bouchée.  En 
résumé,  la  face  occidentale  de  l'angle  sud-ouest  de  l'enceinte 


38  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

nous  montre  quatre  assises  de  voussoirs  d'un  pont  appartenant 
à  l'époque  du  grand  appareil,  reliées  parfaitement,  à  droite  et  à 
gauche,  à  des  assises  en  place  de  ce  grand  appareil,  lesquelles 
sont,  ainsi  qu'une  partie  du  pontlui-même,  surmontées  d'un  mur 
d'Hérode ,  surmonté  à  son  tour  d'un  mur  arabe  ou  des  croisades. 

Puisque  Néhémie  n'a  employé  que  cinquante-deux  jours  à 
fermer  et  à  remettre  en  état  toute  l'enceinte  de  Jérusalem,  il 
serait  insensé,  on  en  conviendra,  de  lui  attribuer  les  construc- 
tions colossales  que  surmonte  l'appareil  hérodien. 

Nous  venons  de  voir  que  la  largeur  du  pont  qui  reliait  le 
temple  au  Xystus  fut  notablement  réduite  après  le  siège  de 
Pompée.  A  ce  sujet,  il  est  véritablement  curieux  d'étudier  les 
différents  appareils  de  maçonnerie  qui  se  présentent,  au-des- 
sus de  la  largeur  primitive  du  pont,  dans  le  mur  d'enceinte  du 
Haram-ech-Chérif  tel  qu'il  existe  aujourd'hui.  Au-dessus  des 
quatre  premiers  mètres  comptés  à  partir  de  l'extrémité  sud, 
nous  trouvons  l'appareil  hérodien  surmonté  de  l'appareil  des 
croisades  sur  toute  la  hauteur  de  la  muraille.  Vers  le  centre 
du  pont  primitif,  on  reconnaît  une  brèche  de  4  mètres,  à 
très-peu  près,  fermée  jusqu'au  sommet  du  mur  par  une  ma- 
çonnerie de  très-petit  et  très-médiocre  appareil,  qui  forme  une 
grande  tache  verticale  sur  la  muraille  d'enceinte.  Cette  tache 
empiète  un  peu  sur  la  surface  laissée  libre  par  le  voussoir 
arraché  dont  j'ai  parlé.  Celui-ci  a  dû  évidemment  donner 
passage  à  une  voie  de  5  mètres  environ  de  largeur,  fermée 
à  son  tour  en  appareil  un  peu  meilleur  et  un  peu  plus  ancien 
que  celui  qui  a  été  employé  pour  boucher  la  longue  brèche 
verticale  que  je  viens  de  décrire.  Enfin,  au  sommet  du  mur 
qui  surmonte  toute  la  portion  de  gauche  du  pont  primitif,  se 
montre  une  construction  arabe  de  très-petit  appareil,  et  qui 
fait  partie  de  la  mosquée  dite  des  Moghrabins. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  39 

C'est  maintenant  le  moment  de  revenir  sur  nos  pas  et  d'é- 
tudier un  fragment  de  muraille  qui  est  digne,  je  le  crois,  de 
toute  notre  attention.  A  la  face  méridionale  de  l'angle  sud-est 
de  l'enceinte,  je  l'ai  déjà  dit,  toutes  les  assises  de  grand  appa- 
reil sont  en  place,  et  elles  sont  fort  mal  rajustées  avec  la  ma- 
gnifique muraille  romaine  dans  laquelle  s'ouvraient  les  trois 
portes  cintrées  maintenant  condamnées.  Ce  défaut  de  raccord 
tient  certainement  à  ce  que,  de  ce  côté  aussi,  il  y  eut  primiti- 
vement, comme  à  la  face  orientale  du  même  angle,  une  saillie 
formant  un  avant-corps  de  l'angle  entier.  Cette  arête  avait  déjà 
disparu  dès  l'époque  romaine,  puisque  la  construction  qui  ap- 
partient à  cette  période  est  en  retraite  sur  les  parties  voisines 
de  l'angle  même,  tandis  qu'elle  se  raccorde  parfaitement  avec 
la  face  générale  du  mur  méridional.  Mais  nous  devons  remar- 
quer que  cet  avant-corps,  si  peu  saillant  du  reste,  avait  été 
réparé  déjà  bien  avant  les  Romains,  puisqu'un  fragment  de 
mur  d'un  appareil  tout  particulier,  et  se  rajustant  aux  assises 
de  grand  appareil,  fait  lui-même  saillie  sur  la  face  romaine. 
Les  assises  de  cet  antique  fragment  se  composent  de  boutisses 
et  de  panneresses  régulièrement  alternées,  mais  dans  un  état  de 
détérioration  qui  contraste  fortement  avec  la  belle  conservation 
des  blocs  de  la  construction  romaine  voisine,  et  des  blocs  des 
fragments  hérodiens  que  nous  avons  reconnus  plus  haut.  Nous 
avons  donc  ici  un  appareil  plus  ancien  que  l'appareil  romain 
et  que  l'appareil  hérodien ,  mais  plus  récent  que  le  grand  ap- 
pareil. Cela  est  indubitable. 

Tout  ceci  posé,  j'arrive  aux  conclusions  qui  découlent 
nécessairement  des  observations  minutieuses  que  j'ai,  trop 
longuement  peut-être,  consignées  dans  ce  travail.  Je  ne 
saurais  toutefois  le  regretter,  puisque  ces  observations  seules 
pouvaient   me  permettre  de   formuler   nettement    une   opi- 


40  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

nion  qu'il  serait,  je  crois,  difficile  de  contredire  aujour- 
d'hui. 

Les  constructions  arabes  et  turques  se  montrent  exclusive- 
ment au  couronnement  de  la  grande  enceinte  formant  l'en- 
ceinte proprement  dite  du  Haram-ech-Chérif.  Au-dessous  de 
ces  constructions  médiocres  et  relativement  modernes,  l'appa- 
reil des  croisades  se  rencontre  nettement  au-dessus  du  mur 
romain  dans  lequel  était  percée  la  triple  porte  du  sud  :  à 
l'angle  sud-ouest,  au-dessus  de  la  face  sud  du  grand  appareil, 
et  au-dessus  de  la  face  ouest  d'appareil  hérodien.  L'appareil 
byzantin  de  Justinien  se  montre  au-dessus  de  la  porte  d'El- 
Aksa  dans  le  mur  de  l'église  de  Sainte-Marie,  devenue  la  mos- 
quée d'El-Aksa.  L'appareil  romain  se  reconnaît  à  l'angle  nord- 
est  d'abord,  puis  aux  grandes  brèches  avoisinant  la  porte  Dorée 
et  autour  de  la  triple  porte  en  plein  cintre  de  la  face  méridio- 
nale. A  l'appareil  romain  se  montre  subordonné  l'appareil  hé- 
rodien que  l'on  reconnaît  autour  de  la  porte  d'El-Aksa,  et 
au-dessus  du  pont  qui  reliait  le  temple  au  Xystus. 

Enfin ,  au-dessous  de  tous  ces  systèmes  successifs  de  construc- 
tion, on  trouve  un  fragment  d'appareil  tout  à  fait  distinct,  plus 
ancien  que  l'appareil  hérodien,  intermédiaire  entre  l'appareil 
romain  et  le  grand  appareil,  à  la  face  sud  de  l'avant-corps  du 
sud-est.  C'est  un  échantillon  de  la  reconstruction  de  Néhémie. 

Reste  le  grand  appareil  sur  lequel  repose  le  tout,  et  qui,  ne 
pouvant  être  rapporté  à  Néhémie,  dont  l'œuvre  de  réparation 
n'employa  qu'un  temps  fort  court  (52  jours  en  tout),  doit  être 
forcément  attribué  à  Salomon ,  et,  en  quelques  parties,  à  ses  suc- 
cesseurs immédiats.  Je  résumerai  ainsi  les  caractères  essentiels 
de  ce  système  de  construction,  auquel  je  me  crois  en  droit  de 
restituer  maintenant,  d'une  manière  générale,  le  nom  d'appa- 
reil salomonien  :  Assises  de  blocs  considérables,  en  retraite  les 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  41 

unes  sur  les  autres  de  plusieurs  centimètres,  de  manière  à  ré- 
partir le  fruit  des  murailles  sur  ces  retraites  successives;  blocs 
ornés  d'un  encadrement  élégamment  repiqué,  jointoyés  avec 
un  soin  extrême,  et  portant  fréquemment,  à  leur  surface  exté- 
rieure, des  saillies  destinées  à  faciliter  la  manœuvre  de  masses 
aussi  considérables;  assises  horizontales  ajustées  avec  un  soin 
qui  ne  laisse  rien  à  désirer.  Quant  aux  joints  verticaux,  négli- 
gence absolue  de  la  règle,  relativement  moderne,  qui  veut 
que  l'on  dispose  les  blocs  superposés,  joint  sur  plein.  Cette  re- 
marque seule  suffirait  pour  faire  reporter  à  la  plus  haute  an- 
tiquité l'appareil  dans  lequel  une  semblable  incorrection  se  ma- 
nifeste. 

DEUXIÈME  PARTIE. 

Il  est  temps  de  passer  à  la  discussion  des  textes  qui  concer- 
nent le  Haram-ech-Chérif,  et,  je  crois  pouvoir  l'affirmer  d'a- 
vance, nous  allons  voir  ces  textes,  dont  aucun,  dans  aucune 
de  ses  parties,  ne  sera  volontairement  passé  sous  silence,  con- 
courir, sans  exception,  à  corroborer  la  thèse  qui  vient  d'être 
développée  si  laborieusement  par  les  arguments  positifs  et 
techniques. 

Maintenant  que  j'ai  revu  et  étudié  à  loisir  ce  vénérable 
monument;  maintenant  que  j'ai  pu  le  visiter,  l'examinera  l'in- 
térieur comme  à  l'extérieur,  je  me  sens  fort  à  l'aise  pour  dire 
à  mes  contradicteurs  :  non,  je  ne  m'étais  pas  trompé.  C'est 
vous  qui  vous  trompez,  de  très-bonne  foi,  j'en  suis  convaincu; 
mais  la  bonne  foi  et  la  loyauté  des  appréciations  ne  sont  pas 
des  caractères  suffisants  pour  rendre  ces  appréciations  irré- 
futables. Je  vais  donc  aborder  sur  de  nouveaux  frais  l'étude 
de  l'enceinte  du  Haram-ech-Chérif  de  Jérusalem,  et  cette  fois 
tome  xxvi,  ir0  partie.  6 


42  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

en  discutant  tous  les  textes  qui  le  concernent.  Je  dis  tous, 
parce  que  je  ne  me  permettrai  pas  d'élaguer  d'un  passage  que 
j'invoquerai  les  lambeaux  qui  me  gêneront,  afin  de  n'en  pré- 
senter que  ceux  qui  me  donneraient  raison. 

Pris  en  masse,  les  textes,  sans  en  rien  distraire,  doivent 
me  donner  gain  de  cause,  ou  ils  doivent  m'infliger  un  dé- 
menti absolu.  Or,  moi  aussi,  j'ai  la  prétention  d'être  assez  loyal 
pour  ne  rien  passer  volontairement  sous  silence,  dans  cette 
discussion  historique  et  philologique  qui,  considérée  en  elle- 
même,  est  une  des  plus  intéressantes  que  présente  l'étude  de 
l'archéologie. 

J'ai  donné  plus  haut  la  description  détaillée  des  parties 
distinctes,  quant  à  l'appareil,  qui  constituent  ce  vénérable  mo- 
nument, et  je  constate  que  nous  sommes  tous  d'accord  sur 
l'âge  relatif  de  ces  différentes  parties,  car  ce  n'est  que  sur  les 
dates  plus  ou  moins  précises  de  chacune  d'elles  que  le  débat 
est  engagé. 

Je  vais  donc  commencer  par  reprendre  un  à  un  tous  les 
textes  de  l'historien  Josèphe,  textes  qui,  je  ne  saurais  trop  le 
dire,  doivent  être,  ainsi  qu'il  est  très-facile  de  le  démontrer, 
tenus  en  suspicion,  dès  qu'ils  impliquent  des  chiffres  de  di- 
mensions, tandis  que  nous  n'avons  guère  le  droit  de  les 
traiter  avec  le  même  dédain ,  aussitôt  que  nous  ne  leur  deman- 
dons plus  que  des  faits  historiques.  Chacun  de  ces  textes  sera 
suivi  d'un  commentaire  analytique,  à  l'aide  duquel  je  pré- 
tends établir  une  série  de  faits  positifs,  et  assez  positifs  pour 
que  tout  le  monde  soit  condamné  à  s'incliner  devant  leur  au- 
torité. 

Ceci  entendu,  procédons  par  ordre. 

Le  premier  passage  que  nous  devons  emprunter  à  Josèphe 
est  celui  où  il   rapporte  la  description  donnée  par  Hécatée 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉFUF.  43 

d'Abdère  [Contra  Apionem,  1.  I,  c.  xxn);  il  y  est  dit:  «  Qu'au  mi- 
ce  lieu  de  la  ville  se  voit  un  péribole  de  pierre,  ayant  cinq  piè- 
ce thres  de  longueur,  sur  cent  coudées  de  largeur,  et  présen- 
ce tant  des  doubles  portes.  »  Le  plèthre  est  la  sixième  partie 
du  stade.  Prenons  le  stade  olympique  de  i85  mètres;  cinq 
sixièmes  de  stade  nous  donnent  1 53  mètres  de  longueur  pour 
l'enceinte  décrite  par  Hécatée.  Cette  enceinte  a  cent  coudées 
de  largeur,  soit  52m,5o.  Evidemment  nous  ne  pouvons  dire 
que  ces  mesures  s'appliquent  à  l'enceinte  du  Haram-ech-Chérif 
que  nous  connaissons.  Que  représentent-elles  donc?.  Héca- 
tée a  pris  soin  de  nous  en  instruire.  «Dans  cette  enceinte, 
ee  ajoute-t-il,  est  un.  autel  carré,  construit  en  pierres  blanches 
ce  non  taillées,  dont  les  côtés  ont  vingt  coudées  de  longueur, 
ce  et  qui  est  élevé  de  dix  coudées.  Près  de  cet  autel  est  un 
«  grand  édifice  qui  contient  un  autel  et  un  chandelier,  d'or 
ce  tous  les  deux,  et  du  poids  de  deux  talents.»  Hécatée  était 
contemporain  d'Alexandre;  il  parle  donc  forcément  du  temple 
de  Zorobabel.  Contentons-nous,  quant  à  présent.,  de  cette  in- 
dication; mais  constatons  que  ces  dimensions  sont  beaucoup 
plus  petites  que  celles  de  la  plate-forme  de  rocher  sur  la- 
quelle était  le  temple,  et  qui  aujourd'hui  supporte  la  Qoub- 
bet-es-Sakhrah.  Or,  comme  cette  plate-forme  n'a  pu  changer 
ni  de  dimensions,  ni  de  place,  puisqu'elle  est  en  grande  partie 
taillée  dans  le  roc  (lequel  est  à  nu,  dans  toute  la  partie  nord) , 
nous  sommes,  dès  ce  moment,  conduits  à  présumer  qu'Héca- 
tée  n'a  voulu  parler  là  que  de  l'enceinte  proprement  dite  du 
temple,  c'est-à-dire  de  celle  dans  laquelle  il  n'était  pas  per- 
mis aux  Gentils  de  pénétrer. 

Maintenant,  venons  aux  témoignages  directs  et  personnels 
que  nous  fournissent  les  œuvres  de  Josèphe;  et,  pour  mettre 
de  l'ordre  dans  nos  recherches,    commençons  par  tous  les 

6. 


44  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

passages  qui  concernent  l'œuvre  de  Salomon ,  et  qui  se  trou- 
vent disséminés  dans  les  deux  écrits  sur  les  Antiquités  judaï- 
ques et  sur  la  Guerre  des  Juifs.  Le  premier  de  tous  est  le  sui- 
vant :  «  Alors  il  (David)  remit  devant  tout  le  monde  à  Salomon 
«le  tracé  et  l'ordonnance  du  temple  à  construire,  ceux  aussi 
«  des  fondements  des  maisons  et  des  constructions  supé- 
«  rieures,  etc.  etc.  ]  »  (&eue\io)v  xai  oïxwv  uai  v-ne.pûwv') . 

Tout  avait  donc  été  préparé  par  David  pour  son  fils,  et 
l'Ecriture  est  ainsi  confirmée  par  le  récit  de  Josèphe,  confir- 
mation dont,  au  reste,  elle  n'avait  pas  besoin. 

Voici  maintenant  le  passage  relatif  à  la  préparation  des 
matériaux  :  «  Il  leur  ordonna  de  tailler  de  grands  blocs  des- 
«  tinés  à  entrer  dans  les  fondations  du  temple  (vaov);  après 
«les  avoir  d'abord  ajustés  et  reliés  dans  la  montagne  (la  car- 
«  rière),  ils  devaient  ainsi  les  amener  dans  la  ville.  »  11  est  évi- 
dent qu'il  n'est  pas  possible  de  prendre  à  la  lettre  les  expres- 
sions dont  se  sert  ici  Josèphe,  erui^TJcram-as  et  àpfxôcnxvTtxs, 
«les  ayant  reliés  et  ajustés2.  »  Autant  vaudrait  dire  qu'on  avait 
eu  l'idée  de  construire  les  murailles  dans  la  carrière  et  de  les 
transplanter  ensuite  tout  d'une  pièce  sur  le  terrain.  C'est  tout 
simplement  une  assertion  ridicule,  que  Josèphe  a  peut-être 
transmise  aux  autres  telle  qu'il  l'avait  reçue  lui-même.  En 
tout  cas,  on  ne  la  fera  accepter,  j'imagine,  ni  par  un  archi- 
tecte, ni  par  un  ingénieur  quelconque.  Mais  peut-être  Josèphe 
a-t-il  voulu  dire  seulement  qu'avant  de  sortir  de  la  carrière 
les  blocs  étaient  appareillés.  Pour  ma  part,  je  le  crois. 

Tout  le  chapitre  m  du  livre  VIII  des  Antiquités  judaïques 
est  consacré  à  la  description  du  temple  proprement  dit  et  de 
ses  accessoires,  tels  que  la  mer  d'airain,  les  dix  bassins,  l'au- 

1  Ani.  Jud.  VII,  xiv,  10.  —  %  Ant.  Jud.  VIII,  xi,  9. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  45 

tel,  les  colonnes  Iakin  et  Beaz,  etc.  etc.  Tout  cela  est  fort 
curieux,  fort  intéressant,  mais  doit  trouver  sa  place  dans 
un  autre  travail,  puisque,  cette  fois,  je  ne  veux  analyser  que 
les  passages  relatifs  à  l'extérieur  du  temple.  A  ce  titre,  le 
paragraphe  9  de  ce  même  chapitre  mérite  pourtant  que  nous 
nous  y  arrêtions.  J'y  lis  ceci:  «  Il  (le  roi  Salomon)  construisit 
«autour  du  naos  une  enceinte,  que  nous  appelons  giswn  dans 
«  notre  langue  maternelle  et  qui  se  nomme  en  grec  &piyxos 
«(mur  de  clôture);  elle  était  haute  de  trois  coudées  (im,575) 
«et  destinée  à  défendre  au  peuple  l'entrée  dans  le  hiéron, 
«  cette  entrée  étant  réservée  aux  prêtres  seuls.  A  l'extérieur 
«  de  cette  enceinte,  il  construisit  un  hiéron  de  forme  carrée, 
«  orné  de  portiques  grands  et  larges,  munis  de  portes  élevées, 
«faisant  face  aux  quatre  vents,  et  fermées  par  des  battants 
«dorés.  Tout  individu  du  peuple,  observateur  dos  lois  et  à 
«  l'état  de  pureté,  était  libre  d'entrer  dans  ce  hiéron.  »  Josèphe 
malheureusement  n'avait  aucune  idée  des  dimensions  réelles 
de  ce  hiéron  extérieur,  puisqu'il  ne  s'est  pas  hasardé  à  nous 
les  transmettre.  En  revanche,  il  ajoute  immédiatement  ceci: 
«  On  ne  peut  dire,  et  à  peine  pourrait-on*  croire,  en  le  voyant, 
«  combien  il  rendit  admirable  ce  hiéron  extérieur.  En  effet, 
«ayant  comblé  de  terres  accumulées  de  grandes  vallées,  dont 
«il  était  difficile  de  mesurer  de  l'œil  la  profondeur  immense, 
«etayant  élevé  ce  massif  à  la  hauteur  de  4oo  coudées,  il  par- 
«  vint  à  lui  donner  la  même  hauteur  qu'avait  le  sommet  de  la 
«montagne  sur  lequel  le  temple  (ô  vaos)  était  construit.  C'est 
«pour  cette  raison  que  la  plate-forme  hypèthre  du  hiéron 
«extérieur  (to  ët-wdsv  iepov)  était  au  niveau  du  sol  même 
«du  naos.  Il  l'entoura  [zs£pi^oc(jL§dvet  S'ccùto)  de  portiques 
«doubles,  soutenus  par  des  colonnes  de  pierre  du  pays  s'é- 
«  levant  jusqu'au  faîte;  elles  supportaient  un  toit  lambrissé 


46  '  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

«  de  cèdre.  Toutes  les  portes  de  cet  autre  hiéron  étaient  d'ar- 
«  gent  '.  » 

De  cette  description  il  ressort  plusieurs  faits  qu'il  est  bon 
de  préciser;  mais,  avant  tout,  prenons  note  de  celui-ci  :  Josèphe 
se  sert  constamment  du  mot  raos  pour  désigner  le  temple 
proprement  dit,  la  maison,  comme  l'appelle  l'Ecriture  sainte. 
Il  donne  le  nom  de  hiéron  hypèthre  et  de  hiéron  extérieur  à  l'es- 
planade garnie  d'édifices  sacrés,  y  compris  le  thrinkos;  enfin 
il  donne  encore  ce  nom  de  hiéron  extérieur  à  l'ensemble  des 
portiques. 

Je  demande,  de  mon  côté,  la  permission  d'adopter  une  fois 
pour  toutes  des  noms  pour  ces  différentes  parties  du  temple. 
Comme  Josèphe,  j'appellerai  toujours  le  temple  naos;  la  pre- 
mière enceinte  d'édifices  sacrés  comprenant  le  gision  ou  thrin- 
kos, je  l'appellerai  le  hiéron,  et  c'est  à  l'ensemble  des  portiques 
entourant  le  tout  que  je  réserverai  spécialement  le  nom  de 
hiéron  extérieur.  Ceci  posé,  examinons  le  passage  que  je  viens 
de  reproduire. 

Et  d'abord,  si  Josèphe  n'est  pas  un  imposteur,  nous  avons 
le  droit  de  conclure  de  ce  récit  : 

i°  Que  Salomon  n'a  pas  accumulé  les  terres  formant  le 
novau  du  massif  supportant  le  naos  et  le  hiéron,  sur  le  flanc 
d'une  seule  vallée,  mais  bien  sur  celui  de  toutes  les  vallées  au- 
dessus  desquelles  devait  s'élever  ce  massif,  afin  de  former  la 
plate-forme  quadrangulaire  amenée  au  niveau  du  sommet 
même  du  mont  Moriah. 

2°  Que  les  portiques  doubles  renfermant  le  hiéron  fu- 
rent construits  par  Salomon  sur  les  quatre  faces  de  ce  hié- 
ron. 

'   Ant.  Jud.  VIII,  m,  9. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  hl 

3°  Que  le  hiéron  était  hypèthre  et  au  même  niveau  que  le 
naos. 

Quant  aux  quatre  cents  coudées  que  Josèphe  donne  à  la 
hauteur  du  massif  de  la  plate-forme  supportant  tous  les  édi- 
fices sacrés,  je  n'ai  qu'un  mot  à  en  dire  :  chiffre  de  Josèphe! 
et,  comme  tel,  bon.  à  oublier  le  plus  vite  possible.  Veut-on ,  en 
effet,  savoir  la  différence  de  niveau  qu'il  y  a  entre  le  fond  de 
roc  du  Cédron  et  la  plate-forme  du  temple?  C'est  moins  de 
100  mètres,  tandis  que  les  quatre  cents  coudées  de  Josèphe 
nous  donneraient  210  mètres,  c'est-à-dire  beaucoup  plus  du 
double.  Cet  historien  aurait-il  par  hasard  adopté  constamment 
Yamah  ou  coudée  de  om,52  5  pour  les  mesures  en  plan,  et  le 
djamed  pour  les  mesures  de  hauteur?  Il  n'y  aurait  rien  d'im- 
possible à  cela,  et,  dans  le  cas  présent,  les  quatre  cents  cou- 
dées indiquées  par  lui  nous  donneraient  io5  mètres  seule- 
ment, ce  qui  se  rapprocherait  mieux  de  la  réalité. 

«  Tous  ces  travaux  furent  achevés  en  sept  ans l.  » 

Poursuivons.  Au  livre  XV,  chap.  xi,  §  3,  nous  lisons  ceci,  à 
propos  des  constructions  d'Hérode  : 

«Ayant  arraché  les  anciens  fondements,  et  en  ayant  jeté 
«d'autres,  il  construisit  sur  ceux-ci  le  naos  [rov  vaov),  qui 
«  avait  cent  coudées  de  longueur  et  vingt  coudées  de  hauteur  de 
«plus  (que  primitivement?)  etc.  » 

Josèphe  ne  parle  que  des  fondations  du  naos ,  celles-ci  ont 
donc  été  les  seules  fondations  remaniées  par  Hérode. 

«En  outre,  il  (Hérode)  entoura  le  naos  de  vastes  portiques 
«  [zsepie\dpi€(x,ve  Se  koù  alocùç  (leyialais  tov  vqlov),  en  ayant 
«  en  tout  égard  aux  règles  de  la  juste  proportion,  et  en  dépas- 
«  sant  les  dépenses  primitives,  de  sorte  qu'il  semblait  qu'aucun 

1  Ant.  Jud.  VIII,  îv,  1. 


48  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

«  autre  n'eût  avant  lui  décoré  le  naos.  Deux  de  ces  portiques 
«  s'appuyaient  sur  la  grande  muraille  [â(x(pw  S'ijo-txv  (isydXov 
«  Tetypvs) ,  et  cette  muraille  constituait  l'œuvre  la  plus  gigan- 
«  tesque  dont  les  hommes  aient  jamais  entendu  parler»  Une 
«  colline  rocheuse  et  difficile  allait  en  s' élevant  peu  à  peu  et 
«  doucement  jusqu'à  son  sommet,  à  l'orient  de  la  ville.  Salomon, 
«qui  régna  le  premier  sur  nous,  obéissant  à  l'inspiration  de 
«  Dieu ,  couvrit  tout  ce  qui  entourait  le  sommet  de  cette  colline 
«  de  constructions  énormes,  et,  de  plus,  il  l'entoura  par  le  bas, 
«en  commençant  par  le  pied  de  la  colline  [dira  tvs  pt'^s), 
«que  contournait  au  vent  d'Afrique  une  vallée  très-profonde 
«  [fjv  fiadeïa,  Tzepideï  Ç>dpay%  xarà  At'éa),  d'une  muraille  faite 
«de  grands  blocs  reliés  entre  eux  par  du  plomb,  enfermant 
«toujours  quelque  partie  de  la  région  intérieure,  et  s' élevant 
«successivement,  de  telle  façon  que  la  grandeur  de  la  cons- 
«  truction  et  la  hauteur  du  massif  quadrangulaire  ainsi  formé 
«étaient  immenses;  de  manière  aussi  qu'on  pouvait  juger  de 
«la  taille  des  pierres  employées,  par  ce  qui  en  paraissait  à  la 
«surface,  et  qu'à  l'intérieur  ces  pierres,  reliées  par  des  liga- 
«  tures  de  fer,  formaient  un  massif  à  tout  jamais  inébranlable 
«  (dxivyTOVs  T&j  tzavrl  y^pôvw).  L'ouvrage  ayant  été  continué 
«  ainsi  jusqu'à  ce  qu'il  rejoignît  le  sommet  de  la  colline,  lors- 
«  qu'on  eut  un  peu  aplani  ce  sommet  et  rempli  les  cavités  ren- 
«  fermées  à  l'intérieur  de  la  muraille,  il  (c'est  toujours  de  Sa- 
«  lomon  qu'il  est  question)  amena  le  tout  au  niveau  des  parties 
a  de  la  surface  qui  étaient  en  saillie,  et  fit  une  esplanade.  Tout 
«cela  formait  le  péribole  ayant  un  circuit  de  quatre  stades, 
«  chaque  angle  embrassant  une  longueur  d'un  stade.  (Toûto  Se 
«  r\v  to  zsdv  izepiSoXos,  Terldpwv  alaSîwv  idv  hvkXov  ëywv, 
«  èxdcrliiç  ywvias  alaSiov  [lijxoç  diroXafiSctvovervs.)  A  l'inté- 
*  rieur  de  cet  espace,  le  sommet  même  fut  entouré  d'une  autre 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH  CHÉRIF.  49 

«  muraille  de  pierre,  soutenant,  du  côté  de  l'orient,  un  double 
«portique  ayant  la  même  longueur  que  cette  muraille,  faisant 
«face  aux  portes  du  naos,  qui  s'élevait  au  milieu  de  cette  en- 
«  ceinte.  [ÈvSorépw  Se  toutou  xal  TS&p'  ccvttjv  iyjv  ccxpav  âXXo 
«  rsïypç  âvw  XiBivov  tseptdsï,  Ttarà  [ièv  èœav  pàyjv  iaop,y]Xt)  tw 
«  Tefysi,  aloàv  ëyoav  SiivXrjv,  èv  [léuw  tov  vew  tstu^xo'tos, 
«  âÇiopwerixv  eh  tocs  &vpas  avrov.)  Plusieurs  des  anciens  rois 
«ornèrent  ce  portique.  Autour  du  hiéron  étaient  attachées 
«  partout  les  dépouilles  des  barbares,  et  le  roi  Hérode  consacra 
«tous  ces  trophées,  en  y  ajoutant  tous  ceux  qu'il  avait  rem- 
«  portés  sur  les  Arabes.  » 

Ou  Josèphe  ne  savait  pas  exprimer  ses  pensées  (ce  dont, 
soit  dit  en  passant,  on  n'a  pas  encore  songé  à  l'accuser),  ou 
du  passage  qui  précède  résultent  les  faits  suivants,  qui  étaient 
des  vérités  pour  lui  : 

]°  Autour  du  naos,  Salomon  construisit  des  portiques.  Qui 
dit  autour  ne  dit  pas  devant;  il  y  avait  donc  dans  l'œuvre  de 
Salomon  un  portique  de  l'est,  un  portique  du  sud,  un  por- 
tique de  l'ouest  et  un  portique  du  nord. 

2°  Salomon  enveloppa  le  mont  Moriah  d'une  construction 
commencée  au  pied  de  ce  mont,  et  s'élevant  jusqu'au  niveau 
du  sommet.  Cette  construction  est  spécialement  indiquée  comme 
ayant  garni  la  face  sud  du  mont  (onro  rrjs  pîÇys .  .  .  narà  Àtëa) 
où  courait  une  profonde  vallée.  A  quoi  bon  parler  de  celle-ci  ex- 
clusivement, si  Salomon  n'y  avait  pas  construit  son  mur  de  sou- 
tènement? A  quoi  bon  parler  de  cette  vallée,  si  le  mur  du  sud 
construit  par  Salomon  était  en  arrière  de  celui  qui  existe  aujour- 
d'hui, et  qui  est  posé  sur  le  roc,  ainsi  que  mes  dernières  fouilles 
l'ont  prouvé,  puisque  c'est  celui-là  qui  couronne  l'escarpement 
sud  du  Moriah,  et  qu'en  le  reportant  en  arrière  il  n'y  avait  plus 
d'ombre  de  raison  de  s'occuper  de  la  vallée  placée  au-dessous? 

tome  xxvi,  ire  partie.  7 


50  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

3°  La  construction  de  Salomon  formait  un  massif  quadran- 
gulaire  (xad  to  tyos  TSTpocywvov  ysyevyfiévris)  ;  je  dis  qua- 
drangulaire  parce  que  tsipàywvoç  signifie  tètragone,  et  que 
si  un  tètragone  peut  être  un  carré,  il  ne  s'ensuit  pas  le  moins 
du  monde  qu'un  tètragone  soit  forcément  un  carré. 

h°  Pour  Josèphe,  le  soutènement  construit  par  Salomon 
constituait  un  massif  à  jamais  inébranlable  (dxivriTovs  tu> 
tsclvti  ygôvw).  Il  ne  se  serait  pas  servi  de  cette  expression,  s'il 
était  vrai  que  ce  massif,  sans  l'ombre  de  raison,  eût  été  dé- 
rangé et  reconstruit  par  Hérode,  et  cela  par  simple  amour  de 
la  dépense,  puisqu'il  était  à  tout  jamais  inébranlable:  en  d'au- 
tres termes,  il  est  certain  que,  pour  Josèphe,  le  massif  de  Salo- 
mon n'avait  pas  été  ébranlé  parla  main  de  l'homme,  plus  que 
par  l'action  du  temps.  Ce  fait,  en  le  supposant  réel,  se  serait 
passé  environ  quatre-vingts  ans  avant  l'époque  où  Josèphe  écri- 
vait :  comment  faurait-il  ignoré,  et  s'il  ne  l'ignorait  pas,  com- 
ment i'aurait-il  passé  sous  silence,  lui  qui  décrivait  si  com- 
plaisamment  les  travaux,  ordonnés  par  Hérode? 

5°  Des  ligatures  de  fer  reliaient  à  l'intérieur  les  blocs  du 
massif  de  Salomon;  ces  ligatures  de  fer,  j'en  ai  retrouvé  et 
rapporté  un  échantillon  qui  est  oxydé  jusqu'au  cœur,  malgré 
l'épaisseur  du  métal. 

6°  Salomon  nivela  la  plate-forme  de  son  massif  relié  au 
sommet  du  mont  Moriah. 

7°  Tout  ce  péribole,  cette  enceinte  avait  un  circuit  de  quatre 
stades,  chacun  des  angles  embrassant  une  longueur  d'un  stade. 
Nous  voici  en  face  de  chiffres,  et  nous  savons  ce  qu'ils  valent 
dans  les  écrits  de  Josèphe.  Celui-ci  se  rendait-il  bien  compte 
de  ce  qu'il  écrivait  là?  Vraiment  on  pourrait  croire  le  contraire, 
en  trouvant  cette  expression  incompréhensible,  géométrique- 
ment parlant  :  imx&lrjç  ywvhxç  r/la,8iov  (ifjxos  àiroÀaju.é'avotio'rjs. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  51 

Je  ne  sais  pas  en  effet  ce  que  c'est  qu'un  angle  qui  a  un  stade 
de  longueur.  Il  faut  donc  deviner  que  l'historien  a  voulu  dire 
que  chaque  côté  de  chaque  angle  avait  un  stade  de  longueur. _ 

8°  Un  autre  mur  de  pierre,  rejeté  à  l'intérieur  de  la  plate- 
forme et  bâti  au  sommet  du  Moriah,  formait  une  autre  enceinte 
au  milieu  de  laquelle  était  le  naos.  C'était  contre  cet  autre  mur 
intérieur  que  s'appuyait  à  l'est  un  double  portique  qui  avait 
la  même  longueur  que  le  mur  auquel  il  était  adossé,  et  faisait 
face  aux  portes  du  naos. 

9°  Ce  portique  fut  successivement  orné  par  plusieurs  des 
rois  de  l'ancien  empire. 

î  o°  Autour  du  hiéron,  c'est-à-dire  de  l'ensemble  des  quatre 
portiques  construits  par  Salomon,  étaient  suspendus  les  tro- 
phées remportés  sur  les  nations  barbares.  Le  roi  Hérode  les 
consacra  de  nouveau,  en  y  ajoutant  ceux  qu'il  avait  enlevés 
aux  Arabes. 

ii°  Les  deux  portiques  qui  s'appuyaient  directement  sur 
la  grande  muraille  de  Salomon  étaient  des  portiques  construits 
par  Hérode.  Ceci  est  très-clairement  exprimé  par  Josèphe,  qui 
profite  de  l'occasion  que  lui  fournit  la  mention  qu'il  en  fait 
pour  décrire  la  grande  muraille  de  Salomon. 

Jusqu'ici  je  ne  vois  pas  trop  comment  on  me  prouvera  que 
je  ne  suis  pas  dans  le  vrai,  en  attribuant  à  Salomon  ce  que 
l'on  tient  à  mettre  au  compte  d'Hérode.  Mais  il  y  a  bien 
d'autres  textes  encore  dans  Josèphe;  ce  sont  peut-être  ceux-là 
qui  me  donneront  tort.  Interrogeons-les  donc  à  leur  tour,  et 
d'abord  finissons-en  avec  le  livre  des  Antiquités  judaïques. 
Nous  y  lisons  encore  ceci 1  : 

«A  cette  époque  la  construction  du  hiéron  était  terminée. 

1  XX,  ix,  7. 


52  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

«  Le  peuple  voyait  les  ouvriers  qui  y  avaient  été  employés  re- 
«  tomber  dans  l'oisiveté,  au  nombre  de  plus  de  dix-huit  mille 
*  hommes,  et  il  pensait  que  ces  hommes  devaient  avoir  besoin 
«  d'un  salaire,  eux  qui  précédemment  gagnaient  leur  vie  dans 
«les  travaux  qu'ils  exécutaient  au  hiéron;  on  ne  voulait  pas 
«avoir  d'argent  en  réserve  de  crainte  des  Romains,  et,  d'un 
«  autre  côté,  on  se  préoccupait  du  sort  des  ouvriers  et  l'on  dé- 
«  sirait  dépenser  les  sommes  du  trésor  à  leur  profit,  car  celui 
«  qui  faisait  une  heure  de  travail  seulement  dans  la  journée  en 
«  touchait  aussitôt  le  salaire;  on  supplia  donc  le  roi  et  on  s'ef- 
«  força  de  lui  persuader  d'entreprendre  la  restauration  du  por- 
«  tique  oriental.  En  effet,  ce  portique  du  hiéron  extérieur  do- 
«  minait  une  vallée  profonde,  et,  s'appuyant  sur  les  murs  de 
«  quatre  cents  coudées  (  reTpuxocrtwv  iznr/wv  tous  ■zoiyovs 
«  ëyovGOL) ,  était  construit  en  pierres  tétragonales  (èx.  Xidwv 
«  reTptxywvwv)  et  d'une  entière  blancheur  (la  longueur  de  cha- 
«  cune  de  ces  pierres  était  de  vingt  coudées,  et  la  hauteur  de 
«  six);  et  c'était  l'œuvre  du  roi  Salomon,  le  premier  qui  cons- 
«  truisit  tout  l'ensemble  du  biéron.  Le  roi  (à  qui  Claudius 
«César  avait  confié  le  soin  du  hiéron)  ayant  réfléchi  que  la 
«démolition  d'un  édifice  quelconque  était  chose  aisée,  tandis 
«que  sa  construction  était  difficile,  surtout  lorsqu'il  s'agissait 
«  d'une  œuvre  comme  ce  portique;  réfléchissant  aussi  qu'il 
«faudrait  et  beaucoup  de  temps  et  beaucoup  d'argent,  refusa 
«  d'accéder  à  cette  demande;  mais  il  consentit  à  faire  paver  la 
«ville  avec  de  la  pierre  blancbe.  » 

i°  Quel  est  le  roi  dont  il  s'agit  ici?  C'est  Agrippa  II,  qui 
n'avait  qu'une  autorité  religieuse  à  Jérusalem.  C'est  donc  bien 
postérieurement  au  règne  d'Hérode  qu'il  faut  placer  ls  fait  in- 
dubitable que  nous  raconte  Joseph e.  Hérode  n'avait  donc  pas 
touché  au  mur  de  soutènement,  ni  au  portique  salomonien 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  53 

placé  à  l'est  du  temple.  Nous  en  avons  deux  preuves  de  plus 
dans  l'Évangile  de  saint  Jean  (x,  22),  où  nous  lisons  :  uai 
TseptsTTcirei  à  ïrjcrovs  èv  ry  aloôi  rov  SoXofAWvos,  et  dans  les 
Actes  des  Apôtres  (ni,  11),  où  il  est  encore  dit  :  ènl  ry  crloâL 
Ti]  xtxXovpévri  HoXo(jlwvos.  Si  Jésus  se  promenait  dans  le  por- 
tique de  Salomon,  c'est  apparemment  que  ce  portique  était 
encore  debout  à  cette  époque.  On  m'objectera  probablement 
que  ce  portique  n'avait  conservé  du  temps  de  Salomon  que 
son  nom.  Mais  le  texte  de  Josèpbe  condamnerait  irrésistible- 
ment cette  objection  malheureuse. 

20  L'expression  rerpdywvos ,  appliquée  ici  à  des  pierres  qui 
avaient  vingt  coudées  de  longueur  et  six  de  hauteur,  nous 
montre  quel  sens  Josèphe  attachait  à  ce  mot,  et  prouve  que 
j'ai  eu  raison  de  ne  pas  admettre  que  le  massif  tétragonal  de 
Salomon,  décrit  par  Josèphe,  fût  nécessairement  un  carré;  je 
sais  bien  qu'on  me  dira  que  chaque  côté  de  ce  massif  avait  un 
stade  de  longueur,  mais  c'est  là  un  chiffre  de  Josèphe.  J'en 
fais  peu  de  cas,  et  j'ai  donné  de  bonnes  raisons  pour  justifier 
mes  soupçons  constants  sur  les  chiffres  de  cet  écrivain. 

3°  Il  est  encore  question  ici  du  mur  de  quatre  cents  cou- 
dées construit  par  Salomon  sur  le  côté  oriental  du  temple.  Jo- 
sèphe s'en  tenait,  on  le  voit,  aux  mesures  les  plus  impossibles, 
une  fois  qu'il  les  avait  mises  dans  sa  tête  et  dans  ses  écrits; 
cela  nous  prouve  que  Josèphe  n'avait  pas  le  moindre  sentiment 
des  nombres.  On  me  permettra,  j'imagine,  de  conclure  du 
texte  qui  précède  que,  vers  64  de  1ère  chrétienne,  c'est-à-dire 
six  ans  avant  le  siège  de  Titus,  le  mur  salomonien  oriental, 
auquel  Hérode  n'avait  pas  touché  soixante  ans  auparavant, 
était  encore  en  assez  bon  état  pour  qu'on  ne  songeât  pas  à  de- 
mander à  Agrippa  II  de  le  rebâtir,  mais  bien  de  relever  le  por- 
tique qu'il  soutenait  [ëitsiBov  ibv  (SaOTÀe'a  tvv  dvajo'kiKvv 


54  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

rfloàv  dveyéïpat).  Je  le  demande,  si  ce  portique  et  la  muraille 
qui  le  supportait  eussent  été  d'Hérode,  quelle  nécessité  y  eût-il 
eu,  après  soixante  ans  d'existence,  de  les  reconstruire? 

4°  Le  portique  oriental ,  dit  portique  de  Salomon,  faisait  partie 
du  hiéron  extérieur,  et  dominait  la  profonde  vallée  du  Cédron. 
Ce  ne  fut  donc  qu'en  70,  quand  Titus  vint  assiéger  et  ruiner 
Jérusalem ,  que  le  grand  mur  oriental  de  Salomon  fut  réelle- 
ment remanié,  mais  à  coups  de  bélier  et  d'hélépole. 

Voudrait-on  maintenant  m' expliquer  comment  ce  mur  de 
l'est,  qui  n'avait  pas  bougé  sous  Hérode,  se  trouve  si  bien  relié 
avec  le  mur  du  sud  qu'Hérode  a  refait,  dit-on,  et  de  telle  sorte 
que  les  mêmes  blocs  parementent  à  la  fois  la  face  est  et  la 
face  sud,  à  l'angle  sud-est  du  Haram-ech-Chérif?  Il  est  vrai 
qu'on  pourra  essayer  de  se  tirer  de  là  en  affirmant  que  toute  la 
muraille  sud  actuelle  est  l'œuvre  d'Hérode,  et  qu'enfin  la  mu- 
raille sud  de  Salomon,  dont  il  n'existe  pas  de  trace,  était  bien 
en  deçà  et  notablement  rapprochée  du  sommet  du  mont  Mo- 
riah;  qu'enfin  l'angle  sud-est  est  également  d'Hérode.  Mais  cet 
angle,  qui  cube  plusieurs  centaines  de  mètres  en  une  masse 
compacte  formée  de  blocs  immenses,  valait  bien  la  peine  que 
Josèphe  nous  apprît  qu'Hérode  l'avait  construit,  beaucoup 
moins  d'un  siècle  avant  l'époque  où  il  écrivait. 

Du  reste,  nous  discuterons  cela  en  continuant  notre  analyse 
des  textes;  mais,  en  attendant,  je  répéterai  :  prenez  garde! 
Salomon  a  construit  son  massif  à  partir  du  pied  du  Moriah, 
dit  Josèphe;  moi  je  dis  qu'il  n'a  pas  été  aussi  maladroit  et  qu'il 
a  profité  du  terrain  le  mieux  qu'il  a  pu,  en  englobant  dans 
son  massif  toutes  les  parties  du  Moriah  qui  s'y  prêtaient.  Le 
roc  que  j'ai  retrouvé  sous  l'assise  que  j'appelle  salomonienne , 
et  que  vous  appelez  hèrodienne,  ce  roc  que  vous  vous  attendiez 
à  me  voir  chercher  si  profondément  au  pied  du  Haram-ech- 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  55 

Chérif,  ce  roc  enfin,  traversé  par  les  canaux  souterrains  que 
vous  vous  condamnez  aussi  à  attribuera  Hérode,  ce  bienheu- 
reux roc  est  là  pour  me  donner  brutalement  raison.  Si  le  por- 
tique sud  de  Salomon  était  bien  en  deçà  du  mur  actuel,  ce 
portique  dominait,  à  l'extérieur  dubiéron,  le  plateau  naturel 
du  mont  Moriah.  Voilà  une  conclusion  que  je  défie  d'éluder. 

Maintenant  continuons;  nous  en  avons  fini  avec  le  livre  des 
Antiquités  judaïques,  passons  à  celui  qui  raconte  la  guerre 
des  juifs. 

Au  livre  V,  cb.  v,  par.  1 ,  nous  lisons  ceci  :  «  Le  hiéron ,  comme 
«je  l'ai  dit,  était  bâti  sur  le  dos  d'une  colline  dominante  (èirè 
*\6(pov  xapTepov);  lorsque  l'on  commença  à  l'élever,  à  peine 
«  y  avait-il  assez  de  terrain  plat  au  sommet  pour  recevoir  le 
«naos  et  l'autel.  De  tous  les  côtés,  en  effet,  la  colline  était 
«  abrupte  et  déclive.  Mais  le  roi  Salomon ,  le  même  qui  cons- 
«truisitle  naos,  ayant  construit  aussi  un  mur  du  côté  de  l'o- 
«  rient,  un  seul  portique  fut  élevé  sur  le  massif  (sît,  èTédy 
«  [ihx  aloà,  tw  •/m(iolti).  Des  autres  côtés  le  temple  n'était  pas 
«  couvert  {xcù  waxa  ye  Ta  Xontà  fxépri  yvçivos  à  vaos  7jv)  ;  mais, 
«à  mesure  que  le  temps  s'avançait,  comme  le  peuple  ajoutait 
«toujours  quelque  chose  au  massif,  la  surface  de  la  colline, 
«  ayant  été  aplanie,  fut  agrandie.  Abattant  aussi  le  mur  septen- 
«  trional,  on  prit  tout  le  terrain  qu'occupa  dans  la  suite  le  pé- 
«  ribole  du  hiéron  entier.  (&.i<xxô-^<xvTes  §è  xcù  to  Tzpoadpx-viov 
«  Tsïyos  TOcrovTov  TSpotjéXa&ov  baov  vmepov  èTre^ev  à  tov 
(i'ZsavTOs  izpov  xsepî€o'kos.)  Mais  ayant  entouré  la  colline  à 
«partir  du  pied  (êx  pîÇys)  d'une  muraille  en  trois  parties 
«  i^p^XV)  '  et  ayant  travaillé  à  cette  œuvre  plus  qu'on  ne  pou- 
«vait  l'espérer  (à  cette  œuvre  furent  dépensés  et  un  temps 
«considérable  [de  longs  âges,  (laxpoi  aiwves],  et  tous  les  tré- 
«sors  des  caisses  sacrées  qu'avaient  remplies  les  tributs  en- 


56  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

«  voyés  à  Dieu  de  tous  les  pays  du  monde) ,  les  périboles  su- 
«  périeurs  et  le  hiéron  inférieur  furent  achevés  (tous  ts  olvw 
«  tsepiêôXovs  xai  to  xcctw  ispov  dfx^eSeîfjaxvTo) .  Les  parties  les 
«  plus  basses  de  ce  hiéron  inférieur  furent  élevées  jusqu'à  trois 
«cents  coudées,  et  en  certains  points  à  une  hauteur  plus 
«  grande  encore.  Cependant  toute  la  hauteur  des  fondements 
«  n'était  pas  visible;  car,  en  beaucoup  de  points  [èni  -nroÀù  me 
«  paraît  signifier  cela  plutôt  que  en  grande  partie),  on  avait  rem- 
«  blayé  les  vallées  pour  aplanir  les  abords  de  la  ville  (ep/wa-av 
«  Tas  (pdpayyccs,  dmcrovv  BovXâfievoi  tous  (jlsvwirovs  toû 
«  âr/lews).  Les  pierres  de  la  construction  avaient  une  grandeur 
«de  quarante  coudées  [reacnxpaxovTOcn^eis  to  (léyedos). 
«  L'abondance  de  l'argent  (dépensé)  et  la  libéralité  du  peuple 
«  faisaient  avancer  les  constructions  plus  qu'on  ne  pourrait  le 
«  dire,  et  ce  qu'il  n'était  pas  possible  d'espérer  achever,  la  per- 
«  sévérance  et  la  longueur  du  temps  l'achevèrent.  » 

Enumérons  les  faits  qui  découlent  de  ce  passage  : 

i°  Salomon  a  construit  le  naos,  et  le  seul  mur  de  soutène- 
ment faisant  face  à  l'orient,  mur  sur  lequel  il  a  établi  un  seul 
portiaue,  bâti  sur  le  massif  qu'il  avait  créé. 

2°  Salomon  ne  bâtit  que  ce  seul  portique  de  l'est,  puisque, 
vers  les  trois  autres  points  cardinaux,  le  temple  était  nu  ou 
découvert  (yvfivds  yv). 

3°  A  partir  de  Salomon,  les  travaux  du  temple  et  de  ses  dé- 
pendances continuèrent  toujours;  toujours  on  ajoutait  à  l'é- 
tendue de  la  plate-forme  moitié  naturelle,  moitié  factice,  qui 
supportait  le  tout;  elle  fut  aplanie  et  agrandie  [dvicxovfxevos  ô 
\â(pos  rjvpvvsTo).  De  quel  côté?  Est-ce  du  côté  du  sud,  ainsi 
qu'on  le  prétend  pour  les  besoins  de  la  cause?  Pas  précisé- 
ment, car  Josèphe,  à  cette  hypothèse,  répond  ceci  :  Aiajcd- 
ipames  Se  koli  to  'znpocrdpxTiov  Teïyos  togovtov  zspocré'Xaëov 


MAÇONNERIE  DU  HA.RAM-ECH-CHÉRIF.  57 

baov  vcrlspov  èittïytv  à  tov  'zsclvios  iepov  ^ep(§oXos.  À  qui 
fera-t-on  ciboire  que  c'est  du  côté  du  sud  que  le  péribole  du 
hiéron  a  été  agrandi  à  une  époque  quelconque,  quand  Josèphe 
dit  aussi  explicitement  que  c'est  du  côté  du  nord? 

4°  Dans  ce  passage,  il  semble  que  ce  ne  soit  plus  à  Salo- 
mon  que  Josèphe  attribue  la  construction  du  mur  de  soutène- 
ment, sur  trois  des  faces  du  massif  artificiel  destiné  à  soutenir 
le  temple;  c'est  le  peuple  juif  qui,  en  une  longue  suite  d'an- 
nées (jxajcpoi  aiôôves)  et  à  force  d'argent,  aurait  construit  et 
les  périboles  d'en  haut,  et  le  hiéron  inférieur. 

5°  Le  mur  de  soutènement  fut  élevé  jusqu'à  trois  cents 
coudées,  et  quelquefois  plus.  On  ne  le  voyait  pas  tout  entier, 
parce  que  les  vallées  avaient  été  comblées  en  certains  points, 
afin  d'aplanir  les  abords  de  la  ville. 

6°  Les  pierres  employées  avaient  quarante  coudées  de  gran- 
deur. Voilà  une  étrange  expression.  Josèphe  est  plus  précis  que 
cela  ordinairement. 

Ce  passage,  rapproché  du  passage  parallèle  tiré  des  Anti- 
quités judaïques ,  VIII,  m,  et  que  j'ai  rapporté  plus  haut,  pré- 
sente une  série  de  contradictions  apparentes  telles,  que  je  suis 
tenté  de  croire  que  si  l'un  des  deux  est  sûrement  de  Josèphe, 
l'autre  pourrait  bien  n'être  qu'une  interpolation  provenant 
d'une  main  étrangère.  Ainsi,  ce  que  Salomon  a  fait,  d'après  le 
premier  passage,  c'est  le  peuple  qui  l'accomplit  dans  le  second; 
Salomon  entoure  le  naos  d'un  hiéron  de  portiques  splendides 
faisant  face  aux  quatre  vents  du  ciel;  ici,  Salomon  n'a  construit 
qu'un  portique  à  l'est.  A  coup  sûr  Salomon,  s'il  a  voulu  faire 
un  massif  artificiel  capable  de  supporter  le  temple  et  tous  les 
édifices  sacrés,  a  dû  donner  des  murailles  de  soutènement 
suffisantes  à  ce  massif.  Le  premier  passage  le  dit  formellement; 
celui-ci  prétend  que  ce  mur  de  soutènement,  élevé  sur  trois 
tome  xxvi,  iT"  partie.  8 


58  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

côtés  (xp (£})),  n'a  été  fait  qu'à  la  longue  et  par  le  peuple  juif. 
Salomon  n'aurait  construit  que  la  face  de  l'est;  il  l'aurait  donc 
construite  en  l'air,  comme  une  quille,  sans  empâtements  au 
sud  ni  au  nord,  afin  de  le  relier  au  terrain  et  de  lui  donner  la 
force  nécessaire  pour  résister  à  la  poussée  des  terres  accumu- 
lées derrière  lui.  Cela  ne  supporte  pas  l'examen.  Dans  le  pre- 
mier passage,  les  murs  de  soutènement  ont  quatre  cents  cou- 
dées de  hauteur;  daus  le  second  ils  n'en  ont  plus  que  trois 
cents.  Dans  le  premier  j)assage,  quand  Josèphe  parle  des  di- 
mensions magnifiques  des  blocs  employés,  il  désigne  les  di- 
mensions de  vingt  coudées  de  longueur  sur  six  de  hauteur; 
dans  le  second  passage,  il  s'agit  de  pierres  de  quarante  cou- 
dées de  grandeur,  et  cette  expression  inintelligible  est  presque 
indigne  de  Josèphe. 

Comment  maintenant  faire  coïncider  tous  ces  faits  discor- 
dants, s'ils  ont  été  écrits  par  la  même  plume?  En  vérité,  je  ne 
le  sais  pas;  il  faut  donc  faire  son  choix,  accepter  pour  vrais 
ceux  qui  sont  répétés  dans  les  deux  passages,  et,  ceux-là  une 
fois  déterminés,  rejeter  sans  regret  tous  ceux  qui  sont  en  op- 
position avec  eux.  La  logique,  d'ailleurs,  cette  fois  comme  tou- 
jours, doit  être  le  fil  conducteur,  et  il  faut  obéir^à  ses  injonc- 
tions, sous  peine  de  faire  fausse  route  et  d'arriver  à  des  résultats 
qui  ne  peuvent  se  défendre  qu'à  l'aide  d'hypothèses  hasardées 
qu'il  faut  entasser  les  unes  sur  les  autres. 

Au  livre  I  de  la  Guerre  judaïque,  xxi,  i,  Josèphe  nous  dit 
encore  :  «  L'année  xv  de  son  règne,  il  (Hérode)  restaura  le  naos, 
«  et  il  entoura  d'un  mur  le  terrain  qui  s'étendait  autour  de  ce 
«  naos,  terrain  qui  devint  double  de  ce  qu'il  était  auparavant, 
«  et  cela  à  l'aide  de  dépenses  énormes  et  d'une  munificence  sans 
«  égale  (aÙTôV  ts  ibv  vabv  èirscrKevacre  ncd  t7\v  tsepi  olvtov 
«  dv£T£i)(j(jo(,To  yûsç&v,  zfjs  ovfjrjs  SmXarTÎfXv) .  La  preuve  de  ce 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  59 

«  fait  étaient  les  grands  portiques  édifiés  autour  du  hiéron ,  et 
«  la  forteresse  établie  au  nord  de  ce  hiéron.  Il  construisit  les 
«portiques  à  partir  des  fondations;  quant  à  la  forteresse,  à 
«l'aide  de  larges  dépenses,  il  la  restaura  de  façon  qu'elle  ne 
«fût  en  rien  inférieure  aux  demeures  royales  [as  fièv  yàp 
«  âvœKoSô^crsv  en  &s[ie\iwv,  to  Se  èirecrKevaae  zsXovrco  Sa-tyi- 
«  Xéï,  jcax  oùSèv  twv  BacriXstwv  ëXocrlov).  » 

Analysons  encore  ce  passage  : 

i°  Hérode  restaura  [èmcrxevacrs)  le  naos. 

2°  Il  entoura  d'une  muraille  l'esplanade  qui  entourait  le 
naos;  ce  terrain  fut  doublé. 

3°  Il  construisit  les  grands  portiques  formant  l'enceinte  du 
hiéron,  à  partir  des  fondations. 

4°  H  restaura  la  forteresse,  qu'il  nomma  Antonia,  et  qu'il  fit 
digne  d'être  prise  pour  un  palais. 

Déjà  dans  les  Antiquités  judaïques ,  XV,  xi,  1,  Josèphe,  racon- 
tant comment  l'idée  était  venue  à  Hérode  de  rebâtir  le  temple, 
nous  dit  que  le  plan  de  ce  monarque  était  de  restaurer  le 
naos,  et  de  faire  le  péribole  plus  grand  et  de  lui  donner  la 
plus  magnifique  hauteur  [tov  vewv  tov  Qsov  Si'  ixvtov  xccto.- 
(TKevdfjacrdou,  peiÇa  ie  tov  izepfâoAov  xai  ixobs  tyos  d&OTups- 
TrécfltZTOv  èyeipstv). 

Dans  ce  passage  il  est  bien  clair  qu'il  ne  s'agit  encore  que 
du  naos  proprement  dit  et  des  portiques  du  hiéron.  Il  est 
donc  en  parfaite  concordance  avec  le  précédent.  Il  faut  être 
singulièrement  préoccupé  pour  voir  dans  le  péribole  du  naos, 
placé  au-dessus  de  la  plate-forme  artificielle  qui  soutenait  le 
naos  et  les  portiques  constituant  le  péribole,  pour  voir,  dis-je, 
l'ensemble  des  murs  de  soutènement  de  cette  plate-forme,  que 
l'on  essaie  de  désigner  sous  le  nom  d'enceinte  extérieure  du 
temple,  kvziziyimxio  veut  dire  :  il  a  relevé  les  murailles;  les 

8. 


60  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

murailles  de  quoi?  de  l'espace  qui  entourait  le  naos  (rrçy  trrepi 

ocvtov  -/copccv).  Inutile  d'insister  sur  ce  point;  le  comprendre 

autrement  que  je  ne  le  fais,  c'est  commettre  une  confusion 

inadmissible. 

On  suppose  que  le  nouveau  plan  adopté  par  Hérode  pour 
la  reconstruction  de  son  hiéron  relégua  le  temple  à  une  extré- 
mité de  ce  hiéron.  Jamais  je  ne  consentirai  à  admettre  qu'Hé- 
rode  ait  accepté  et  fait  exécuter  une  conception  architecturale 
aussi  boiteuse,  aussi  maladroite,  aussi  disgracieuse.  C'est  là 
encore  une  hypothèse  toute  gratuite  que  rien  ne  justifie,  pas 
même  le  passage  de  la  Mischna  qui  est  invoqué  en  faveur  de 
cette  thèse.  Examinons  donc  ce  passage  : 

mran  po  î"?  'jè>  ovnn  po  on  •  hdn  oikd  ocn  hs  hdk  nixo  vnn  nvi  non  in 

•  a-won  po  raiyiD  pssn  po  rô  ^i1?^ 

«  La  montagne  de  la  maison  (du  temple)  avait  cinq  cents 
«coudées  sur  cinq  cents  coudées;  sa  plus  grande  dimension 
«  était  au  sud,  sa  seconde  à  l'orient,  sa  troisième  au  nord,  et 
«  sa  plus  petite  à  l'occident.  » 

Pour  celui  qui  a  écrit  ce  passage,  l'esplanade  du  temple  était 
un  carré  de  cinq  cents  coudées  de  côté.  Gela  suffit  pour  nous 
amener  à  n'en  pas  faire  grand  cas.  Quant  au  reste,  prenez  le 
plan  du  Haram-ech-Chérif,  tel  qu'il  est  à  l'heure  présente,  et  la 
vérité  de  la  quadruple  assertion  Talmudique  vous  sautera  aux 
yeux.  Oui,  maintenant,  comme  quand  ce  passage  a  été  écrit, 
la  partie  méridionale  est  plus  grande  que  l'espace  analogue  du 
côté  de  l'orient;  celui-ci  est  plus  grand  que  l'espace  du  nord; 
et  le  plus  petit  des  quatre  est  bien  celui  de  l'occident.  C'est 
toujours  l'exacte  vérité. 

Maintenant,  de  ce  que  ce  passage  de  la  Mischna  constate  que 
l'espace  compris  entre  la  plate-forme  proprement  dite  du  temple 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  61 

et  le  mur  du  sud  était  plus  grand  que  l'espace  compris  entre 
cette  même  plate-forme  et  la  limite  septentrionale  du  Haram- 
ech-Chérif,  comme  il  l'est  encore  aujourd'hui,  on  prétendrait 
conclure  que  l'agrandissement  a  eu  lieu  vers  le  sud;  on  dé- 
clare même  que  cela  le  montre  clairement.  Etrange  illusion! 
Mais  si  l'on  rapproche  cette  indication  du  passage  de  Josèphe 
où  il  est  dit  que  ce  fut  en  abattant  le  mur  septentrional  (&a- 
xô^clvtss  to  tspocrdpxTiov  rétros)  que  l'on  gagna  du  ter- 
rain, que  devient  cette  prétendue  démonstration?  Elle  s'éva- 
nouit. 

On  ajoute  que  «la  limite  septentrionale  marquée  par  la 
«  tour  Baris  ou  Antonia  ne  fut  pas  déplacée.  »  Cela  est  certes 
bien  évident,  puisque  c'est  le  dernier  agrandissement  de  l'es- 
planade du  temple  qui  a  donné  Antonia  pour  limite  septen- 
trionale à  cette  esplanade;  c'est  pour  arriver  jusque-là,  c'est-à- 
dire  jusqu'au  pied  du  roc  que  surmontait  Antonia,  que  l'on 
a  gagné  du  terrain  vers  le  nord,  en  abattant  le  mur  d'enceinte 
du  nord.  Est-ce  assez  clair?  A  qui  fera-t-on  croire  que  c'est 
précisément  le  contraire  qui  a  eu  lieu?  A  d'autres,  c'est  possible, 
mais  je  déclare  que  ce  ne  sera  pas  à  moi. 

On  ajoute  encore  que  «  pour  exécuter  ses  projets  d'agran- 
«  dissements,  Hérode  fit  démolir  jusqu'au  sol  et  refaire  les  an- 
«  ciennes  terrasses  et  les  portiques  qui  les  couronnaient.  » 

Les  portiques  et  leurs  fondations,  oui,  mais  les  terrasses,  où 
trouve-t-on  dans  le  membre  de  phrase  as  [ièv  yàp  âvwxo- 
S6(irj(7sv  èx  Ssfjis'klwv  un  mot  qui  autorise  à  les  ajouter?  Je 
ne  le  devine  pas,  et  je  rejette  hardiment  cette  addition  des 
terrasses. 

«  Seulement,  dit-on  encore,  il  fit  respecter  et  enclaver  dans 
«ses  constructions  le  portique  oriental,  dit  de  Salomon,  et 
«  son  beau  mur  de  soutènement.  C'est  là  le  seul  morceau  du 


62  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

«  temple  antérieur  qu'il  semble  avoir  conservé.  Tout  le  reste 
«fut  détruit  pour  renaître  rajeuni  et  agrandi.»  A  cela  je  n'ai 
que  peu  de  mots  à  répondre,  c'est  toujours  (juod  est  demonstran- 
dum.  On  a  perpétuellement  confondu,  dans  cette  appréciation 
des  œuvres  d'Hérode,  ce  qui  était  en  haut  avec  ce  qui  était  en 
bas  de  la  plate-forme  du  mont  Moriah. 

Qu'on  me  permette  quelques  mots  encore.  La  figure  géo- 
métrique donnée  à  l'appui  de  la  théorie  que  je  combats,  ma- 
thématiquement parlant,  est  fausse  de  tout  point,  non  pas 
quant  au  jeu  de  la  superficie  des  deux  parallélogrammes  que 
l'on  fait  se  succéder,  mais  quant  à  la  situation  de  la  plate- 
forme proprement  dite  du  temple;  celle-ci  n'a  pas  changé  de 
place,  le  roc  est  resté  sur  sa  base,  la  sakhrah  aussi,  et  tout 
près  de  celle-ci  étaient  les  statues  équestres  d'Hadrien  et  d'An- 
tonin,  dressées  sur  l'emplacement  même  du  Saint  des  Saints 
(ce  sont  saint  Jérôme  et  le  pèlerin  de  Bordeaux  qui  nous 
l'apprennent).  Dès  lors  il  faut  renoncer  à  la  pensée  de  faire 
concorder  cette  figure  géométrique  avec  ce  que  présente  le 
terrain  lui-même.  Il  n'y  a  donc  point  à  s'y  arrêter  plus  long- 
temps, puisque  du  centre  de  la  sakhrah  au  mur  méridional, 
il  y  a  260  mètres,  et  du  même  point  à  la  limite  septentrio- 
nale actuelle,  2  32  mètres.  La  différence  n'est  pas  si  grande, 
qu'on  ne  puisse  dire  que  la  sakhrah  est  à  peu  près  au  milieu 
de  l'enceinte  actuelle  du  Haram-ech-Chérif,  dans  le  sens 
nord-sud,  bien  entendu,  puisque  dans  le  sens  est-ouest  ce 
même  centre  de  la  sakhrah  est  à  200  mètres  juste  du  mur 
oriental  et  à  110  mètres  seulement  du  mur  occidental.  Ce  sont 
précisément  ces  mesures  qui  justifient  pleinement  les  asser- 
tions contenues  dans  la  phrase  empruntée  à  la  Mischna,  phrase 
que  j'ai  reproduite  plus  haut,  et  dont  on  a  tiré  des  conclu- 
sions qui  reposent  sur  une  base  imaginaire. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉR1F.  63 

Maintenant,  résumons;  j'ai  fait  voir,  je  le  crois,  que  le  mur 
de  soutènement  méridional  n'avait  pas  plus  été  dérangé  par 
Hérode  que  le  mur  oriental. 

S'il  en  est  ainsi,  que  devient  l'impossibilité  de  retrouver, 
dans  les  faces  du  mur  actuel,  des  assises  mises  en  place  par 
les  ouvriers  de  Salomon  ?  Elle  aussi  s'évanouit.  Et  si ,  dans  ces 
constructions  vénérables,  les  plus  anciennes,  à  en  juger  par 
leur  position  respective,  les  plus  anciennes,  de  l'avis  de  tout 
Je  monde,  même  de  mes  contradicteurs,  ont  des  caractères  qui 
ne  ressemblent  en  rien  aux  caractères  des  constructions  qu'il 
faut  indubitablement  attribuer  à  Hérode  ou  à  son  époque, 
telles  que  celles  qu'on  retrouve  à  Hérodium,  comme  à  Mas- 
sada,  comme  à  Césarée  et  comme  à  Machaeronte,  ainsi  que  le 
prouvent  les  belles  photographies  de  M.  le  duc  de  Luynes, 
qu'en  conclure?  Que  ces  premières  assises  du  Haram-ech- 
Chérif  sont  les  restes  des  murs  de  soutènement  qui  faisaient 
l'admiration  de  Josèphe,  et  que  Josèphe  considérait  comme 
l'œuvre  de  Salomon,  lui  qui  écrivait  quatre-vingts  ans  à 
peine  après  les  restaurations  d'Hérode.  Ce  n'est  certes  pas 
moi  qui  me  montrerai  plus  sceptique  que  Josèphe;  et  comme, 
en  définitive,  il  n'y  a  pas  une  seule  raison  plausible  pour 
attribuer  ces  gigantesques  assises  à  un  autre  qu'à  Salomon, 
je  persisterai  à  croire  qu'elles  sont  bien  de  lui,  et  qu'on  ne 
parviendra  jamais  à  démontrer  le  contraire. 

Il  est  un  dernier  passage  de  Josèphe  que  je  ne  puis  passer 
sous  silence,  c'est  celui  où  il  est  question  de  la  prophétie  pré- 
disant la  prise  de  Jérusalem  et  du  temple,  après  que  le  hiéron 
serait  devenu  tétragonal.  Le  voici  : 

«  Celui  qui  réfléchira  à  ces  choses  comprendra  certaine- 
«  ment  que  Dieu  s'occupe  des  hommes,  et  quil  prend  tous 
«les  moyens  pour  leur  montrer  ce  qui  peut  être  salutaire  au 


64  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

«  genre  humain;  que  quand  ils  succombent,  c'est  par  suite  de 
«  leur  démence  et  du  mal  qu'ils  font  volontairement.  Ainsi  les 
«juifs,  après  avoir  détruit  Antonia,  rendirent  le  hiéron  tétra- 
«  gonal,  lorsque  dans  les  prophéties  il  était  écrit  que  la  ville  et 
«  le  naos  seraient  pris  après  que  le  hiéron  serait  devenu  tétrago- 
«  nal  [dvaysypix(j,fX£vov  èv  toïs  Xoyiois  ëypwrzs  akwcrsaBcu  ?i]v 
«  gsôXiv  xoù  tov  vaov,  èmiSàv  tb  lepov  yévijTou  T£Tpd.yœvovl.)  » 

Il  ne  me  reste  plus,  pour  justifier  en  quelque  sorte  a  priori 
la  possibilité  de  retrouver  debout  encore  des  restes  du  temple 
primitif  de  Jérusalem,  qu'à  mentionner  deux  témoignages 
auxquels  je  laisse  mes  lecteurs  parfaitement  libres  de  ne  pas 
accorder  l'importance  que  je  leur  accorde  moi-même. 

La  traduction  syriaque  d'un  livre  perdu  d'Eusèbe,  écrit 
vers  l'an  320  et  intitulé  Theophania,  a  été  retrouvée,  retra- 
duite en  anglais  et  publiée,  il  y  a  quelques  années,  par  Sa- 
muel Lee.  Le  chapitre  xvm  du  livre  IV,  pages  2^5,  2^8, 
traite  de  la  destruction  du  temple  de  Jérusalem,  et  j'y  lis 
ceci  : 

«  Jésus-Christ  a  dit  que  non-seulement  la  ville  serait  dé- 
«  truite,  mais  encore  la  maison  qui  est  dans  ses  murs,  c'est-à- 
«  dire  le  temple  qu'il  ne  voulait  plus  appeler  le  sien,  ni  celui 
«  de  Dieu,  mais  le  leur  seulement.  Il  prophétisa  qu'il  ne  serait 
«  désolé  dans  aucun  autre  sens  que  dans  celui  de  perdre  cette 
«  protection  providentielle  qui  s'exerçait  autrefois  sur  lui.  Ainsi 
«  il  dit  :  Votre  maison  sera  désolée.  Et  c'est  avec  raison  que 
«  nous  nous  étonnons  de  l'accomplissement  de  cette  prophé- 
tie, puisque  dans  aucun  temps  ce  lieu  ne  subit  une  désoîa- 
«  tion  pareille,  pas  même  au  temps  où  ses  fondations  furent 
«  rasées  par  les  Babyloniens.  » 

1   Bell.  Jud.Vl,\,  U. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉRIF.  65 

Puis,  un  peu  plus  bas  : 

«  La  vue  des  lieux  donne  seule  la  mesure  si  complète  dans 
«laquelle  cette  prédiction  s'est  accomplie.  La  durée  de  cet 
«  abandon  n'a  pas  été  seulement  du  double  de  soixante  et  dix 
«ans,  comme  au  temps  des  Babyloniens,  mais  plus  de  quatre 
«fois  ce  temps,  confirmant  ainsi  le  jugement  prononcé  par 
«  Notre-Seigneur.  » 

Plus  bas  encore  : 

«De  plus,  l'Écriture  nous  apprend  que  toute  la  construc- 
«  tion  et  l'extrême  ornementation  du  temple  méritaient  d'être 
«considérées  comme  prodigieuses,  et  en  témoignage  de  cette 
«vérité,  quelques  vestiges  de  ces  anciennes  décorations  ont  été  res- 
«pectés  par  le  temps.  Mais  le  plus  grand  de  tous  les  miracles 
«  est  la  prophétie  du  Sauveur,  qui  déclara  à  ceux  qui  s'émer- 
«  veillaient  de  cette  construction  du  temple,  qu'il  ne  resterait 
«  pas  pierre  sur  pierre  de  cet  objet  de  leur  admiration.  » 

«  Il  était  juste  que  ce  lieu  encourût  une  destruction  et  une 
«désolation  extrêmes,  à  cause  de  l'audace  de  ses  habitants, 
«  et  parce  qu'il  était  habité  par  des  hommes  impies.  Et  selon 
«  cette  prédiction,  le  temple  tout  entier  et  ses  murailles,  aussi 
«  bien  que  ces  constructions  ornées  et  magnifiques  qui  étaient 
«dedans  et  dont  la  beauté  surpasse  toute  description,  ont 
«  souffert  la  désolation  depuis  ce  temps  jusqu'au  nôtre;  avec 
«le  temps  aussi  cette  désolation  augmente,  et  une  si  grande 
«  puissance  de  destruction  est  sortie  de  cette  parole,  que  dans 
«  bien  des  endroits  on  ne  découvre  même  plus  aucun  vestige 
«  des  fondations.  Cette  vérité,  chacun  peut  s'en  assurer  de  ses 
«  propres  yeux,  et  si  quelqu'un  dit  que  plusieurs  de  ces  côns- 
«  tructions  existent  encore,  nous  pouvons  nous  attendre  à  les  voir 
«  disparaître,  car  leur  ruine  augmente  chaque  jour.  La  parole 
«  prophétique  s'accomplit  par  un  pouvoir  invisible.  » 

tome  xxvi,  vr0  partie.  9 


m  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Il  est  bien  clair  que  de  la  teneur  de  cet  important  passage 
il  est  permis  de  conclure  qu'à  l'époque  où  Eusèbe  l'écrivait, 
il  restait  encore  debout  certaines  parties  du  temple  détruit 
par  les  Romains,  et  témoignant,  par  leur  ornementation,  de 
la  splendeur  de  l'édifice  sacré. 

Parmi  les  œuvres  d'Aurelius  Prudentius  Clemens  (publiées 
à  Parme  en  1788),  je  trouve  le  diptychon  écrit  vers  l'an  3g/i, 
où  le  quatrain  XXXI,  intitulé  Pinna  templi,  est  ainsi  conçu  : 

Excidio  templi  veteris  stat  pinna  superstes: 
Structus  enim  lapide  ex  illo  manet  angulus,  usque 
In  saeclum  saecli,  quem  sprerunt  sedificantes. 
Nunc  capul  est  templi,  et  laterum  compago  duorum. 

Dans  d'autres  manuscrits  on  lit,  mais  à  tort,  lapidam  au 
lieu  de  laterum. 

Ce  quatrain  nous  montre  ce  que  l'on  pensait,  vers  3 g4 ,  de 
l'angle  sud-est  de  l'enceinte  ancienne  du  temple. 

Déjà  en  333,  le  pèlerin  de  Bordeaux  avait  à  ce  propos  écrit 
les  paroles  suivantes  :  «  Ibi  est  angulus  turris  excelsissimae  ubi 

«  Dominus  ascendit  et  dixit  ei  is  qui  tentabat  eum Ibi 

«est  et  lapis  angularis  magnus  de  quo  dictum  est:  Lapidem 
«  quem  reprobaverunt  sedificantes.  Item  ad  caput  anguli,  et 
«  sub  pinna  turris  ipsius,  sunt  cubicula  plurima  ubi  Salomon 
«palatium  habebat.  Ibi  etiam  constat  cubiculus  in  quo  sedit 
«  et  sapientiam  descripsit.  Ipse  vero  cubiculus  uno  lapide  est 
«  tectus.  » 

Vers  l'an  4oo,  saint  Jérôme,  écrivant  son  commentaire  In 
Sophoniœ  Proph.  cap.  1  ',  s'exprime  ainsi  : 

«  Ululant  super  cineres  sanctuarii  et  super  altare  destruc- 

1    Éd.  de  Martianay,  1. 111,  col.  1 655. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  67 

«tum,  et  super  civitates  quondam  munitas,  et  super  excelsos 
«angulos  templi,  de  quibus  quondam  Jacobum  fratrem  Do- 
«  mini  praecipitaverunt.  » 

Le  même  saint  Jérôme,  au  chapitre  xxiv  du  Commentaire  de 
saint  Matthieu1,  dit  encore  : 

«  Simpliciores  fratres,  inter  ruinas  templi  et  altaris,  sive  in 
«portarum  exitibus  quœ  Siloë  ducunt,  rubra  saxa  mons- 
«  trantes,  Zachariae  sanguine  putant  esse  polluta.  Non  condem- 
«  namus  errorem  qui  de  odio  Judaeorum  et  fidei  pietate  des- 
«  cendit.  » 

Il  y  avait  donc  déjà,  vers  l'an  4oo,  des  frères  qui  servaient 
de  guides  aux  pèlerins  et  qui  leur  transmettaient  des  tradi- 
tions apocryphes.  Mais  ce  qui  est  précieux  dans  le  passage 
que  je  viens  de  transcrire,  c'est  qu'il  y  est  manifestement 
question  de  la  triple  porte  murée,  au  pied  de  laquelle  j'ai 
fait  des  fouilles  si  intéressantes. 

J'ai  dit  plus  haut  que  saint  Jérôme  parlait  de  l'emplacement 
du  Saint  des  Saints;  voici  les  deux  passages  que  j'ai  invoqués  : 

«  Ubi  quondam  erat  templum  et  religio  Dei,  ibi  Hadriani 
«  statua  et  Jovis  idolum  collocatum  est2.  » 

«  Aut  de  Hadriani  equestri  statua  quae  in  ipso  Sancto  Sanc- 
«  torum  loco  usque  in  praesentem  diem  stetit 3.  » 

Quant  au  pèlerin  de  Bordeaux,  voici  ce  qu'il  dit  : 

«  Sunt  ibi  et  excepturia  magna  aquae  subterranese ,  et  piscinae 
«  magno  opère  aedificatae,  et  in  aede  ipsa  ubi  templum  fuit,  quod 
«  Salomon  aedificavit,  in  marmore  ante  aram,  sanguinem  Za- 
«  charias  ibi  dicas  hodie  fusum.  Etiam  parent  vestigia  clavorum 
«  militum  qui  eum  occiderunt,  in  totam  aream,  ut  putes  in 
«  cera  fixum  esse.  Sunt  ibi  et  statuae  duae  Adriani.  Est  et  non 

'  Éd.  de  Martianay,  t.  ÏV,  col.  n3.  —  a  Tome  III,  col.  25.  —  3  Tome  IV,  col.  n5. 

9- 


68  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

«  longe  de  statuis  lapis  pertusus,  ad  quem  veniunt  Judeei  sin- 
«  gulis  annis,  et  unguent  eura,  et  lamentant  se  cum  gemitu 
«  et  vestimenta  sua  scindunt,  et  sic  recedunt.  » 

Concluons  encore  une  fois.  Toutes  les  constructions  que 
j'ai,  à  la  suite  de  mon  premier  voyage,  attribuées  à  Salomon 
et  à  ses  successeurs  immédiats  de  la  dynastie  de  Juda,  j'en 
maintiens  plus  que  jamais  l'attribution. 

Pour  compléter  ce  travail,  je  ne  puis  me  dispenser  de  dire 
quelques  mots  de  plus  sur  la  porte  Dorée  et  sur  la  porte  sous 
El-Aksa;  car  ces  deux  monuments  se  relient  entièrement  à 
l'enceinte  extérieure  du  Haram-ech-Chérif. 

Voilà  deux  constructions  sur  le  compte  desquelles  les  avis 
sont  encore  partagés.  Les  uns,  et  je  me  hâte  de  dire  que  je 
suis  du  nombre,  se  refusent  obstinément  à  y  voir  une  œuvre 
byzantine,  les  autres  y  reconnaissent  l'art  de  Justinien.  La 
question  vaut  bien  la  peine  qu'on  s'y  arrête  un  instant.  Je  ne 
le  ferai  pas  en  détail,  cet  examen  devant  naturellement  trouver 
sa  place  ailleurs;  je  n'en  parlerai  qu'en  gros,  et  n'en  dirai  que 
ce  que  je  croirai  suffisant  pour  justifier  l'opinion  que  je  par- 
tage et  que  je  veux  défendre. 

La  décoration  extérieure  de  la  porte  Dorée  et  celle  de  la 
porte  sous  El-Aksa  sont  toutes  deux  de  la  même  époque.  Cela 
ne  fait  plus  question  pour  personne.  Mais  quelle  est  cette 
époque?  Là  seulement  est  le  nœud.  Tâchons  donc  d'apprécier 
sans  parti  pris  le  style  de  ces  deux  monuments. 

Ce  sont  de  vrais  placages  décoratifs;  voilà  encore  un  point 
que  l'on  ne  contestera  pas,  je  pense.  Le  fait  saute  aux  yeux. 
Cela  est  si  vrai,  qu'à  la  porte  sous  El-Aksa,  entre  le  fragment 
de  corniche  et  la  face  de  la  muraille,  on  voit  le  jour. 

A  la  porte  Dorée,  le  fait  ne  peut  se  reconnaître  à  l'extérieur; 
à  l'intérieur,  c'est  différent;  il  n'est  pas  moins  évident  qu'à  la 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  69 

porte  sous  El-Aksa,  mais  il  se  manifeste  d'une  autre  façon. 
Si,  en  effet,  vous  considérez  de  face  les  deux  arcs  surbaissés 
formant  archivolte  de  la  double  baie,  vous  n'êtes  frappé  que 
d'une  chose,  c'est  de  ce  surbaissement  excessif,  qui  fait  qu'au 
premier  coup  d'œil  on  serait  tenté  de  croire  que  les  archi- 
voltes demi-circulaires  de  l'extérieur  ne  rentrent  pas  dans  la 
même  conception  qui  a  engendré  les  archivoltes  de  l'intérieur; 
mais  cette  illusion  cesse  aussitôt  qu'on  étudie  le  détail  de  l'or- 
nementation des  unes  et  des  autres.  Elle  est  une;  elle  est  sortie 
du  même  cerveau,  delà  main  des  mêmes  artistes. 

Cela  fait,  tournez  à  droite  et  regardez  ]a  façade  latérale  du 
monument  :  toute  incertitude  s'évanouit  à  l'instant.  Ces  arcs 
sont  un  placage  et  rien  de  plus,  et  encore  un  placage  fort 
maladroitement  ajusté.  La  preuve  de  ce  fait  est  facile  à  donner, 
la  voici  :  La  face  de  retour  de  la  corniche  vient  se  loger  dans 
l'aisselle  d'un  pilastre  carré  à  surface  unie,  formant  un  second 
ordre  au-dessus  d'une  corniche  d'une  simplicité  extrême,  qui 
ne  se  relie  pas  le  moins  du  monde  avec  la  première,  et  qui 
comporte  des  moulures  dont  l'ensemble  n'a  rien  de  commun 
avec  ce  que  nous  montre  l'architecture  classique.  L'aisselle 
qui  reçoit  la  corniche  d'applique  est  indiquée  par  une  amorce 
projetée  par  la  corniche  primitive  bien  au-dessous  de  la  mou- 
lure inférieure  de  l'autre.  Entre  les  parties  des  deux  systèmes 
il  n'y  a  pas,  je  le  répète,  l'ombre  de  liaison,  même  intention- 
nelle, et  nous  sommes  là  en  présence  de  deux  époques  bien 
distinctes,  et  qui  n'ont  absolument  rien  de  commun.  La  cor- 
niche antique  est  supportée  par  des  pilastres  engagés  dont  le 
corps  présente  des  encadrements  sculptés,  du  même  style  que 
l'entablement,  et  dont  le  chapiteau  n'a  jamais  été  qu'épannelé. 
A  l'intérieur  de  l'édifice,  nous  retrouvons  exactement  tous  les 
motifs  de  la  partie  antique  extérieure;  mais  là  les  moulures 


70  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

simples  ont  été  complètement  transformées  par  l'application 
d'une  ornementation  outrée,  semblable  à  celle  des  archivoltes 
extérieures.  Evidemment ,  à  une  certaine  époque ,  on  a  surchargé 
à  l'intérieur  ce  que  l'on  trouvait  trop  simple,  en  y  appliquant, 
à  l'aide  d'une  ornementation  outrée,  je  le  répète,  le  cachet 
d'un  autre  art  et  d'un  autre  âge.  J'ai  déjà  trouvé  ailleurs  l'occa- 
sion de  dire  que  cet  intérieur  de  la  porte  Dorée  a  été  profon- 
dément remanié,  et  que  le  système  de  décoration  excessive  qui 
frappe  dans  toutes  les  parties  rajustées  à  l'extérieur  lui  a  été 
appliqué  sans  merci.  Les  fûts  monolithes  des  deux  colonnes 
soutenant  les  coupoles  surbaissées  du  plafond  n'ont  été  faits 
ni  pour  les  chapiteaux  qu'ils  supportent  aujourd'hui,  ni  pour 
les  bases  sur  lesquelles  ils  reposent.  Quant  à  ces  chapiteaux 
sur  lesquels  on  a  supposé  que  des  croix  auraient  pu  être  sculp- 
tées, ils  n'en  ont  jamais  porté,  les  moulages  qui  sont  déposés 
au  Louvre  le  prouvent  incontestablement. 

Dans  la  décoration  des  archivoltes  d'applique  on  a  vu  je  ne 
sais  quel  cordon  d'oves  dégénérées,  à  la  place  d'un  cordon 
d'oves  assez  pures  qui  y  sont  et  qui  y  ont  toujours  été;  la  pho- 
tographie en  fait  foi.  Aux  dessins  j'oppose  mes  photographies, 
et  le  soleil  dessine  franchement  ce  qui  existe,  il  n'a  pas  de 
parti  pris  : 

solem  quis  dicere  falsum 

Audeat  ? 

Cette  ornementation  comporte  d'élégants  cordons  de  petits 
modillons;  et  les  mêmes  cordons  existaient  dans  l'ornementa- 
tion en  stuc  du  palais  d'Hérode  à  Massada.  Mon  ami,  M.  Guil- 
laume Rey,  m'en  a  rapporté  un  très-précieux  fragment  qui  le 
prouve.  Quant  à  la  ciselure  sèche  et  vive  des  rinceaux  de  feuil- 
lage, un  autre  fragment  de  Massada,  et  de  marbre  cette  fois, 
présente  exactement  la  même. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉR1F.  71 

Mon  ami,  M.  de  Vogué,  a  pensé  que  la  présence  des  colonnes 
engagées,  là  et  en  d'autres  parties  souterraines  du  Haram-ech- 
Chérif,  était  un  indice  palpable  d'un  âge  relativement  moderne, 
l'emploi  des  colonnes  engagées  pouvant  au  plus  remonter  à 
l'époque  d'Hérode. 

À  la  théorie  architecturale  qui  s'appuyerait  sur  un  principe 
pareil,  je  n'ai  qu'un  mot  à  répondre  :  il  souffre  tant  d'excep- 
tions, qu'il  est  inadmissible.  En  voici  la  preuve.  En  Egypte, 
on  voit  des  colonnes  engagées  dans  une  chapelle  du  temps  de 
Ramsès  II,  taillée  dans  les  rochers  du  Djebel  Selseleh,  et  con- 
sacrée à  Hapi-Moou,  le  dieu  Nil.  Voilà  qui  est  de  i5oo  ans 
peut-être  antérieur  à  Hérode;  à  Athènes,  il  y  a  des  colonnes 
engagées  au  délicieux  temple  de  Minerve  Poliade;  à  Bassae, 
au  temple  d'Apollon  Epicourios,  il  y  a  des  colonnes  engagées; 
au  Medrecen,  que  l'on  regarde,  sans  raison  probante,  comme 
le  tombeau  de  Massinissa,  toutes  les  colonnes  sont  engagées; 
en  Assyrie,  il  y  a  des  colonnes  engagées  à  Khorsabad,  dans 
les  dépendances  du  harem  fouillé  par  M.  V.  Place  l.  Or  le  pa- 
lais de  Khorsabad  a  été  bâti  par  Sargon  en  710  avant  Jésus- 
Christ,  pour  remplacer  le  palais  de  Ninive,  détruit  depuis  la 
prise  de  cette  ville,  en  788.  Nous  voilà  donc  encore  bien  loin 
d'Hérode.  Mais  il  y  a  plus  :  s'il  n'était  pas  possible  de  faire 
remonter  l'usage  des  colonnes  engagées  qui  se  trouvent  dans 
les  substructions  du  Haram-ech-Chérif,  plus  loin  que  l'é- 
poque d'Hérode,  comment  expliquer  la  présence  de  colonnes 
absolument  identiques  à  Aaraq-el-Emyr,  puisqu'il  n'y  a  pas 
moyen,  même  en  faisant  ce  monument  le  plus  récent  pos- 

1  Voici  ce  qu'en  dit  mon  ami  M.  J.  Op-  «  basse  Chaldée  (  Warka  et  Mugheïr) ,  sauf 

pert  {Expédition  de  Mésopotamie,  tome  I,  «l'introduction   de  la   demi-colonne,   ou 

p.  352)  :  «Les  systèmes  de  ces  ornements  «  plutôt  d'un  demi-pilier  rond.  » 
«  ne  se  distinguaient  pas  de  ceux  de  la 


72  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

sible,  de  le  faire  descendre  au  delà  de  176  ans  avant  le  règne 
d'Hérode? 

A  la  porte  sous  El-Aksa,  j'ai  pu  constater  encore  quelques 
faits  matériels  que  je  ne  puis  passer  sous  silence.  Au-dessus 
de  l'archivolte  encadrée,  plaquée  contre  le  mur  antique,  règne 
une  petite  corniche  rectiligne,  exactement  semblable  aux  mou- 
lures supérieures  des  archivoltes  surbaissées  de  la  porte  Dorée. 
Elle  surmonte  un  arc  en  décharge  d'un  très-bel  appareil, 
établi  au-dessus  d'un  linteau  monolithe,  ces  deux  dernières 
parties  formant  partie  intégrante  de  la  muraille  primitive.  A 
droite  du  dernier  claveau  de  l'arc  en  décharge,  commence 
immédiatement  un  rhabillage  de  maçonnerie  dont  l'appareil 
est  des  plus  médiocres,  et  la  première  pierre  de  ce  rhabillage 
n'est  autre  chose  que  l'inscription  retournée,  qui  était  vraisem- 
blablement encastrée  dans  la  base  de  la  statue  équestre  d'An- 
tonin,  dressée  sur  l'emplacement  du  Saint  des  Saints.  Peut-on 
affirmer  que  la  pierre  de  cette  inscription  ait  été  entaillée  pour 
livrer  passage  au  cordon  ornementé  que  j'ai  décrit  il  n'y  a 
qu'un  instant?  Peut-on  admettre  que  ce  cordon  ait  été  mis 
en  place  quand  l'inscription  y  était  déjà?  Rien  ne  prouve 
que  l'inscription  ait  été  retaillée  pour  laisser  passer  un  cor- 
don orné  postérieur,  plutôt  que  pour  s'ajuster  à  ce  cordon 
préexistant  depuis  longtemps  déjà.  H  y  a  mieux  :  la  présence 
de  l'entaille  en  question  n'est  point  constatée,  et  mon  auto- 
rité, c'est  encore  la  photographie. 

Enfin,  on  a  donné  à  l'archivolte  qui  encadrait  la  porte 
sous  El-Aksa  la  même  ornementation  qu'au  cordon  supé- 
rieur. Nouvelle  erreur  du  dessinateur.  Le  cordon  extérieur 
de  palmettes  qu'il  a  représenté  n'a  jamais  existé;  je  suis  fâ- 
ché d'être  obligé  de  le  dire,  mais  ces  dessins  ont  été  faits 
avec  trop  de  légèreté.  Ils  sont  charmants,  mais  ils  ne  sont  pas 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  73 

la  représentation  fidèle  du  monument.  Dès  lors,  quelle  va- 
leur attacher  aux  conclusions  déduites  de  leur  exactitude  sup- 
posée ? 

Une  observation  encore,  et  qui,  à  mon  avis,  est  essentielle. 
Tout  à  l'heure  j'ai  parlé  du  linteau  monolithe  de  la  porte 
primitive,  à  laquelle  on  a  substitué  plus  tard  la  porte  orne- 
mentée dans  le  goût  de  la  porte  Dorée.  Ce  linteau  a  été  brisé, 
soit  par  un' tremblement  de  terre,  soit  par  toute  autre  cause 
(ce  n'est  certainement  pas  la  charge  qu'il  supportait,  puis- 
qu'il est  cassé  obliquement,  en  sens  inverse  de  la  poussée).  Or 
l'archivolte  d'applique  n'est  pas  rompue;  elle  a  donc  été  mise 
en  j)lace  postérieurement  à  l'époque  où  la  porte  à  linteau  mo- 
nolithe était  de  service  depuis  longtemps,  et  menaçait  déjà 
ruine. 

Maintenant,  quel  est  l'âge  de  ces  appliques  qui  se  voient 
aujourd'hui  à  la  porte  Dorée  et  à  la  porte  sous  El-Aksa?  Plus 
que  jamais,  je  suis  convaincu  que  ces  monuments  sont  du 
temps  d'Hérode.  A  quelle  autre  époque,  en  effet,  auraient-ils 
pu  être  ciselés?  Interrogeons  l'histoire,  et  établissons  une  série 
de  dates. 

AVANT  JÉSUS-CHRIST. 

1  020  à  980.  Salomon  construit  le  temple. 

588.  Nabucbodonosor  incendie  et  pille  le  temple. 

5i5.   Le  temple  est  reconstruit  après  la  captivité. 

332.   Alexandre  vient  à  Jérusalem. 

176.  Avènement  d'Antiochus  IV,  le  profanateur  du  temple. 

63.   Pompée  prend  Jérusalem. 

3g.  Hérode  s'empare  de  Jérusalem. 

22.   Hérode  bâtit  le  nouveau  temple. 
h.  Hérode  meurt. 
tome  xxvi,  ire  partie.  *io 


74  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

APRÈS  JÉSUS-CHRIST. 

70.  Titus  prend  et  détruit  Jérusalem. 
1  3 1 .  Révolte  des  Juifs  contre  Hadrien. 
006  à  33y.   Règne  de  Constantin.  , 

326.   Hélène  bâtit  la  basilique  du  Saint-Sépulcre. 
362.  Tentative  de  Julien  l'Apostat  pour  relever  le  temple. 
532.  Justinien  bâtit  un  hôpital  et  l'église  de  la  Présentation. 
6  1  /i.   Chosroës  met  Jérusalem  à  sac. 
629.   Victoire  d'Héraclius  et  exaltation  de  la  Croix. 
63/i.   Omar  prend  Jérusalem  par  capitulation. 
688.  Abd-el-Malek  fait  construire  la  Coubbet-es-Sakhrab. 

Hadrien  fonda  sur  le  Saint  des  Saints  le  temple  de  Jupiter 
Capitolin,  et  on  y  plaça  sa  propre  statue.  Jérusalem  perdit 
alors  son  nom,  pour  s'appeler  Colonia  JElia  Capitolina.  En  4oo, 
les  statues  équestres  d'Hadrien  et  d'Antonin  étaient  encore 
debout  à  leur  place  sur  le  Saint  des  Saints,  au  point  où  le  pè- 
lerin de  Bordeaux  les  avait  vues  en  333,  lorsque  déjà  la  ba- 
silique constantinienne  du  Saint- Sépulcre  était  achevée.  On 
n'avait  donc  rien  construit  en  fait  de  monument  chrétien  sur 
l'emplacement  du  temple  des  Juifs.  Cet  abandon  tint  certai- 
nement à  ce  qu'Hélène  voulut  respecter  la  prophétie  touchant 
le  temple.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'Eutychius,  dans  ses  Annaies 
(Oxford,  1 656,  tome  II,  p.  186  et  suivantes),  ledit  expressé- 
ment; et  Eutychius  écrivait  vers  940.  Lorsque  Julien  l'Apostat 
essaya  de  procéder  à  la  reconstruction  du  temple,  apparem- 
ment l'édicule  de  Jupiter  Capitolin  avait  déjà  été  renversé  par 
Tordre  d'Hélène.  Celle-ci,  toutefois,  avait  respecté  les  statues 
des  prédécesseurs  de  son  fils;  Julien  les  respecta  aussi,  puisque 
saint  Jérôme  en  parle,  vers  4oo,  comme  étant  à  leur  place. 

En  532,  Justinien  bâtit  l'église  de  la  Présentation  et  un  hô- 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF,  75 

pital.  L'église  était  là  où  se  voit  aujourd'hui  la  mosquée  d'El- 
Aksa,  et  elle  était  certainement  orientée.  Il  en  reste  quelques 
fragments,  et  ceux-ci  n'ont  absolument  aucun  rapport  d'orne- 
mentation avec  la  porte  Dorée  et  la  porte  sous  El-Aksa.  En  6 1 4, 
Chosroës  dévasta  Jérusalem.  Croit-on  que  l'église  de  Justinien 
fut  respectée?  Quinze  ans  après,  Héraclius  fit  son  entrée  à  Jé- 
rusalem, portant  sur  ses  épaules  la  croix  qu'il  avait  reprise  au 
roi  des  Perses.  Il  ne  s'écoula  que  cinq  ans  entre  cet  événement 
et  la  capitulation  qui  mit  Jérusalem  entre  les  mains  d'Omar. 
A  son  entrée  dans  la  ville  sainte,  l'enclos  sacré  du  temple  de 
Salomon  était  un  dépôt  d'immondices l,  et  le  khalife ,  pour  faire 
sa  prière  sur  la  sakhrah,  dut  nettoyer  celle-ci  de  ses  mains, 
et  se  faire  aider  par  ses  officiers,  qui  emportèrent  au  loin ,  dans 
leurs  manteaux,  les  ordures  qui  couvraient  la  sainte  roche.  Je 
le  demande,  au  milieu  de  tous  ces  événements,  quand  la  porte 
Dorée  et  la  porte  sous  El-Aksa  ont-elles  pu  recevoir  l'ornemen- 
tation qui  les  distingue  ?  C'est  sous  Hadrien  ou  sous  Justi- 
nien. Sous  Justinien  ,  cela  me  semble  impossible;  jamais,  je  le 
crois,  sous  Justinien  on  n'a  employé  l'art  que  nous  retrouvons 
ici.  Reste  donc  Hadrien.  Seulement,  si  l'on  peut  à  la  rigueur 
voir  dans  ces  monuments  des  échantillons  de  l'art  romain  du 
temps  d'Hadrien,  il  faut  dire  que  cet  art  est  interprété  par  des 
artistes  de  Jérusalem.  Toutefois,  je  ne  crois  guère  à  cette  ori- 
gine. Partout  où  les  Piomains  ont  bâti,  ils  ont  constamment, 


1  Saint  Jérôme  est  fort  explicite  sur  ce  «  quae  a  condilore  appellatur  Elia ,  et  in 
fait,  car  voici  ce  que  nous  lisons  dans  «  habitaculum  transierit  noctuarum ,  etc.  » 
ses  écrits  [Comm.  in  Isaiam,  cap.  lxv,  t.  III,  Il  est  difficile  de  s'exprimer  plus  nette- 
col.  476)  :  «  Et  superfluum  est  ea  seimone  ment.  Remarquons,  en  passant,  que  ce 
«  disserere  quae  oculis  pateant,  quum  om-  n'est  pas  Hadrien  qui  a  pu  couvrir  d'orne- 
«  nia  desiderabilia  eorum  versa  sint  in  ments  des  portes  conduisant  à  un  dépôt 
«  mundo  :  et  templum  in  toto  orbe  celé-  d'immondices. 
«  bralum   in    sterquilinium    urbis    novœ, 

10. 


76  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

sauf  en  Egypte,  résisté  à  la  tentation  de  faire  de  l'art  qui  ne 
fût  pas  exclusivement  romain. 

Je  reviens  donc,  malgré  moi  si  l'on  veut,  à  ma  première 
opinion,  et  je  me  vois  forcé  de  la  maintenir;  ces  monuments, 
à  mes  yeux,  sont  d'Hérode,  et  je  ne  consentirai  à  leur  attri- 
buer une  autre  origine  que  lorsqu'on  m'aura  donné  quelque 
raison  décisive  pour  changer  d'opinion. 

J'ai  cité,  à  propos  de  l'angle  sud-est  de  l'enceinte  du  Haram 
ech-Chérif,  un  quatrain  de  Prudentius.  En  voici  un  autre  du 
même  écrivain,  et  qui  peut  concerner  la  porte  Dorée: 

XLVl.   POBTA  SPECIOSA. 

Porta  manet  templi,  speciosam  quam  vocilarunl, 
Egregium  Salomonis  opus;  sed  majus  in  illa 
Chrisli  opus  emicuit,  nam  claudus  surgere  jussus 
Ore  Pétri ,  stupuil  luxatos  currere  gressus. 

Ne  l'oublions  pas,  ces  vers  ont  été  écrits  dans  le  voisinage 
de  l'année  3()4.  Mais  est-ce  bien  de  la  porte  Dorée  qu'il  s'agit? 
Dans  les  actes  des  Apôtres,  où  la  guérison  miraculeuse  du  boi- 
teux de  naissance  est  racontée  (III,  versets  2  et  10),  nous 
trouvons  les  expressions  trrpos  ttjv  Svptxv  tov  lepov  tyjv  Xsyo- 
[lévriv  Ùpatav,  et,  ènî  rf  ùpccig,  ■stuÀï?  tov  lepov.  Il  s'agit  in- 
contestablement d'une  porte  du  biéron,  et  d'une  porte  exté- 
rieure, parce  qu'il  n'était  pas  permis  à  un  homme  infirme  ou 
difforme  d'entrer  dans  l'enceinte  sacrée  du  temple.  Que  le 
boiteux  fût  porté  tous  les  jours  à  la  porte  Dorée,  pour  deman- 
der l'aumône  aux  passants,  cela  est  fort  possible,  probable 
même,  parce  que  rien  n'a  changé  dans  ce  pays  et  que  c'est 
toujours  aux  portes  extérieures  de  la  ville  que  les  mendiants 
et  les  lépreux  exercent  leur  triste  métier.  Jamais  je  n'en  ai  vu 
un  seul  aux  différentes  portes  du  Haram-ech-Chérif.  En  tout 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHÉR1F.  77 

cas,  à  l'époque  où  écrivait  Prudentius,  cet  auteur  savait, 
sinon  par  lui-même,  au  moins  par  le  rapport  des  pèlerins, 
qu'une  porta  speciosa,  porte  du  temple,  existait  à  Jérusalem, 
et  que  la  tradition  chrétienne  la  regardait,  à  cette  époque, 
comme  étant  à  la  fois  l'œuvre  de  Salomon  et  le  théâtre  du 
miracle  opéré  sur  le  boiteux  de  naissance,  par  saint  Pierre  et 
par  saint  Jean.  La  tradition  pouvait  être  à  moitié  vraie,  à 
moitié  fausse. 

Heureusement  nous  avons  mieux  que  cela,  et  les  évangiles 
apocryphes,  tout  apocryphes  qu'ils  sont,  ont  une  date  bien 
constatée  qui  rend  très-précieux  les  renseignements  topogra- 
phiques qui  s'y  trouvent  insérés.  Or  ces  évangiles  parlent  plu- 
sieurs fois  de  la  porte  Dorée. 

Dans  le  Pseudo-Matthœi  evangelium,  intitulé,  De  Orta  Beatœ 
Mariœ  et  infantia  Salvatoris1,  je  lis  ceci  :  «Qui  cum  spatio  tri- 
«  ginta  dierum  morando  revertentes  jam  prope  essent,  ecce 
«  Angélus  Domini  stanti  Annae  et  oranti  apparuit,  dicens  ei  : 
«  vade  ad  portam  quae  dicitur  porta  Auraea,  et  occurre  viro  tuo 
«in  via,  quia  hodie  ad  te  veniet.  Illa  ergo  festinanter  perrexit 
«  ad  eum  cum  puellis  suis,  et  deprecando  Dominum,  stans  in 
«porta,  diu  exspectabat  eum.  Quae  cum  nimia  expectatione 
«deficeret,  elevans  oculos  vidit  procul  Joachim  venientem 
«  cum  pecoribus,  etc.  etc.  » 

Dans  l'évangile  de  Nativitale  Mariœ^,  je  lis  encore  :  «  Et  hoc 
«  tibi  eorum  quae  annuntio  signum  erit,  cum  perveneris  ad 
«  Auream  in  Hierosolymis  portam,  habebis  ibi  obviam  Annam 
«  uxorem  tuam,  quae  de  tuae  repressionis  tardatione  modo 
«  sollicita,  tune  in  adspectu  tuo  gaudebit.  »  —  Et  au  chapitre 
suivant  (page  109)  :  «  Itaquesurge,  ascende  Hierusalem  et  cum 

1  Ed.  Tischendorf,  Leipsig,  i853,  ch.  v,  p.  5g.  —  !  Chap.  m,  p.  108. 


78  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

«  perveneris  ad  portam  quae  Aurea,  pro  eo  quod  deaurata  est, 
«  vocatur,  ibi  pro  signo  virum  tuum,  pro  cujus  incolumitatis 
«  statu  sollicita  es,  obvium  habebis.  » 

Ces  passages  prouvent  à  tout  le  moins  qu'au  moment  où 
les  évangiles  apocryphes  ont  été  écrits,  la  porte  Dorée  existait, 
qu'elle  était  une  porte  extérieure  de  la  ville,  et  que  son  nom 
lui  venait  de  ce  que  ses  battants  probablement  étaient  dorés. 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  Si  le  pèlerin  de  Bordeaux  ne  nous 
parle  pas  de  la  porte  Dorée,  en  revanche,  Antonin  de  Plai- 
sance mentionne  la  porta  speciosa,  de  telle  façon  qu'il  est  évi- 
dent qu'à  l'époque  où  son  itinéraire  fut  écrit,  c'est-à-dire  vers 
670,  la  porte  Dorée  existait,  et  passait  pour  avoir  fait  partie 
du  temple.  C'est  en  532  que  Justinien  bâtit  son  église  de  la 
Présentation,  c'est-à-dire  trente -huit  ans  avant  le  voyage  d' An- 
tonin martyr.  A  qui  fera-t-on  jamais  croire  que  celui-ci  ait 
admis  qu'une  porte  bâtie  depuis  trente-huit  ans  tout  au  plus 
avait  fait  partie  du  temple  détruit  par  Titus?  A  personne, 
j'imagine.  Au  reste,  voici  le  passage  d'Antonin  (XVII)  :  «De 
«  Gethsemani  ascendimus  ad  portam  Hierosolymae  per  gradus 
«  multos.  In  dextera  parte  portas  est  olivetum  et  ficulnea,  in 
«  qua  Judas  laqueo  se  suspendit,  cujus  talea  stat  munita  pe- 
«tris;  porta  civitatis,  quae  cohaeret  portas  speciosae1,  quae  fuit 
«templi,  cujus  liminare  et  tabulatio  stat.  »  Donc,  en  570,  les 
archivoltes  de  la  porte  Dorée  stabant,  subsistaient,  comme  au- 
jourd'hui qu'on  les  a  empâtées  dans  une  construction  mo- 
derne, puisque  le  toit  qu'elles  supportaient  était  en  place 
[tabulatio),  ainsi  que  le  seuil  de  la  porte  [liminare).  Il  n'en 
faut  pas  plus,  on  me  l'accordera,  j'espère,  pour  démontrer 
que  j'ai  eu  raison  de  ne  pas  vouloir  admettre  que  cette  porte 
fût  de  travail  byzantin,  et  probablement  l'œuvre  de  Justinien. 

1    Porta  speciosa,  c'est  évidemment  ÏÙpala  ■ssiï.r)  des  Actes  des  apôtres. 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  79 

Cette  fois  encore  je  conclus  : 

La  porte  Dorée  et  la  porte  sous  El-Aksa  sont  des  portes  bien 
plus  anciennes  que  les  parties  surchargées  d'ornements  qui 
leur  ont  été  appliquées  après  coup.  Celles-ci  sont  de  l'époque 
d'Hérode,  très-probablement;  mais,  en  tout  cas,  il  ne  serait 
pas  possible,  si  l'on  se  refusait  obstinément  à  y  voir  du  style 
hérodien,  de  les  faire  descendre  plus  bas  que  l'époque  à  la- 
quelle Hadrien  érigea  Jérusalem  en  colonie  sous  le  nom 
diMlia  Capitolina,  et  fit  élever  le  temple  de  Jupiter  Capitolin 
sur  l'emplacement  du  Saint  des  Saints.  Comme  nous  avons 
une  perspective  de  ce  temple  sur  les  monnaies  coloniales  de 
Jérusalem,  et  comme  il  est  d'un  style  très-simple,  comparati- 
vement à  la  porte  Dorée,  je  maintiens  celle-ci  et  sa  congé- 
nère parmi  les  reconstructions  d'Hérode. 


EXPLICATION  DES  PLANCHES. 


PLANCHE  I. 

Double  baie  à  balcon  en  encorbellement,  située  sur  la  face  est  du  Haram- 
ech-Chérif,  et  faisant  face  au  mont  des  Oliviers.  C'est  en  ce  point  que  les 
récits  talmudiques  placent  le  pont  par  lequel  le  bouc  émissaire  était  chassé 
vers  le  désert.  A  l'intérieur,  dans  les  substructions ,  on  trouve,  correspon- 
dant à  cette  double  baie,  les  traces  d'une  double  porte  analogue  à  la  porte 
sous  El-Aksa.  (Voir  pages  8  et  suivantes.) 

PLANCHE  IL 
Face  sud  de  l'angle  sud-est  du  Haram-ech-Chérif.  On  y  reconnaît  facile- 


80  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

ment  l'appareil  salomonien,  celui  de  Néhémie  et  celui  des  Romains.  (Voir 
page  10.) 

PLANCHE  III. 

Moulure  antique  faisant  partie  du  chambranle  de  gauche  de  la  baie  occi- 
dentale de  la  triple  porte  aujourd'hui  murée,  et  qui  donnait  accès  dans 
l'intérieur  de  l'enceinte  sacrée,  entre  l'angle  sud-est  et  la  double  porte  sous 
El-Aksa.  (Voir  page  1  i .) 

PLANCHE  IV. 

Pied  de  la  triple  porte  du  sud,  et  restes  du  perron  primitif,  mis  au  jour 
par  mes  fouilles.  (Voir  page  1  1.)  Sous  ce  perron  passait  l'aqueduc  destiné 
à  évacuer  les  eaux  de  lavage  du  pavé  sacré,  et  découvert  dons  les  mêmes 
fouilles. 

PLANCHE  V. 

Portion  de  la  muraille  de  Manassès,  construite  pour  couvrir  le  quartier 
nommé  Ophel.  (Voir  page  1  2.) 

PLANCHE  VI. 

Vue  générale  delà  face  occidentale  du  Haram-ech-Chérif,  avec  le  Heit-el- 
Morharby  (sanctuaire  des  Juifs),  et  le  Mekemeh  (BOYAH),  s'appuyant  per- 
pendiculairement sur  la  muraille  sainte.  (Voir  pages  1  k  et  suivantes.) 

PLANCHE  VIL 

Restes  du  pont  qui  reliait,  par-dessus  le  Xystus,  l'enceinte  du  temple  à 
l'escarpement  oriental  de  Sion.  (Voir  pages  38  et  suivantes.) 

PLANCHE  VIII. 

Escarpe  sud  diL  roc  sur  lequel  était  établie  la  tour  Antonia;  vue  prise  à 
l'intérieur  du  Haram-ech-Chérif,  angle  nord-ouest.  (Voir  page  61.)  L'em- 
placement d'Antonia  est  occupé  aujourd'hui  parle  Serai,  demeure  du  pacha 
gouverneur  de  Jérusalem. 

PLANCHE  IX. 

Porte  Dorée;  vue  prise  de  l'intérieur  du  Haram-ech-Chérif,  pour  montrer 


MAÇONNERIE  DU  HARAM-ECH-CHERIF.  81 

l'existence   de  deux  systèmes  d'architecture ,   caractérisant  deux   époques 
tout  à  fait  distinctes,  pour  la  construction  de  cet  édifice.  (Voir  page  69.) 

PLANCHE  X. 

Ornementation  de  la  porte  Dorée  :  archivolte  surbaissée  de  droite  (angle 
sud-ouest  de  l'édifice).  (Voir  page  70.) 

PLANCHE  XI. 

Vue  extérieure  de  la  porte  sous  El-Aksa  avec  appareils  salomonien,  hé- 
rodien  et  moderne.  (Voir  page  72.)  La  pierre  portant  l'inscription  d'An- 
tonin  est  celle  qui  s'appuie  immédiatement  contre  la  partie  supérieure  du 
dernier  claveau  de  la  voûte  en  décharge. 


to.me  xxvi,  irc  partie. 


MÉMOIRE 


SDR 


LES    MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR, 

PAR  M.  DE  SAULCY. 


L'éditeur  John  Murray  a  publié  à  Londres,  en  1 844 ,  le 
Journal  des  voyages  de  MM.  Charles-Léonard  Irby  et  James 
Mangles,  commandants  de  la  marine  royale  britannique.  Les 
résultats  de  ces  voyages,  exécutés  dans  le  courant  des  années 
1817  et  1818,  en  Egypte,  en  Arabie,  en  Syrie  et  dans  la  Terre 
Sainte,  ne  furent  d'abord  connus  du  public  que  par  les  lettres 
des  deux  courageux  officiers,  dont  un  choix  fut  imprimé,  à 
un  très-petit  nombre  d'exemplaires,  en  1820.  Mais  ce  recueil 
intéressant  fut  accueilli  avec  tant  d'estime,  et  recherché  avec 
tant  d'empressement,  que  les  auteurs  se  décidèrent  enfin  à 
publier  le  récit  de  leurs  explorations,  sous  la  forme  de  journal 
et  sous  un  titre  plus  explicite  *.  C'est  dans  ce  livre,  d'ailleurs 
assez  rare  et  qui  pourtant  devrait  faire  partie  du  bagage  de 
tous   les  voyageurs  en  Terre  Sainte,   que  nous  trouvons  la 

1  Ce  livre  est  intitulé  :  Travels  in  Egypt  and  tkrough  the  counlry  east  of  ihe  Jordan, 
and  Nubia,  Syria,  and  the  Holy  Land,  in-  London  ,  John  Murray,  Albemarle-Streel, 
clading   a  joarney    round    the   Dead  Sea,         i844- 

11  . 


84  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

première  mention  des  merveilleux    monuments  d'Aâraq-el- 
Emyr  '.  Voici  le  passage  qui  les  concerne  : 

«i3  juin  1818.  —  Nous  quittâmes  Hesbon  en  passant 
«un  ruisseau  qui,  s'il  était  suivi,  irait  probablement  aboutir 
«aux  étangs.  Nous  prîmes  alors  la  route  de  Szalt  (Salth), 
«et,  après  quatre  heures  de  marche,  nous  arrivâmes  à  une 
«localité  nommée  par  les  habitants  du  pays  Arrag-el-Emyr 
«  ( Aâraq-el-Emyr).  Là  sont  les  ruines  d'un  édifice  cons- 
«  truiten  pierres  très-grandes,  dont  quelques-unes  ont  jusqu'à 
«vingt  pieds  de  long,  et  si  larges  qu'une  seule  pierre 
«  constitue  l'épaisseur  de  la  muraille.  Cette  ruine  est  située 
«  sur  une  plate-forme  carrée  ou  terrasse,  d'une  certaine  éten- 
«  due,  avec  un  ruisseau  au-dessous.  A  cause  de  la  situation  de 
«  cet  édifice  et  à  cause  de  la  présence  de  grauds  animaux 
«  sculptés  en  bas-reliefs  sur  les  murailles,  M.  Banks  pensa  que 
«  c'était  le  palais  d'Hyrcan,  lequel,  suivant  Josèphe,  ayant  été 
«rejeté  de  l'autre  côté  du  Jourdain  par  son  frère  Alexandre, 
«  roi  de  Jérusalem'2,  bâtit  dans  le  voisinage  un  palais  entouré 
«de jardins  suspendus,  dont  les  traces  sont  encore  visibles.  Il 
«  y  a  là  plusieurs  grottes  artificielles  creusées  dans  un  grand 
«  escarpement  perpendiculaire  si  tué  près  de  la  ruine.  Quelques- 
«  unes  de  ces  grottes  sont  disposées  en  véritables  écuries  dans 
«  lesquelles  existent  encore  des  mangeoires  suffisantes  pour 
«  trente  ou  quarante  chevaux,  avec  des  trous  taillés  dans  le  roc 
«  afin  de  fixer  les  licous.  Quelques  autres  sont  des  salles  et  de 
«  petites  chambres  à  coucher,  destinées  probablement  à  des 
«  serviteurs  et  à  des  gens  de  la  maison.  Il  y  a  deux  rangées  de 
«  ces  chambres;  la  supérieure  est  munie  d'une  sorte  de  balcon 
«  en  saillie  devant  la  face  des  appartements.  H  y  a  une  grande 

'   Chap.  vin,  p.  1 46.  sion  de  personnages  qui  a  élé  commise 

1  Je  ne  m'explique  pas  l'étrange  confu-         dans  ce  passage. 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  85 

«  salle,  de  très-belles  proportions,  avec  quelques  caractères hé- 
«  breux  inscrits  sur  la  porte;  une  sorte  de  levée  donne  accès 
«  au  tout.  , 

«Nous  consacrâmes  à  ce  lieu  tout  le  reste  de  la  journée,  et 
«  nous  allâmes  passer  la  nuit  dans  un  campement  voisin.  Sur 
«  la  hauteur,  immédiatement  au-dessus  du  palais,  sont  les  restes 
a  d'un  petit  temple  très-ruiné.  » 

Depuis  le  passage  à  Aâraq-el-Emyr  de  MM.  Irby  et  Mangles, 
ces  curieux  monuments  n'avaient  plus  été  visités  par  aucun 
Européen.  Dans  l'été  de  1862,  mes  amis  MM.  Waddington 
et  de  Vogué,  stimulés  par  le  récit  que  je  viens  de  rapporter, 
se  décidèrent  à  faire  une  pointe  de  l'autre  côté  du  Jourdain, 
afin  de  rechercher  les  ruines  indiquées  par  les  deux  intrépides 
vovageurs  anglais;  ils  les  retrouvèrent  en  effet  assez  facile- 
ment, grâce  à  la  protection  des  cheïkhs  Adouân,  qu'ils  prirent 
pour  guides  et  pour  escorte. 

Une  communication  des  plus  intéressantes,  faite  à  ce  sujet 
par  M.  de  Vogué  à  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres, 
m'inspira  le  plus  vif  désir  de  visiter  à  mon  tour  ces  restes 
importants,  et  ce  désir  n'entra  pas  pour  peu  de  chose  dans  ma 
résolution  de  parcourir  de  nouveau  la  Terre  Sainte.  Depuis 
mon  retour  en  France,  les  observations  de  M.  de  Vogué  sur  les 
monuments  d' Aâraq-el-Emyr  ont  été  publiées  dans  son  magni- 
fique ouvrage  sur  le  Temple  de  Jérusalem,  et  par  extrait  dans 
la  Revue  arekéoloqique  (n°  de  juillet  1 864 ,  pages  52  et  sui- 
vantes). Me  trouvant  en  désaccord  complet  avec  le  savant 
voyageur,  sur  la  destination  et  l'origine  de  ces  monuments, 
j'ai  cru  de  mon  devoir  de  rassembler  dans  le  présent  mémoire 
les  résultats  de  mes  investigations  personnelles,  avec  l'espé- 
rance que  je  ferais  passer  ma  conviction  dans  l'esprit  de  mes 
lecteurs.  Comme  je  n'ai  pas  d'autre  désir  que  celui  de  con- 


86  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

tribuer  de  tout  mon  pouvoir  à  faire  ressortir  de  l'examen  des 
faits  matériels  la  vérité,  seul  but  que  doit  s'efforcer  d'atteindre 
un  voyageur  loyal  et  sans  parti  pris,  je  m'abstiendrai  de  toute 
discussion  des  opinions  émises  par  mon  savant  ami,  et  je  me 
contenterai  de  grouper  les  faits  reconnus  par  moi,  à  côté  de 
ceux  qu'il  a  constatés  lui-même.  De  la  sorte,  les  archéologues, 
en  comparant  les  uns  et  les  autres,  et  en  les  coordonnant, 
seront  eux-mêmes  juges  de  la  question  et  libres  d'adopter,  en 
parfaite  connaissance  de  cause,  soit  les  conclusions  de  M.  de 
Vogué,  soit  les  miennes,  dont  j'accepte  et  entends  conserver 
tout  seul  la  responsabilité  absolue. 

J'entre  donc  en  matière  sans  plus  ample  préambule. 

Le  6  novembre  i863,  je  quittais  Jérusalem  en  compagnie 
de  MM.  Auguste  Salzmann,  Mauss,  architecte  de  Sainte-Anne, 
Gélis,  capitaine  d'état-major,  bien  connu  par  ses  beaux  tra- 
vaux topographiques,  et  de  quelques  autres  amis  désireux  de 
partager  les  chances  de  mon  voyage  d'exploration  en  Ammo- 
nitide.  Nous  campâmes  ce  jour-là  à  proximité  d'Er-Riha,  triste 
hameau  qui  a  remplacé  l'illustre  Jéricho. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  nous  levions  le  camp,  et 
nous  nous  acheminions  vers  Aâraq-el-Emyr  où  nous  n'arrivâmes 
qu'assez  tard.  Nos  bagages,  escortés  par  une  troupe  d'Adouân. 
dont  les  cheikhs  Qablan  et  Abd-el-Aziz  nous  accompagnaient, 
nous  avaient  devancés,  et  en  mettant  pied  à  terre  nous  trou- 
vâmes nos  tentes  parfaitement  installées. 

D'Er-Riha  au  gué  du  Jourdain,  nommé  Makhâdet-el-Rhora- 
nieh,  il  y  a  8,4oo  mètres.  Du  gué  aux  ruines  nommées  En- 
Naslah,  et  tout  proche  le  hameau  de  Kefreïn,  il  y  a  11,600  m. 
De  Kefreïn,  au  point  où  Ion  quitte  l'Ouad-el-Bahal  pour 
gravir  les  hauteurs  dominant  à  l'ouest  lOuad-Syr  et  le  site 
d'Aâraq-el-Emyr,  il  y  a  8,900  mètres.  Enfin,  de  ce  point  à 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  87 

Aâraq-el-Emyr,  il  y  a  encore  8,600  mètres.  La  course  d'Ër- 
Riha  à  Aâraq-el-Emyr  est  donc  de  37,5oo  mètres,  c'est-à-dire 
d'un  peu  plus  de  9  lieues  kilométriques. 

DISPOSITION  GÉNÉRALE  DES  RUINES. 

Lorsque  l'on  a  atteint  la  crête  de  la  montagne  qui  forme 
le  flanc  gauche  de  l'Ouad-Syr,  on  peut  embrasser  d'un  coup_ 
d'œil  l'ensemble  de  l'intéressante  localité  qui  a  reçu  le  nom 
d' Aâraq-el-Emyr  «  les  Roches  de  l'Emyr.  »  Nous  pouvons  la  dé- 
crire minutieusement  aujourd'hui,  grâce  au  levé  et  aux  nivel- 
lements opérés  avec  le  plus  grand  soin  par  M.  le  capitaine 
Gélis  dans  les  journées  du  7  au  10  novembre  1 863. 

La  totalité  des  ruines  occupe  un  véritable  fond  d'enton- 
noir dominé  de  trois  côtés. 

La  route  du  Rhôr,  ou  bassin  du  Jourdain  et  de  la  mer 
Morte,  vient  aboutir  à  la  naissance  d'un  barrage  horizontal  de 
10  mètres  de  largeur,  revêtu  de  murs  en  gros  blocs  sur  les 
deux,  flancs,  et  qui,  après  avoir  couru  de  l'ouest  à  l'est  6°  nord, 
sur  une  longueur  de  190  mètres,  se  relève  vers  le  nord-est 
6°  sud,  sur  une  longueur  de  80  mètres,  et  rebrousse  brus- 
quement ensuite  au  nord-ouest  1 8°  nord,  sur  une  longueur 
de  100  mètres,  pour  atteindre  une  porte  monumentale  faisant 
face  à  peu  près  au  sud-est,  et  offrant  un  développement  de 
1 6  mètres. 

Le  flanc  gauche  de  ce  barrage  sert,  ainsi  que  je  le  disais 
il  n'y  a  qu'un  instant,  de  revêtement  à  une  dépression  de 
1 5  mètres  de  profondeur,  qui  contourne,  sur  trois  de  ses  côtés 
seulement,  une  plate-forme  servant  d'assiette  à  un  vaste  mo- 
nument ruiné.  Sur  son  côté  ouest,  cette  dépression  qui  jadis 
a  dû  être  remplie  d'eau,  et  qui  se  nomme  aujourd'hui  Meydan- 


88  MÉMOffiES  DE  L'ACADÉMIE. 

el-Aâbed,  est  revêtue  d'une  contrescarpe  de  blocs  énormes  sur 
une  longueur  de  i4o  mètres,  avec  retour  à  angle  droit  de 
20  mètres  à  l'extrémité  nord  de  cette  branche  de  contrescarpe. 
Le  monument  ruiné  qui  couronne  la  plate-forme  constituant 
une  véritable  presqu'île  se  nomme  Qasr-el-Aâbed.  L'isthme  qui 
relie  cette  plate-forme  au  barrage  servant  d'avenue  a  plus  Je 
10  mètres  de  largeur  horizontale. 

La  cote  de  nivellement  de  l'assiette  du  Qasr-el-Aâbed  est 
455  mètres.  En  d'autres  termes,  ce  point  est  à  455  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  la  Méditerranée.  Directement,  au 
sud  de  la  première  branche  du  barrage,  est  une  dépres- 
sion dont  la  cote  n'est  plus  que  de  402  mètres,  et  dont  le 
point  le  plus  bas  est.  à  69  mètres  de  distance  horizontale 
de  l'axe  du  barrage.  De  ce  même  axe  au  centre  du  Qasr-el- 
Aâbed,  il  y  a  juste  100  mètres.  La  largeur  totale  de  l'isthme, 
talus  compris,  est  de  42  mètres.  A  l'ouest  du  Qasr-el-Aâbed, 
et  à  35  mètres  de  la  face  orientale  de  celui-ci,  commence 
une  levée  de  pierrailles,  large  de  3  à  4  mètres,  se  dirigeant 
d'abord  vers  le  nord-est  sur  une  longueur  de  60  mètres  et 
s'étendant  ensuite  directement  du  sud  au  nord  sur  une  lon- 
gueur de  420  mètres.  Arrivée  en  ce  point,  la  jetée  s'infléchit 
au  nord-nord-ouest  sur  une  longueur  de  5o  mètres.  Là  elle 
est  recoupée  à  angle  droit  par  la  route  de  Salth.  Je  dis  la 
route,  mais  c'est  un  sentier  en  fort  mauvais  état  qu'il  faut 
entendre.  A  partir  de  ce  point  de  croisement,  la  jetée  conti- 
nue, sur  une  longueur  de  i5o  mètres,  en  s' élevant  graduelle- 
ment jusqu'au  niveau  d'une  grande  galerie  horizontale  creusée 
dans  le  flanc  des  rochers  qui  dominent  au  nord  tout  le  fond 
du  site  d'Aâraq-el-Emyr. 

Ce  qui  est  fort  digne  de  remarque,  c'est  l'existence,  sur 
toute  la    longueur  de  cette  jetée,  de  blocs  de   pierre,  très- 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  89 

grossièrement  taillés,  accouplés  et  percés  d'un  trou  rond.  Ces 
couples  de  blocs  sont  assez  régulièrement  plantés  à  1 5  ou 
18  mètres  de  distance  les  uns  des  autres.  Dix-neuf  de  ces 
groupes  de  pierres  trouées  sont  encore  en  place,  et  c'est  sur- 
tout avant  d'atteindre  le  chemin  de  Salth,  vers  le  nord,  qu'ils 
sont  le  mieux  conservés;  car  là  on  en  compte  onze  couples 
formant  une  série  non  interrompue. 

A  1 85  mètres,  à  partir  du  point  où  la  levée  se  dirige  vers 
le  nord ,  on  voit ,  à  2  mètres  et  à  droite  de  celle-ci ,  un  bloc 
immense  enterré,  parfaitement  taillé  et  équarri,  de  5  mètres  de 
longueur  sur  2  mètres  5o  cent,  de  largeur.  Est-ce  une  plate- 
forme disposée  exprès  ?  Est-ce  un  bloc  destiné  à  un  autre  usage 
et  resté  en  route  ?  Je  l'ignore. 

Vis-à-vis  ce  bloc,  et  à  5o  mètres  à  l'ouest,  courent  parallè- 
lement deux  revêtements  maçonnés,  espacés  de  22  mètres,  et 
dirigés  au  nord  i5°  ouest.  Le  plus  rapproché  de  la  jetée  a 
81  mètres  de  développement,  et  le  plus  éloigné  1 10  mètres. 
A  l'extrémité  inférieure  de  cette  plus  grande  branche  de  mu- 
raille commence  un  canal-aqueduc,  construit  en  gros  blocs  et 
courant  à  l'ouest  200  sud,  sur  une  longueur  de  5 2  mètres.  C'est 
très-certainement  cet  aqueduc  qui  allait  sous  terre  emprunter 
à  la  partie  supérieure  du  Nahr-Syr  l'eau  qui  devait  alimenter 
l'étang  enveloppant  sur  trois  de  ses  faces  le  plateau  servant, 
d'assiette  au  Qasr-el-Aâbed.  A  l'extrémité  ouest  de  ce  tronçon 
d'aqueduc  commence  un  nouveau  mur  de  revêtement,  dont  la 
direction  forme  un  angle  de  20  à  très-peu  près  avec  les  deux 
murailles  précédemment  décrites.  Sa  longueur  est  de  60  mètres, 
et  sur  son  extrémité  nord  s'appuie  un  édifice  ruiné  de 
16  mètres  de  longueur  sur  k  de  largeur.  Tout  à  proximité  de 
celui-ci  se  montrent  à  l'ouest  les  ruines  d'un  petit  édicule  rec- 
tangulaire de  4  mètres  sur  3  mètres  de  côté.  Une  plate-forme 

tome  axvi,  irG  partie.  12 


90  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

horizontale  se  trouve  comprise  entre  l'aqueduc  et  les  deux 
murs  de  revêtement  les  plus  éloignés  à  l'ouest.  Sa  longueur 
moyenne  est  de  100  mètres  et  sa  largeur  moyenne  de  52.  Sa 
cote  de  nivellement  est  472-  H  y  a  donc  17  mètres  de  diffé- 
rence de  niveau  entre  l'extrémité  ouest  de  l'aqueduc  et  le 
terre-plein  du  Qasr-el-Aâbed ,  qui  se  trouve  ainsi  dominé  con- 
sidérablement au  nord  et  à  l'ouest,  et  cela  à  beaucoup  moins 
de  200  mètres  de  distance,  tandis  qu'il  domine  à  son  tour  le 
terrain  placé  au  sud. 

A  34o  mètres  au  nord  du  Qasr-el-Aâbed,  commence  une 
grande  terrasse  horizontale  triangulaire  qui  a  été  artificielle- 
ment nivelée  et  qui  est  entourée  d'une  muraille  continue  de 
revêtement.  Les  trois  faces  de  ce  triangle  ont  les  dimensions 
très-approximatives  suivantes  :  la  face  sud,  3oo  mètres;  la 
face  nord,  375  mètres,  et  la  face  est,  33o  mètres.  Celle-ci 
s'appuie  à  sa  pointe  sud  sur  un  escarpement  de  roches,  pa- 
rallèles au  Nahr-Syr  qui  occupe  le  fond  dune  vallée  profon- 
dément encaissée.  Les  bords  de  cette  petite  rivière  sont  cou- 
verts d'un  épais  fourré  de  roseaux,  de  lauriers-roses,  de 
sycomores  et  de  chênes,  au  milieu  duquel  l'eau  la  plus  abon- 
dante et  la  plus  limpide  coule  de  cascatelle  en  cascatelle,  avec 
un  délicieux  murmure.  Le  chemin  qui,  d'Aâraq-el-Emyr,  con- 
duit à  Amman,  l'ancienne  Rabbat-Ammon,  traverse  le  Nahr- 
Syr  à  peu  près  vis-à-vis  le  sommet  méridional  du  triangle  que 
j'ai  décrit  il  n'y  a  qu'un  instant;  au  point  où  le  chemin  coupe 
la  rivière,  la  cote  de  nivellement  de  celle-ci  est  336.  Comme 
la  cote  générale  de  la  grande  terrasse  est  496 ,  il  y  a  1 60  mètres 
de  différence  entre  les  niveaux  de  ces  deux  points. 

Sur  la  face  est  de  la  grande  esplanade  triangulaire,  s'appuie 
une  sorte  d'acropole  entourée  de  murailles  et  élevée  de 
10  mètres  au-dessus  du   niveau   général   de  l'esplanade.   Au 


MONUMENTS  D'AÀRAQ-EL-EMYR.  91 

sud  et  à  l'est,  l'enceinte  couronne  un  escarpement  de  roches, 
et,  à  l'angle  sud-est,  dans  ces  roches  se  voient  entaillés  un 
escalier  et  une  sorte  de  guérite.  Tout  l'intérieur  de  l'enceinte 
est  couvert  de  décombres  provenant  d'habitations  ruinées. 
Cette  acropole  est  formée  de  trois  grandes  bandes  trapézoïdales 
séparées  par  des  murailles,  et  s'étendant  du  sud  au  nord. 
L'enceinte  générale  forme  un  polygone  ayant  les  dimensions 
suivantes  :  face  sud,  68  mètres;  face  est,  121  mètres;  face 
nord,  124  mètres;  face  ouest,  formée  d'une  ligne  brisée  en 
crémaillère  à  un  seul  saillant,  1 10  mètres. 

Dans  le  trapèze  intermédiaire,  à  85  mètres  de  la  face  sud 
de  l'enceinte,  se  trouve  un  bassin  ou  piscine  circulaire  de 
5  mètres  de  diamètre. 

Sur  la  face  est,  et  à  75  mètres  en  arrière  de  l'angle  sud- 
est  de  l'enceinte,  s'appuie  un  petit  édifice  rectangulaire  cons- 
truit en  très-gros  blocs,  comme  le  Qasr-el-Aàbed.  Il  n  a  que 
5  mètres  de  longueur  sur  3  de  largeur. 

à  partir  de  l'angle  nord-est  de  l'enceinte  de  l'acropole, 
la  muraille  se  continue  sur  une  longueur  de  i3o  mètres; 
et  en  dehors  de  cette  muraille,  c'est-à-dire  sur  le  flanc  même 
de  l'Ouad-Syr,  se  montre  une  large  bande  d'habitations  an- 
tiques en  ruines;  c'était  un  véritable  suburbium.  A  l'extrémité 
sud  de  cette  bande,  c'est-à-dire  contre  l'angle  nord-est  de 
l'acropole,  on  voit  encore  les  restes  d'un  monument  circulaire 
construit  en  très-gros  blocs  et  de  5  mètres  de  diamètre. 

A  l'ouest  de  la  muraille  prolongée  règne  une  esplanade 
trapézoïdale,  élevée  de  5  mètres  seulement  au-dessus  du  ni- 
veau général  de  la  grande  terrasse,  et  dépourvue  de  ruines. 
C'est  probablement  l'assiette  d'un  jardin.  Elle  est  revêtue  d'une 
muraille,  dont  la  branche  nord  forme  une  sorte  d'avenue  de 
10  mètres  de  largeur  avec  le  mur  de  revêtement  de  la  grande 

12 . 


92  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

terrasse.  Cette  avenue  se  termine  à  lest  à  un  grand  escalier 
appuyé  au  double  étage  de  rochers  garnissant  tout  le  fond  de 
la  vallée  d'Aâraq-el-Emyr.  Mais  comme  cet  escalier  aboutit  à 
une  coupure  verticale  de  20  mètres  de  largeur,  pratiquée  dans 
la  grande  corniche  formant  le  sol  de  l'étage  supérieur,  et  n'a 
plus  par  conséquent  de  raison  d'être,  il  en  résulte  forcément 
que  cette  coupure  a  été  faite  postérieurement  à  la  construction 
de  l'escalier  en  question.  Plus  loin  il  nous  sera  facile,  l'histoire 
à  la  main,  de  nous  rendre  compte  de  ce  fait  curieux. 

Il*  ne  nous  reste  plus  qu'à  décrire  à  grands  traits  le  double 
étage  des  cavernes  percées  dans  la  muraille  verticale  de  ro- 
chers qui  forme  comme  une  sorte  d'anvphithéâtre  au  fond  de 
la  vallée  d'Aâraq-el-Emyr.  L'étage  inférieur,  dont  le  pied  est 
à  une  hauteur  moyenne  de  3o  mètres  au-dessus  du  niveau 
général  de  la  grande  terrasse,  rachète  celle-ci  par  un  talus 
assez  roide  couvert  sur  toute  sa  partie  occidentale  de  roches 
éboulées,  arrachées  par  quelque  tremblement  de  terre  aux 
lianes  de  la  montagne.  Deux  grandes  excavations  s'ouvrent 
à  5o  mètres  l'une  de  l'autre  par  des  baies  taillées  de  main 
d'homme,  dont  la  largeur  est  plus  considérable  à  la  partie 
inférieure  qu'à  la  partie  supérieure  de  la  porte;  celle-ci  est 
munie  d'une  sorte  d'encadrement  ciselé  dans  la  masse. 

Pour  arriver  à  l'étage  supérieur,  on  suit  le  sentier  qui  con- 
tinue la  levée  dont  j'ai  donné  plus  haut  la  description ,  et  qui 
relie  ainsi  le  Qasr-el-Acâbed  aux  souterrains  percés  dans  cet 
étage  supérieur.  Ce  sentier  passe  à  travers  les  roches  éboulées, 
dont  l'une  n'est  évidemment  qu'un  fragment  de  vestibule 
garni  sur  toute  sa  hauteur  de  trous  destinés  à  recevoir  des 
lampes ,  et  non  à  servir  de  pigeonnier  comme  on  serait  tenté 
de  le  croire  en  n'y  regardant  qu'en  passant,  et  sans  avoir  vu 
le  dispositif  d'illuminations  absolument  identique  qui  se  re- 


MONUMENTS  DAÂRAQ-EL-EMYR.  93 

trouve  à  Tibneh  dans  le  vestibule  du  tombeau  de  Josué  '.  Ce 
fragment  du  reste  est  fortement  incliné,  de  sorte  que  les 
rangées  de  lampadaires  le  sont  également,  et  ce  fait  seul 
prouve  que  ce  débris  curieux  est  loin  d'être  à  sa  place  pri- 
mitive. 

La  levée  ou  voie  sacrée,  car  je  n'hésite  pas  à  lui  donner  ce 
nom,  aboutit  en  droite  ligne  à  une  immense  galerie  ou  balcon 
qui  court  devant  tout  cet  étage  de  souterrains.  Cette  galerie  a 
396  mètres  de  développement  depuis  son  extrémité  occiden- 
tale jusqu'à  la  grande  coupure.  Sa  largeur  moyenne  est  de 
3  mètres.  Une  seule  grotte  est  ouverte  à  gauche  du  point  d'ar- 
rivée du  sentier,  toutes  les  autres  l'étant  sur  la  droite.  Ces 
dernières  sont  au  nombre  de  huit.  Six  d'entre  elles  ont  des 
portes  de  plus  de  2m,5o  de  largeur,  et  trois  de  ces  portes,  dont 
l'une  surtout  est  parfaitement  conservée,  ont  au  moins  5  mètres 
de  largeur  et  autant  de  hauteur.  L'une  de  ces  grandes  exca- 
vations est  une  véritable  écurie  que  je  décrirai  plus  loin  en 
détail.  A  droite  de  deux  des  entrées  se  lit  une  inscription 
sémitique  de  cinq  lettres  ainsi  figurées  : 

et  se  lisant  : 

irons 

Araqïah. 

Une  autre  caverne  paraît  avoir  été  une  grande  salle  de  réu- 
nion; une  autre  enfin  se  compose  de  petites  salles  taillées  à 
des  niveaux  différents,  et  ayant  pu  servir  d'habitation. 

Au-dessus  de  la  crête  des  rochers  à  pic,  la  montagne  s'élève 

1  Les  trous  sont  loin  d'avoir  la  profondeur  voulue  pour  recevoir  des  nids  de  pigeon. 


94  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

en  talus  rapide,  mais  continu,  couvert  de  broussailles  et  de 
chênes,  jusqu'à  son  point  culminant,  dont  la  cote  de  nivelle- 
ment est  635.  Il  y  a  donc  i3o  mètres  de  différence  entre  le 
niveau  de  ce  sommet  et  celui  de  la  grande  terrasse. 

Voilà  quel  est  l'aspect  général  d'Aâraq-el-Emyr,  contemplé 
du  point  où  la  route  du  Rhôr  atteint  la  crête  des  montagnes 
dominant  le  site  à  l'ouest.  Tout  ce  fond  de  vallée  est  verdoyant. 
De  magnifiques  herbages  le  tapissent,  et  partout  s'élèvent  des 
buissons  de  doum,  arbrisseau  très-épineux,  dont  les  petites 
baies  sont  assez  agréables  à  manger.  Le  fond  de  l'Ouad-Syr  est 
planté  de  beaux  arbres  formant  un  épais  massif  de  verdure 
sous  lequel  roule  le  Nahr-Syr.  Tous  les  flancs  sont  garnis 
d'assez  beaux  chênes,  malheureusement  clair-semés,  grâce  à 
l'incurie  des  Arabes,  qui  abattent  ou  brûlent  sur  pied  un  arbre 
entier,  rien  que  pour  se  chauffer. 

La  masse  imposante  du  Qasr-el-Aâbed,  dont  les  blocs  gigan- 
tesques ont  contracté  une  belle  patine  noire,  tranche  forte- 
ment sur  ce  beau  tapis  de  verdure. 

En  résumé,  le  site  d'Aâraq-el-Emyr  occupe  un  véritable 
fond  d'entonnoir,  pmpre  sans  doute  à  l'assiette  d'un  sanc- 
tuaire, mais  absolument  impropre  à  l'établissement  d'une 
forteresse  tant  soit  peu  tenable.  Cela  est  si  vrai,  que,  lorsque 
le  capitaine  Gélis  et  moi  nous  arrivâmes  en  vue  de  ces  ruines, 
nous  ne  pûmes  nous  empêcher  de  sourire  en  pensant  à  l'in- 
tention malencontreuse  prêtée  par  Joseph e  à  un  homme  de 
sens,  de  se  créer  là  une  citadelle,  (Sàptf  layypdv.  Voilà  une 
idée  qu'il  sera  toujours  impossible  de  faire  accepter  à  des 
gens  du  métier,  dès  qu'ils  auront  vu  une  fois,  même  de  loin, 
cette  localité  intéressante. 

Nous  pouvons  maintenant  procéder  à  l'étude  détaillée  des 
ruines,  et  de  cette  étude  ressortira,  avec  une  évidence  impos- 


MONUMENTS  DAÀRAQ-EL-EMYR.  95 

sible  à  nier,  tout  ce  qu'a  de  ridicule  et  d'inadmissible  la  des- 
cription de  Joseph e. 

Nous  commencerons  naturellement  par  le  Qasr-ei-Aàbed 
ou  Palais  de  l'Esclave  noir. 

C'est  un  grand  parallélogramme,  orienté  nord  et  sud,  offrant 
les  dimensions  suivantes  :  les  grands  côtés  est  et  ouest  ont 
38  mètres  de  développement;  les  faces  nord  et  sud  n'en  ont 
que  19.  En  d'autres  termes,  la  longueur  de  l'édifice  est  double 
de  sa  largeur. 

La  grande  face  orientale  est  de  toutes  la  mieux  conservée, 
et  l'on  peut  sans  faire  de  fouilles  la  reconnaître  et  en  repro- 
duire parfaitement  le  tracé.  A  partir  de  l'angle  nord-est,  la 
muraille  était  pleine  sur  une  longueur  de  i3m,4o;  puis,  sur 
une  longueur  de  i8Ql,4o,  elle  comportait  sept  baies  d'un 
mètre  de  largeur  et  six  trumeaux  de  im,9o  chacun.  Ces  baies, 
n'étant  pas  munies  de  feuillures,  ont  dû  rester  constamment 
ouvertes.  Enfin  la  muraille  pleine  reprenait  sur  une  lon- 
gueur de  6m,2o. 

L'épaisseur  de  la  muraille  est  de  om,go,  les  blocs  qui  la 
constituent  ayant  justement  cette  épaisseur. 

Les  deux  extrémités  nord  et  sud  sont  seules  restées  en  place 
sur  presque  toute  leur  hauteur,  tout  le  reste  ayant  été  ren- 
versé probablement  par  un  ou  plusieurs  tremblements  de 
terre. 

Voici  les  dimensions  des  assises  de  ces  deux  portions  in- 
tactes de  la  muraille.  A  l'angle  nord-est,  l'assise  inférieure  est 
formée  de  deux  blocs  juxtaposés,  de  5m,2  5  et  4m,25  de  lon- 
gueur. La  hauteur  du  premier  est  de  2m,4i  et  celle  du 
second  de  2m,2  8  seulement,  ce  qui  fait  que  le  joint  inférieur 
au  niveau  du  sol  étant  rectiligne,  le  joint  supérieur  présente 
un  ressaut  de  1 3  centimètres.  L'assise  suivante  est  de  niveau 


96  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

à  la  partie  supérieure,  et  elle  se  compose  de  trois  blocs,  dont 
le  plus  élevé  a  im,65  de  hauteur,  les  deux  autres  étant  dimi- 
nués de  i3  centimètres  pour  s'assembler  avec  le  premier  bloc 
inférieur. 

La  troisième  assise  est  formée  de  trois  blocs  de  5o  centi- 
mètres de  hauteur,  et  elle  est  ornée  d'un  cordon  de  denticules 
de  70  millimètres  de  face,  avec  4o  à  45  millimètres  de  creux. 
Enfin,  au-dessus  de  cette  troisième  assise,  paraissent  deux 
grands  blocs  de  3  mètres  et  2m,3o  de  longueur  sur  2m,o8  de 
hauteur,  présentant  en  bas-relief  l'image  de  deux  grands  lions 
marchant  au  nord.  Ou  bien  ces  sculptures  n'ont  été  qu'ébau-, 
chées,  ce  qui  me  paraît  plus  probable,  ou  bien  elles  ont  été 
mutilées. 

On  comprendra  que  des  blocs  de  cette  énorme  dimension, 
et  placés  de  champ  les  uns  sur  les  autres,  avec  une  faible 
épaisseur  relative  de  om,o,o,  aient  été  dans  un  équilibre  assez 
instable  pour  qu'une  secousse  de  tremblement  de  terre,  même 
assez  faible ,  ait  à  peu  près  tout  renversé.  Il  est  bon  de  remar- 
quer cependant  que  les  constructeurs  de  cet  édifice  avaient 
pensé  en  assurer  la  stabilité  en  garnissant  les  joints  de  tenons 
et  de  mortaises  propres  à  relier  les  blocs  entre  eux.  Mais  le 
fait  a  prouvé  que  cette  garantie  était  insuffisante. 

Des  petites  baies  en  meurtrières  sont  entaillées,  l'une  dans 
le  premier  bloc  de  l'assise  inférieure  vers  l'extrémité  sud  de 
son  arête  supérieure;  une  deuxième  contre  l'arête  supérieure 
du  premier  bloc  de  la  seconde  assise;  une  troisième  enfin 
entre  les  pattes  de  derrière  du  second  lion.  Plus  loin  nous 
verrons  la  destination  de  ces  petites  baies. 

Les  blocs  de  la  seconde  assise  sont  ornés  d'un  encadrement 
destiné  évidemment  à  l'ornementation  de  la  paroi  générale 
de  la  muraille,  et  non  des  joints  des  blocs,  puisque  la  ligne 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  97 

formée  par  cet  encadrement  est  continue,  tandis  que  les  blocs 
juxtaposés  sont  de  hauteurs  différentes.  Enfin,  à  l'assise  infé- 
rieure, les  deux  blocs  présentent  également  des  lignes  d'enca- 
drement accompagnant  les  joints  verticaux. 

A  l'angle  sud -est  nous  retrouvons  exactement  la  même  or- 
nementation qu'à  l'extrémité  opposée,  c'est-à-dire  que  la  mu- 
raille comporte  le  même  cordon  de  denticules  et  la  même 
Irise  sculptée  en  bas-relief  sur  laquelle  paraissent  encore  deux 
lions  ébauchés  ou  mutilés,  mais  faisant  face  au  sud,  c'est-à-dire 
tournant  le  dos  à  ceux  du  nord. 


-*v^W 


Voici  quelles  sont  les  dimensions  des  blocs  composant  cette 
partie  de  la  muraille  orientale.  L'assise  inférieure  est  presque 
enterrée.  La  suivante,  qui  correspond  à  l'assise  inférieure  de 
l'extrémité  opposée,  a  2m,4g  de  hauteur.  Le  seul  bloc  en  place 

tome  xxvi,  impartie.  i3 


98  MEMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

a  5m,33  de  longueur.  L'encadrement  qui  l'orne  n'est  pas  régu- 
lier; le  long  des  joints  verticaux  il  a  1 4  centimètres  de  lar- 
geur et  6  seulement  le  long  des  joints  horizontaux.  Ce  bloc 
forme  le  côté  gauche  de  la  dernière  baie  ou  fenêtre  d'un 
mètre  de  large.  L'autre  chambranle  de  cette  fenêtre  est  formé 
par  un  bloc  à  encadrement  et  qui  n'a  que  im,oi  de  largeur. 
Un  bloc  de  l'assise  suivante  sert  de  linteau  à  cette  baie  rectan- 
gulaire. Ce  linteau,  comme  tout  le  reste  de  l'assise,  a  im,45  de 
hauteur;  deux  blocs  seulement  composent  cette  assise,  et  celui 
de  gauche  a  été  recoupé  à  son  extrémité  supérieure,  sur  une 
longueur  de  om,7  5,  pour  s'ajuster  à  un  bloc  de  l'assise  infé- 
rieure, lequel  était  plus  haut  que  les  blocs  juxtaposés.  Il  en 
résulte  que  là  encore  le  joint  horizontal  n'était  pas  rectiligne, 
mais  offrait  un  ressaut.  Ce  fait,  à  mon  humble  avis,  est  un 
indice  d'assez  grande  antiquité. 

Au-dessus  de  l'assise  formant  linteau  de  la  baie  que  je  viens 
de  décrire,  court  le  bandeau  orné  du  cordon  de  denticules 
(ici  il  a  o™,43  seulement  de  hauteur).  Au-dessus  encore  sont 
en  place  deux  blocs  offrant  chacun  l'image  d'un  lion  et  de 
dimensions  semblables  à  ceux  de  l'extrémité  opposée.  Les 
abords  de  cet  angle  du  monument  sont  encombrés  partout  de 
blocs  énormes,  éboulés  à  l'extérieur  comme  à  l'intérieur. 

Toute  la  face  sud,  formée  d'un  petit  nombre  de  blocs  im- 
menses qui  la  fermaient  complètement,  semble  s'être  renversée 
d'un  seul  coup.  Ces  blocs,  en  effet,  sont  couchés  à  côté  les 
uns  des  autres,  et  leur  situation  ne  permet  pas  d'admettre  que 
cette  extrémité  de  l'édifice  ait  jamais  été  ouverte. 

Il  nous  a  été  possible  de  reconnaître  dans  ce  chaos  de  blocs 
deux  petits  pavillons  rectangulaires  de  4  mètres  de  longueur 
parallèles  à  l'axe,  et  de  3m,6o  seulement  de  largeur.  Des  portes 
de   im,io,  avec  ébrasement  portant  leur  largeur  à    ira,20,  y 


MONUMENTS  DAÂRAQ-EL-EMYR.  99 

donnaient  accès.  Ces  portes  ne  sont  pas  percées  à  des  distances 
égales  de  la  muraille  des  longues  faces.  Ainsi,  au  pavillon  sud- 
est,  la  porte  s'ouvre  à  om,4o  de  la  face  du  mur  oriental, 
tandis  qu'au  pavillon  sud-ouest  elle  s'ouvre  à  om,rjo  du  grand 
mur  occidental.  Entre  ces  deux  pavillons  existait  une  grande 
salle  de  8  mètres  de  largeur  sur  4  mètres  de  profondeur. 

Toute  la  longue  face  occidentale,  sauf  les  deux  extrémités, 
est  aujourd'hui  complètement  rasée,  et  l'on  n'y  reconnaît  plus 
les  trumeaux  séparant  les  baies  percées  symétriquement  devant 
celles  qui  existent  sur  la  face  orientale.  Il  est  clair  que  de  ce 
côté  le  monument  a  beaucoup  plus  souffert  que  de  l'autre. 

Passons  maintenant  à  la  description  de  la  face  nord.  Là 
était  un  magnifique  vestibule,  dont  les  énormes  débris  sont 
accumulés  les  uns  sur  les  autres,  mais  de  façon  heureuse- 
ment à  permettre  de  se  glisser  à  travers  les  blocs  éboulés,  et 
de  reconnaître  avec  certitude  la  disposition  générale  de  cette 
partie  de  l'édifice. 

La  face  extérieure  se  composait  de  deux  murs  de  6m,4o  de 
développement,  ornés  aux  angles  de  cordons  d'un  mètre  de 
face,  et  en  saillie  de  o™,o5;  des  colonnes  engagées  garnissaient 
les  extrémités  intérieures  de  ces  deux  murs,  et  avec  deux  co- 
lonnes isolées  intermédiaires  formaient  l'entrée  d'un  véritable 
vestibule  ouvert;  l'entraxe  des  colonnes  était  à  très-peu  près 
de  2  mètres,  et  ces  colonnes  avaient  om,8  de  diamètre. 

Le  vestibule  avait  5m,4o  de  profondeur  et  6m,6o  de  largeur 
dans  œuvre.  En  face  des  deux  colonnes  libres  se  trouvaient  au 
fond  deux  massifs  carrés  de  î  mètre  de  côté,  formant  avec  le 
prolongement  du  mur  de  fond  trois  portes  de  i  mètre  de  lar- 
geur, ouvrant  sur  une  grande  nef  de  même  largeur  que  le  ves- 
tibule. A  droite  et  à  gauche  de  celui-ci,  s'ouvraient  deux 
chambres  de  4m,5o  de  largeur,  servant  de  cage  à  un  escalier  à 

i3. 


100  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

paliers  qui  s'appuyait  sur  un  noyau  central  de  im,6o  de  côté. 
Les  marches  de  cet  escalier,  dont  les  encastrements  existent 
parfaitement  conservés  sur  la  face  intérieure  de  la  grande  mu- 
raille orientale,  avaient  im,/io  de  largeur.  Très-certainement 
ces  escaliers  conduisaient  à  deux  galeries  supérieures,  et  les 
petites  baies  en  meurtrière  percées  à  travers  les  grands  blocs 
de  l'angle  nord-est  étaient  destinées  à  éclairer  cet  escalier.  Pour 
conduire  à  celui-ci,  deux  portes  d'un  mètre  de  largeur  s'ou- 
vraient dans  les  murs  latéraux  du  vestibule  et  à  om,-jo  du  fond. 

Maintenant  que  j'ai  décrit  minutieusement  tout  ce  qui  reste 
visible  et  bien  reconnaissable  dans  l'état  actuel  du  Qasr-el- 
Aâbed,  occupons-nous  des  débris  sculptes  que  nous  avons 
trouvés  au  milieu  des  ruines.  Les  trois  faces  nord,  est  et  sud 
sont  encombrées  de  blocs  relativement  très-petits,  d'un  ton 
gris,  qui  tranche  au  premier  coup  d'oeil  sur  la  couleur  noire 
foncée  des  grands  blocs  du  monument  primitif.  Ces  petits 
blocs  se  reconnaissent  immédiatement  pour  être  des  débris 
des  blocs  primitifs,  que  l'on  a  débités  et  retaillés  fort  grossiè- 
rement, afin  d'élever  dans  l'intérieur  du  monument  ruiné  une 
construction  fort  médiocre,  dont  on  reconnaît  encore  quelques 
murs  de  refend  arrasés,  et  qui  a  dû  être  élevée  sans  soin  et 
pour  ainsi  dire  en  hâte.  Nous  dirons  plus  loin  ce  que  fut  cette 
construction  secondaire,  et  véritablement  méprisable  en  com- 
paraison de  l'autre. 

J'arrive  enfin  aux  débris  sculptés  dans  l'étude  desquels  nous 
allons  puiser  les  éléments  de  notre  conviction  sur  la  destina- 
tion première  du  Qasr-el-Aâbed. 

Dans  les  décombres  du  vestibule  nous  avons  trouvé  des 
tambours  et  des  chapiteaux  des  colonnes  libres,  puis  des  blocs 
taillés  carrément  et  très-considérables  garnis  sur  l'une  de  leurs 
faces  de  demi-fûts  de  colonnes  engagées. 


MONUMENTS  DAÂRAQ-EL-EMYR.  101 

Au  delà  du  vestibule,  et  à  l'intérieur  du  monument,  se  sont 
présentés  à  nous  deux  chapiteaux  très-étranges,  offrant  aux 
angles  des  bustes  épannelés  d'animaux,  et.  entre  deux  de  ces 
bustes  un  épannelage  montrant  une  sorte  de  tête  allongée  et 
deux  ailes,  dont  l'ensemble  a  beaucoup  d'analogie  avec  les 
chérubins  conventionnels  de  l'ornementation  toute  moderne 
des  églises  catholiques. 

Les  colonnes  engagées  du  vestibule  étaient  surmontées  de 
beaux  chapiteaux  à  feuilles  d'eau,  le  long  desquels  s'élevait 
un  pilastre  plat  avec  chapiteau  formé  de  simples  moulures 
superposées. 

Un  fragment  de  frise  à  triglyphes  s'est  aussi  retrouvé  dans 
les  ruines  du  vestibule. 

Parmi  les  blocs  de  la  construction  secondaire,  nous  avons 
retrouvé,  toujours  à  l'intérieur  du  monument,  un  fragment  de 
frise  épannelé  avec  bucranes,  guirlandes  et  disques.  Puis  des 
bases  de  colonnes  de  dimensions  moitié  moindres  que  celles 
des  colonnes  isolées  du  vestibule.  Mais  ce  qui  nous  a  surtout 
intéressés,  en  achevant  de  nous  révéler  l'existence  des  galeries 


102 


MEMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 


supérieures  latérales,  c'est  la  présence  d'un  certain  nombre 
de  gros  blocs  équarris,  terminés  à  leurs  deux  extrémités  par 
des  demi-fûts  de  colonnes  engagées  tout  à  fait  dissemblables, 
car  l'une  de  ces  colonnes  était  munie  de  cannelures  partant 
de  l'aisselle  de  feuilles  d'acanthe ,  tandis  que  l'autre  était 
lisse.  D'autres  blocs  analogues  comportaient  deux  demi-cha- 
piteaux tout  aussi  différents  entre  eux  que  les  fûts  que  je 
viens  de  décrire.  Les  chapiteaux  correspondants  au  fût  cannelé 
étaient  véritablement  d'un  goût  exquis,  et  je  n'ai  pas  résisté 
au  plaisir  d'en  rapporter  un  en  France.  Il  est  aujourd'hui  au 
Louvre. 


Ces  colonnes  accouplées  gisent  un  peu  partout,  autour  du 
Qasr-el-Aâbed,  parmi  l'immense  quantité  de  blocs  qui  en  jon- 
chent tous  les  abords. 

Enfin,  à  droite  de  l'angle  sud-ouest,  nous  avons  reconnu  la 
tête,  malheureusement  fort  usée,  d'un  lion  colossal  de  ronde 
bosse,  coiffé  en  sphinx.  A  côté  se  trouvait  un  fragment  de  sa 
crinière,  puis  un  fragment  d'aile  que  j'ai  rapporté. 


MONUMENTS  DAÂRAQ-EL-EMYR.  103 

Enfin,  de  l'autre  côté  du  monument,  j'ai  eu  le  bonheur  de 


retrouver  la  patte  de  ce  lion  colossal,  que  j'ai  également  rap- 
portée. 


La  description  détaillée  de  tous  ces  fragments  me  mènerait 
beaucoup  trop  loin,  et  deviendrait  d'ailleurs  fastidieuse.  Je  me 
contente  donc  d'en  reproduire  les  figures,  prises  avec  le  soin 
le  plus  minutieux. 

Ai-je  besoin  maintenant  de  disserter  longuement  pour  prou- 
ver que  le  Qasr-el-Aâbed  ne  fut  pas  une  citadelle,  mais  bien 
un  édifice  religieux,  un  véritable  temple?  Je  le  crois  si  peu 
que  je  m'en  dispense  sans  le  moindre  scrupule. 

Passons  à  la  description  de  la  porte  monumentale  qui  était 
placée  sur  la  grande  avenue  et  à  l'orient  du  temple. 

Cette  porte,  qui  avait  3m,68  de  largeur,  s'ouvrait  dans  la 
lace  d'un  petit  monument  bâti  en  blocs  magnifiques,  mais 


104  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE, 

aujourd'hui  presque  entièrement  ruiné.  Elle  était  encadrée 
par  un  filet  carré  de  i  5  centimètres  et  de  4  centimètres  de 
saillie  sur  la  face  extérieure  de  la  muraille;  de  la  joue  de  la 
porte  à  la  naissance  de  ce  filet,  il  y  a  62  centimètres  de  dis- 
tance sur  la  face  extérieure.  Cette  joue  à  l'intérieur  delà  porte 
a  d'un  côté  5o  et  de  l'autre  02  centimètres  de  développement. 
Puis  se  présente  une  retraite  de  il\  centimètres  à  gauche  et  de 
■2i  seulement  à  droite.  Nouvelles  irrégularités  qui  témoignent 
de  l'antiquité  de  cette  construction.  La  face  intérieure  de  la 
porte,  à  partir  de  la  retraite,  est  de  2m,77,  lesquels,  ajoutés  aux 
5o  centimètres  de  développement  de  la  joue,  nous  donnent 
3m,2  7  pour  l'épaisseur  du  monument. 

Les  assises  correspondantes  de  chaque  côté  de  la  baie  ne 
sont  pas  régulières.  Ainsi,  à  partir  du  haut,  la  même  assise 
a  d'un  côté  im,i4  et  de  l'autre  im,o5  seulement;  la  suivante 
ora,5o  et  om,53;  puis  on\oo  et  om,84;  et  enfin  om5o  et  om,4y. 
Je  ne  puis  rien  dire  de  l'assise  inférieure  parce  qu'elle  est  à 
demi  enterrée,  et  que  des  fouilles  seules  pourraient  en  faire 
reconnaître  la  hauteur  exacte.  Je  n'hésite  pas  à  voir  encore 
autant  d'indices  d'antiquité  dans  les  irrégularités  que  je  viens 
de  signaler,  et  qu'un  architecte  grec  n'aurait  pas  commises. 

Quant  aux  blocs  employés,  ils  ont  des  dimensions  horizon- 
tales très-considérables.  Ainsi,  le  côté  gauche  de  la  porte,  tel 
qu'il  se  présente  aujourd'hui,  a  pour  l'assise  supérieure  un 
seul  bloc  de  2m,35  de  longueur.  Le  filet  encadrant  la  baie  a  été 
enlevé  sur  la  masse,  et  à  gauche  de  ce  filet  le  même  bloc  porte 
deux  bossages,  tandis  qu'il  ne  s'en  montre  pas  au  delà  du 
cadre,  c'est-à-dire  autour  de  la  porte  proprement  dite.  A  l'as- 
sise immédiatement  inférieure,  deux  blocs  pris  à  gauche  du 
filet  sont  également  recouverts  chacun  de  deux  bossages  ac- 
couplés. Me  permettra-t-on  de  conclure  de  la  présence  de  ce 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  105 

double  bossage,  sur  la  face  d'un  seul  et  même  bloc,  que  c'était 
à  titre  d'ornement  qu'il  était  employé?  Si  ce  n'eût  été  qu'une 
simple  trace  de  négligence  ou  d'épannelage,  on  n'en  eût  cer- 
tainement laissé  qu'un  seul,  ne  fût-ce  que  par  économie  de 
temps  et  de  travail. 

La  troisième  assise  à  partir  du  haut  est,  à  droite  comme  à 
gauche,  formée  d'un  seul  bloc  sans  bossage,  ayant  d'un  côté 
3m,2  7,  et  de  l'autre  3m,2o  de  longueur. 

A  l'assise  qui  suit,  les  bossages  reparaissent,  mais  sans  plus 
de  symétrie  qu'à  la  partie  supérieure  du  monument. 

Celui-ci  était  couronné  par  une  belle  corniche,  dont  nous 
avons  eu  le  bonheur  de  pouvoir  déblayer  un  fragment,  afin  d'en 
étudier  à  fond  les  détails.  Elle  se  compose  d'un  tore  ou  boudin 
surmonté  d'une  ligne  d'oves  séparée,  par  un  étroit  listel,  d'un 
cavet  égyptien  orné  de  belles  palmettes.  La  hauteur  totale  de 
cette  corniche  est  de  om,8i .  Du  reste,  la  figure  de  ce  fragment 
suppléera  à  ce  que  cette  description  succincte  a  d'insuffisant. 

Parmi  les  blocs  éboulés,  nous  en  avons  remarqué  un  qui 
semble  avoir  porté  une  figure  humaine  en  bas-relief;  mais  elle 
est  tellement  mutilée  qu'il  serait  impossible  de  rien  avancer  de 
précis  sur  son  compte.  Le  dessin,  cette  fois  encore,  suppléera 
à  l'insuffisance  de  la  description. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  cette  belle  porte  est 
contemporaine  du  temple  lui-même,  et  qu'elle  a  fait  partie 
intégrante  du  sanctuaire  d'Aâraq-el-Emyr. 

Ainsi  que  je  l'ai  noté  déjà,  sous  cette  porte  passait  une  voie 
se  dirigeant  vers  le  vestibule  de  l'édifice  principal.  Cette  voie 
venait  recouper  à  peu  près  perpendiculairement  la  levée  de 
pierraille  conduisant  de  la  plate-forme  du  temple  à  l'étage  su- 
périeur des  cavernes.  Comme  les  talus  coupés  ainsi  dans  la 
masse  compacte  de  pierraille  constituant  la  levée  en  question 
tome  xxvi,  iro  partie.  i4 


106  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

sont  parfaitement  apparents,  il  en  résulte  forcément  que  la 
voie  d'accès  passant  sous  la  porte  monumentale,  et  naturelle- 
ment cette  porte  elle-même,  sont  postérieures,  et  peut-être  de 
beaucoup,  à  la  construction  de  la  levée. 

Passons  maintenant  à  la  description  des  souterrains  princi- 
paux, et  commençons  par  celui  qui  a  servi  décurie.  L'entrée 
a  2m,75  de  largeur.  La  grotte  entière  a  6  mètres  de  largeur 
moyenne  et  28  mètres  de  profondeur  totale;  c'est  la  plus  pro- 
fonde de  toutes. 

Sur  toute  la  façade  gauche,  le  rocher  a  été  taillé  en  man- 
geoires destinées  à  alimenter  des  animaux.  Chaque  place  est 
munie  d'un  anneau  propre  à  attacher  un  licou,  et  ménagé 
dans  la  masse.  Devant  elle,  la  bête  avait  deux  trous  carrés 
de  4o  centimètres  de  côté;  l'un  servait  évidemment  à  y  placer 
l'orge,  et  l'autre  faisait  fonction  d'auge  à  eau.  La  largeur  de 
chacune  de  ces  sortes  de  stalles  est  d'un  peu  plus  d'un  mètre, 
ce  qui  semble  bien  médiocre  pour  des  chevaux.  Il  y  en  a  vingt- 
trois  sur  ce  côté  gauche,  et  les  trois  dernières  n'ont  qu'une 
seule  mangeoire. 

La  même  disposition  se  retrouve  sur  le  côté  droit;  mais  là 
on  ne  compte  que  seize  stalles,  dont  la  dernière  n'a  qu'une 
seule  mangeoire.  Il  y  a  donc  en  tout  trente-neuf  stalles  dans 
cette  écurie. 

Une  autre  grotte,  dont  l'entrée  n'a  que  om,8o  de  largeur,  est 
à  trois  étages.  Au-dessus  de  la  porte  d'entrée  est  percée  une 
petite  fenêtre.  La  première  pièce  a  iom,2o  de  profondeur  sur 
4m,5o  de  largeur.  Elle  donne  accès,  à  7  mètres  de  l'entrée,  dans 
deux  chambres  placées  l'une  à  droite,  l'autre  à  gauche.  Celles-ci 
ont,  la  première,  4m,8ode  côté;  la  seconde,  8  mètres  de  lon- 
gueur sur  4n\8o  de  largeur.  Tout  au  fond ,  et  à  l'angle  de  droite 
de  la  première  chambre,  s'ouvre  un  corridor  d'un  mètre  de 


MONUMENTS  DAÂRAQ-EL-EMYR.  107 

largeur  et  de   2m,ao  de   longueur,   conduisant  à  une  petite 
chambre  carrée,  de  2  mètres  de  côté. 

De  la  première  grande  salle  on  descend  à  une  chambre  in- 
férieure très-irrégulièrement  taillée,  et  qui  n'a  peut-être  été 
qu'une  citerne.  A  7m,3o  à  gauche  de  l'entrée  de  cette  exca- 
vation, s'en  ouvre  une  autre  de  même  largeur,  conduisant  à 
une  chambre  isolée  de  taille  irrégulière,  et  n'ayant  que  3m,3o 
de  largeur. 

Enfin,  une  troisième  grotte  est  beaucoup  plus  intéressante 
par  le  soin  avec  lequel  elle  a  été  ciselée.  On  y  accède  par  une 
porte  carrée  de  2m,3o  de  largeur,  avec  ébrasement  portant  la 
largeur  à  2m,6o.  L'épaisseur  de  la  roche  traversée  par  cette 
baie  est  de  3°\6o.  La  hauteur  de  la  porte  est  de  3m,6o  égale- 
ment. A  1  mètre  au-dessus  est  percée  une  fenêtre  de  2  mètres 
de  hauteur  sur  im,2o  de  largeur.  Cette  fenêtre  est  munie  d'un 
double  encadrement  rachetant  par  un  petit  plan  incliné  la  sur- 
face extérieure  du  rocher.  C'est  à  droite  de  cette  porte  que  se 
lit  une  des  deux  inscriptions  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

La  salle  dans  laquelle  on  pénètre  a  ses  faces  parfaitement 
dressées.  Elle  a  18  mètres  de  profondeur  sur  iom,io  de  lar- 
geur. Les  parois  en  sont  verticales  jusqu'à  la  hauteur  de 
7  mètres.  Là  règne  sur  tout  le  pourtour  un  évidement  en  quart 
de  rond  de  4o  centimètres  de  hauteur,  surmonté  d'un  évide- 
ment semblable,  mais  de  im,3o  de  hauteur.  Les  arêtes  en  sont 
vives  et  en  très-bon  état. 

A  l'extérieur,  trois  grands  anneaux  ont  été  taillés  dans  la 
masse  pour  servir  de  points  d'attache  à  quelque  tenture  faisant 
apparemment  fonction  de  véranda. 

Je  n'ajouterai  plus  rien  à  la  description  détaillée  de  ces 
étranges  excavations,  pour  ne  pas  abuser  de  la  patience  de 
mes  lecteurs.  Ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  les  figures  que  je  donne 

i4. 


10S  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

suppléeront  amplement  à  des  descriptions  que  la  multiplicité 
des  chiffres  cités  rendrait  infailliblement  fastidieuses. 

Il  est  temps  maintenant  d'examiner  le  passage  de  Josèphe 
relatif  à  cet  ensemble  de  monuments  antiques.  Je  traduis  : 

«  A  cette  époque  régnait  en  Asie  Séleucus,  surnommé  Phi- 
«  lopator,  fils  d'Antiochus  le  Grand.  Ce  fut  alors  que  mourut 
«le  père  d'Hyrcan,  Josèphe,  homme  bon  et  magnanime,  qui 
«  avait  tiré  le  peuple  juif  de  la  misère  et  de  la  faiblesse,  et  lui 
«  avait  donné  une  existence  plus  relevée.  Il  avait  été  pendant 
«  vingt-deux  ans  le  collecteur  des  impôts  de  la  Syrie,  de  la  Phé- 
«  nicie  et  de  la  Samarie.  Dans  le  même  temps  mourut  l'oncle 
«d'Hyrcan,  Onias,  qui  laissa  le  souverain  pontificat  à  son 
«  fils  Simon  '. 

«  Après  la  mort  de  Josèphe,  des  discussions  surgirent  parmi 
«le  peuple,  à  cause  de  ses  fds.  Les  aînés  ayant  déclaré  la 
«  guerre  à  Hyrcan,  qui  était  le  plus  jeune,  la  multitude  se  di- 
«  visa  et  le  plus  grand  nombre  prit  le  parti  des  aînés,  ainsi 
«que  le  grand  prêtre  Simon,  à  cause  de  la  parenté.  Hyrcan 
«se  décida  alors  à  ne  pas  rentrer  à  Jérusalem;  mais,  s'étant 
«établi  de  l'autre  côté  du  Jourdain,  il  fit  une  guerre  conti- 
«  nuelle  aux  Arabes ,  de  telle  sorte  qu'il  en  tua  un  grand 
«nombre,  et  en  réduisit  beaucoup  d'autres  en  captivité.  Il 
«  construisit  aussi  une  forte  tour  (Bâp«i>  ïcr^vpàv)  qu'il  bâtit 
«en  pierre  blanche,  jusqu'au  faîte,  sculptant  dessus  des  ani- 
«  maux  de  très-grande  taille.  Il  l'entoura  d'un  étang  large  et 
«  profond.  Sur  le  flanc  de  la  montagne  opposée,  il  creusa  dans 
«  les  rochers  proéminents  des  souterrains  de  plusieurs  stades 
«  de  profondeur.  Il  y  établit  des  appartements  pour  les  festins, 
«  pour  l'habitation  et  pour  tous  les  usages  de  la  vie.  Il  y  inlro- 

1  Ant.  Jud.  XII,  îv,  10. 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  109 

«  duisit  aussi  des  eaux  courantes  en  abondance,  pour  l'agré- 
«  ment  et  la  décoration  de  ce  palais.  Les  portes  d'entrée  ne 
«  reçurent  que  la  largeur  suffisante  pour  permettre  à  une  seule 
«  personne  d'y  passer  à  la  fois,  et  cela  dans  un  but  de  sécurité, 
«  et  pour  que,  dans  le  cas  où  il  serait  assiégé  par  ses  frères,  il 
«  ne  courût  pas  le  risque  de  tomber  entre  leurs  mains.  Il  cons- 
«truisit  aussi  des  palais  extérieurs  immenses,  qu'il  orna  de 
«somptueux  jardins;  puis,  lorsque  tout  fut  achevé,  il  donna 
«à  cet  endroit  le  nom  de  Tyr  (Tvpov).  Il  est  situé  entre  la 
«  Judée  et  l'Arabie,  au  delà  du  Jourdain,  non  loin  de  l'Essebo- 
«  nitide.  Il  fut  le  maître  de  toute  cette  contrée  pendant  sept 
«  années,  temps  total  du  règne  de  Séleucus  en  Syrie.  A  la  mort 
«de  ce  roi,   son    frère  Antiochus ,  surnommé  Epiphane,  lui 
«succéda.  A  cette  même  époque,  mourut  le  roi  d'Egypte  Pto- 
«lémée,  surnommé  aussi  Epiphane,  laissant  deux  fils  encore 
«jeunes,  dont  l'aîné  était  surnommé  Philométor,  et  le  second 
«  Physcon.  Hyrcan,  considérant  la   grande  puissance  échue  à 
«Antiochus,   et   craignant,  s'il  était  pris  par  ce  monarque, 
«d'être  livré  au  supplice,  en  punition  de  tout  le  mal  qu'il 
«  avait  fait  aux  Arabes,  se  donna  la  mort.  Antiochus  alors  s'em- 
«  para  de  tout  ce  qui  lui  avait  appartenu  ï.  » 

Nous  allons  maintenant  discuter  ce  récit  curieux  et  démon- 
trer que,  sur  un  fond  évident  de  vérité,  Josèphe  a  tellement 
brodé,  qu'il  devient  certain  qu'il  n'a  connu  que  sur  des  ouï-dire 
d'Arabes  les  lieux  qu'il  a  la  prétention  de  décrire  minutieuse- 
ment. N'oublions  pas  d'ailleurs  que  c'est  deux  cent  cinquante 
ans  environ  après  les  événements  qu'il  a  raconté  l'histoire 
d'Hyrcan. 

Commençons  par  fixer  quelques  dates  indispensables. 

'   Anl.  Jud.  XII,  iv,  11. 


110  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Séleucus  IV,  Philopator,  fils  et  successeur  d'Antiochus  III 
le  Grand,  est  monté  sur  le  trône  en  l'an  126  des  Séleucides 
(187  ans  avant  J.  C).  Il  fut  assassiné  par  Héliodore,  préfet  du 
trésor,  en  1 37  de  l'ère  des  Séleucides.  (176  ans  avant  J.  C). 

En  Egypte,  Ptolémée  Philométor  succéda  à  son  père  Pto- 
lémée  Epiphane  en  i32  de  l'ère  des  Séleucides  (181  avant 
J.C.). 

La  mort  de  Séleucus  ayant  eu  lieu  en  176  avant  J.  C.  il 
faut  faire  remonter  jusqu'en  1 83  l'installation  d'Hyrcan  à 
Aâraq-el-Emyr. 

Ce  n'est  qu'en  1 46  de  1ère  des  Séleucides  (167  ans  avant 
J.  C.)  que  Mathatias,  avec  ses  cinq  fils  Jean  Gaddis,  Simon 
Thasi,  Judas  Machabée,  Eléazar  Abbaron  et  Jonathan  Apphus, 
leva  l'étendard  de  la  révolte.  Il  y  a  donc  eu  un  intervalle  de 
neuf  ans  entre  la  mort  d'Hyrcan  et  le  commencement  de 
l'insurrection  des  Machabées. 

Quel  rang  occupait  Hyrcan  dans  la  nation  juive?  Le  plus 
élevé,  puisqu'il  était  allié  au  grand  prêtre  Onias  Ier. 

Si  je  ne  me  suis  pas  trompé  en  expliquant  l'inscription  fu- 
néraire du  tombeau  de  Saint-Jacques,  nous  avons  la  généa- 
logie suivante  : 

I.  IADDOUA  ou  IADDOUS,  grand  prêtre, 
a  pour  fils  : 


i°  d  un  premier  lit  :  2°  d  un  second  lit: 

Eléazar.  II.    HONIAH.  Iôazer.  Jehoddah.  Simon.  Iokhanan.       V.  MANASSES,    N.    épouse    de 

I  grand  prêtre.         Josèphe,  fils 

de  Tobie. 


III.  SIMON   LE  JUSTE,      IV.  ÉLÉAZAR, 
grand  prêtre.  grand  prêtre. 

VI.  HONIAH  ou  ONIAS  II. 


Hyrcan  n'était  donc  pas  le  neveu  d'Onias  Ier,  ni  le  cousin 
de  Simon  le  Juste,  qui  prit  parti  pour  ses  frères  contre  lui. 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  111 

Nous  avons,  en  effet,  pour  la  famille  de  Hyrcan,  la  filiation 


suivante 


TOBIE.apour  fils  : 


Josèphe  ,  collecteur  des  impôts  de  Syrie 
pour  les  Ptolémées. 
Il  épouse  : 


en  premières  noces , 

N.  fille  d'Onias, 
dont  il  a  sept  fils. 


i  N.  2  N.  3  N.  k  N.  5  N.  6  N.  7  N. 
Deux  d'entre  eux  sont  tués  dans 
un  combat  contre  Hyrcan. 


en  deuxièmes  noces, 

N.  sa  nièce, 
lille  de  Solymius, 


dont   il    a 
Hyrcan. 


Solymics. 


N.  Deuxième  femme  de  Josèphe 
son  oncle. 


Hyrcan  n'était  donc  pas  parent  d'Onias  le  grand  prêtre, 
tandis  que  celui-ci  était  réellement  l'oncle  des  sept  frères 
aînés  de  Hyrcan.  De  la  sorte  s'explique  tout  naturellement  sa 
préférence  pour  eux. 

Ce  fut  après  un  combat  dans  lequel  périrent  deux  de  ses 
frères  aînés,  propres  neveux  du  grand  prêtre  Onias,  que  Hyr- 
can se  vit  forcé  de  fuir  de  Jérusalem  et  de  se  réfugier  à  Aâraq- 
el-Emyr  avec  ses  partisans.  La  réception  que  les  Arabes  lui 
firent  fut  évidemment  peu  cordiale,  puisqu'il  fut  obligé  de 
guerroyer  immédiatement  et  incessamment  contre  eux,  ainsi 
que  le  constate  Josèphe.  Ne  nous  y  trompons  pas,  le  seul  rôle 
que  Hyrcan  put  et  dut  jouer,  pendant  les  sept  années  de  séjour 
qu'il  fit  au  delà  du  Jourdain,  fut  celui  d'un  chef  de  bandits, 
rançonnant  les  tribus  voisines,  pillant,  leurs  troupeaux,  et  vi- 
vant comme  un  véritable  cheïkh  de  Bédouins,  c'est-à-dire  au 
jour  le  jour,  et  de  rapines.  Cela  est  si  vrai  que,  lorsqu'il  apprit 
l'avènement  d'Antiochus  IV,  il  ne  douta  pas  que  sa  vie  ne  fût 
menacée,  et  aima  mieux  se  donner  la  mort  de  sa  propre  main 


112  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

que  d'attendre  le  supplice  qu'il  sentait  avoir  mérité  et  qu'il 
ne  se  croyait  pas  en  mesure  d'éviter. 

Mais  revenons  à  sept  ans  en  arrière.  Voilà  Hyrcan  s'ins- 
lallant  de  vive  force  au  milieu  des  Arabes,  sans  cesse  les  mena- 
çant, sans  cesse  menacé  par  eux.  Il  ne  peut  faire  un  pas  sans 
craindre  pour  sa  vie,  ses  ennemis  étant  partout  autour  de  lui. 
Aussi  que  fait-il?  Il  se  construit,  au  plus  vite  nécessairement, 
une  forteresse  (Bàp»>  lu'/ypàv),  dit  Josèphe;  et  voilà  qu'à  cette 
forteresse  il  applique  des  sculptures  que  la  loi  judaïque  déclare 
abominables.  A-t-il  donc  abjuré  avec  tous  ses  adhérents  le  ju- 
daïsme ?  Certes,  je  ne  crains  pas  de  répondre  non,  car,  s'il  eût 
abjuré,  il  n'eût  rien  eu  à  craindre  d'Antiocbus,  et,  en  désertant 
la  foi  de  ses  pères ,  il  se  fût  fait  probablement  un  ami  de  ce 
monarque. 

Voyons  donc  ce  qu'est  celte  prétendue  forteresse,  cette 
jSàpts  îcryypâ.  Comme  un  fugitif  et  un  envahisseur  qu'il  est, 
et  qui  a  besoin  de  se  mettre  immédiatement  en  défense,  Hyr- 
can va  sans  doute  se  hâter  de  créer  un  asile  cajDable  de  soute- 
nir un  siège;  tous  les  matériaux  qu'il  aura  sous  la  main  lui  se- 
ront bons,  s'ils  peuvent  couvrir  vite  et  bien  son  lieu  de  refuge. 
Comment  s'y  prend-il? 

Il  s'installe  dans  un  bas-fond,  dominé  de  trois  côtés  sur 
quatre.  11  crée  un  grand  parallélogramme  sans  flanquements, 
mais  percé  de  baies  énormes,  multiples,  et  toujours  ouvertes. 
Il  n'emploie  que  des  blocs  immenses  dont  la  manœuvre  est 
pour  chacun  d'eux  un  véritable  tour  de  force.  Il  les  empile  les 
uns  sur  les  autres,  en  les  plaçant  de  champ,  de  sorte  que  le 
premier  coup  de  bélier  les  jettera  bas.  Tout  cela  fait  une  dé- 
testable forteresse  sans  doute;  et  quel  remède  le  constructeur 
trouve-t-il  à  ces  inconvénients?  Il  taille  des  colonnes,  des  bas- 
reliefs  représentant  des  lions  gigantesques,  des  corniches   à 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  113 

moulures  multipliées,  des  cordons  de  denticules,  etc.  à  l'inté- 
rieur et  à  l'extérieur.  Il  couvre  sa  forteresse  de  sculptures.  Il  y 
installe  un  énorme  lion  ailé,  de  ronde  bosse,  puis  il  y  établit 
des  galeries  supérieures  ornées  de  colonnes  charmantes.  On  en 
conviendra,  voilà  une  étrange  citadelle!  voilà  d'étranges  élé- 
ments de  défense! 

Mais  il  l'a  entourée  d'un  étang  vaste  et  profond,  nous  dit 
Josèphe,  et  l'a  rendue  ainsi  inaccessible.  Eh  bien!  Josèphe  se 
trompe.  L'étang  n'a  existé  que  sur  trois  côtés  de  la  forteresse; 
sur  le  quatrième  on  y  accédait  de  plain-pied,  fort  à  l'aise,  et 
par  une  belle  porte  monumentale,  construite  aussi  en  blocs 
énormes,  couverte  aussi  de  sculptures  et  n'ayant  absolument 
rien  de  commun  avec  un  ouvrage  de  fortification  quelconque. 

Est-ce  tout?  Non,  pas  encore!  Hyrcan  le  fugitif  construit 
en  blocs  énormes  un  aqueduc  souterrain  qui  va  chercher  fort 
loin  l'eau  du  Nahr-Syr  pour  alimenter  l'étang  qu'il  creuse  au- 
tour de  la  forteresse.  Il  construit  d'immenses  terrasses  qu'il 
nivelle  avec  soin.  Il  y  établit  une  acropole.  Il  taille  les  rochers 
qui  servent  d'escarpe  à  cette  acropole.  Il  remue  la  terre  par 
millions  de  mètres  cubes.  Puis,  non  content  de  cela,  il  creuse 
les  flancs  des  montagnes;  il  y  ouvre  des  souterrains  de  plusieurs 
stades,  dit  Josèphe,  et  dont  le  plus  grand  a  tout  juste  28  mètres 
de  profondeur.  C'est  là  qu'il  met  à  refuge  la  cavalerie  de  son 
armée,  et  il  y  a  place  pour  39  chevaux!  Les  portes  de  ces  sou- 
terrains sont  à  peine  assez  larges,  dit  toujours  Josèphe,  pour 
qu'un  seul  homme  y  puisse  passer.  Quelques-unes  de  ces 
portes  ont  5  mètres,  les  autres  2m,7Ô  et  2m,3o  de  largeur.  Puis, 
pour  embellir  son  séjour,  Hyrcan  se  ménage  dans  les  rochers 
des  appareils  d'illumination.  Et  tous  ces  travaux,  qui  ont  dû 
demander  des  siècles  peut-être,  et  des  milliers  de  bras,  tout 
cela  s'est  fait  en  sept  années,  et  par  une  poignée  de  fugitifs 
tome  xxvi,  irn  partie.  10 


114  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

condamnés  à  combattre  leurs  voisins,  tout  le  long  de  l'année, 
sans  paix  ni  trêve  ! 

J'en  ai  dit  assez,  je  pense,  pour  qu'il  me  soit  permis  main- 
tenant d'exposer,  sans  plus  tarder,  mes  idées  sur  les  monu- 
ments d'Aâraq-el-Emyr. 

Là  fut  un  sanctuaire  des  Ammonites;  le  Qasr-el-Aâbed  est 
évidemment  un  édifice  religieux,  un  temple  de  Qamos  ou  de 
Moloch. 

L'idole  qui  y  était  adorée,  c'était  le  lion  de  ronde  bosse 
dont  j'ai  trouvé  les  débris. 

Avant  que  ce  temple  fût  e'ievé,  un  autre  existait,  auquel 
on  venait  des  grottes,  dont  l'une  servait  peut-être  d'étableaux 
animaux  destinés  aux  sacrifices,  parla  voie  ou  levée  sur  laquelle 
étaient  plantés,  de  1 5  mètres  en  1  5  mètres,  des  blocs  bruts,  ac- 
couplés et  percés  d'un  trou  rond.  Quelle  était  la  destination 
de  ces  blocs?  Je  l'ignore.  Parmi  les  grottes  il  y  en  avait  une 
dont  le  vestibule,  aujourd'hui  détruit,  avait  reçu  un  dispositif 
d'illuminations. 

Plus  tard,  lorsque  le  grand  temple  fut  construit,  d'autres 
monuments,  dus  à  la  même  conception,  furent  érigés,  tels  que 
la  porte  monumentale  et  les  deux  édicules  dont  j'ai  parlé  dans 
la  description  générale  des  lieux. 

Que  Hyrcan  le  fugitif  se  soit  établi  en  ce  point ,  cela  ne  sau- 
rait être  douteux.  Quelles  sont  donc  les  traces  réelles  de  son  pas- 
sage? Les  débris  d'une  pitoyable  construction,  qui  jonchent 
l'intérieur  du  Qasr-el-Aâbed,  et  la  large  coupure  qu'il  a  dû 
pratiquer  dans  le  chemin  en  corniche  longeant  l'étage  supé- 
rieur des  cavernes,  pour  qu'on  ne  pût  venir  l'y  surprendre, 
s'il  était  réduit  à  s'y  réfugier,  sa  fameuse  jSâpts  iayypâ.  ne  lui 
offrant  pas  une  sécurité  suffisante.  Enfin  peut-être  les  habita- 
tions de  l'acropole,    dont   les   décombres   sont    entièrement 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  115 

semblables  à  ceux  de  toutes  les  localités  ruinées  de  l'Ammo- 
nitide,  comme  du  reste  de  la  Syrie. 

Maintenant,  que  dire  de  l'âge  probable  du  Qasr-el-Aâbed  et 
de  la  porte  monumentale?  A  ce  sujet,  je  n'ai  que  des  conjec- 
tures à  proposer.  Cinq  années  après  la  destruction  de  Jérusa- 
lem (588  avant  J.  C.) ,  Nabuchodonosor  dévasta  l'Ammonitide. 
Peut-être  fut-ce  alors  que  le  temple  d'Aâraq-el-Emyr,  lequel 
élait  encore  en  voie  de  construction,  fut  détruit  et  abandonné, 
avant  d'avoir  été  acbevé.  Les  tremblements  de  terre  auront  fait 
le  reste.  Veut-on  rapprocher  davantage  cette  destruction  de 
l'époque  où  Hyrcan  se  réfugia  à  Aâraq-el-Emyr?  Je  le  veux 
bien,  mais  à  la  condition  qu'on  trouvera  une  date  probable, 
antérieure,  et  de  beaucoup,  à  l'apparition  d'Hyrcan. 

Ainsi,  par  exemple,  j'admettrais  assez  volontiers  que  le  temple 
d'Aâraq-el-Emyr  ait  été  bâti  par  un  satrape  des  rois  Achémé- 
nides,  et  détruit  aussitôt  après  la  cbute  de  cette  dynastie  de 
conquérants.  Cette  hypothèse  en  effet  rendrait  compte  de  la 
manière  la  plus  satisfaisante  du  style  de  la  grande  frise  de 
lions ,  et  des  chapiteaux  à  bustes  d'animaux,  si  voisins  de  ceux 
du  palais  de  Persépolis. 

J'ai  dit  que  la  charmante  rivière  qui  roule  ses  eaux  limpides 
à  l'est  d'Aâraq-el-Emyr  se  nommait  Nahr-Syr.  Ce  nom  a  cer- 
tainement donné  lieu  à  la  partie  du  récit  de  Josèphe  qui  veut 
que  Hyrcan,  une  fois  son  palais  achevé,  l'ait  appelé  Tyros. 
Très-certainement,  cette  localité,  bien  avant  la  venue  d'Hyr- 
can, se  nommait  Syr,  de  même  que  la  Tyr  des  Grecs  s'appe- 
lait avant  eux  Sour,  comme  elle  s'appelle  toujours  Sour  pour 
les  habitants  du  pays. 


i5. 


116  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 


EXPLICATION  DES  PLANCHES. 


PLANCHE  I. 
Plan  général  d'Aâraq-el-Emyr. 

PLANCHE  II. 

Vue  du  grand  rideau  de  rochers  dans  lequel  plusieurs  grottes  ont  été 
creusées  de  main  d'homme. 

PLANCHE  III. 
Vue  de  l'angle  nord-est  du  temple. 

PLANCHE  IV. 

Plan  du  temple. 

Détails  et  fragments  d'architecture. 

PLANCHE  V. 

État  actuel  de  la  porte  monumentale  qui  donnait  accès  dans  l'enceinte 
du  temple. 

Fragment  de  la  corniche  de  cette  porte. 

PLANCHE  VI. 

Temple.  Fragments  et  détails. 

L'une  des  pierres  accouplées,  percées  d'un  trou,  et  réparties  deux  par 


MONUMENTS  D'AÂRAQ-EL-EMYR.  117 

deux,  de  1  5  mètres  en  i5  mètres,  sur  la  jetée  antique  qui  conduisait  des 
grottes  au  temple. 


PLANCHE  VII. 


Temple.  Détails. 
Grottes,  plans  et  coupes. 


PLANCHE  VIII. 


Grotte.  Plan,  coupe,  élévation  et  détails. 

Fragment  du  vestibule  d'une  grotte  sépulcrale,  avec  appareil  d'illumi- 
nation. 


".- 


MEMOIRE 


SUR 


UNE  INSCRIPTION 


DECOUVERTE  A  ORLEANS, 


PAR  M.  LEON  RENIER. 


Trois  ouvriers  terrassiers,  employés  aux  travaux  du  chemin 
de  fer  d'Orléans  à  Vierzon,  avaient  trouvé,  en  i846,  au  point 
où  ce  chemin  de  fer  traverse  le  faubourg  Saint-Vincent,  sur 
le  bord  de  la  voie  romaine  qui  conduisait  d'Orléans  à  Paris, 
une  plaque  de  marbre  blanc  couverte  sur  une  de  ses  faces  de 
grandes  et  belles  lettres  latines.  Ils  la  transportèrent  dans  la 
cour  d'une  maison  voisine  et  l'y  laissèrent1.  Pendant  près  de 
dix-neuf  ans  elle  resta  dans  cette  cour  exposée  aux  injures  du 
temps  et  à  d'autres  causes  de  destruction2,  et,  quoiqu'elle  eût 


Première  ieclure 

17  mars; 

2e  lecture, 

3i  mars  1 865. 


1  Un  de  ces  ouvriers  existe  encore,  et 
ii  a  pu  fournir  les  renseignements  les  plus 
précis  sur  l'époque  et  sur  le  lieu  de  cette 
découverte. 

-  Il  y  a  quelques  années,  le  proprié- 
taire de  la  maison  voulut  en  faire  faire  un 
caniveau  pour  recevoir  les  eaux  d'une  gout- 
tière; un  tailleur  de  pierre  fut  appelé;  il 
se  mit  à  l'œuvre,  et  les  mutilations  qu'on 


remarque  à  la  lettre  L  de  la  première 
ligne  sont  l'effet  de  ses  premiers  coups  de 
ciseau.  Mais,  heureusement,  il  reconnut 
bientôt  que  la  dureté  du  marbre  rendrait 
son  travail  très-difficile,  et  il  y  renonça.  Je 
dois  ces  renseignements  à  l'obligeance  de 
M.  Mantellier,  président  de  chambre  à  la 
cour  impériale  d'Orléans. 


120  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

été  aperçue  par  quelques  personnes  instruites,  elle  y  seraif 
encore  si,  dans  ces  derniers  temps,  un  antiquaire  savant  et 
zélé,  M.  le  comte  de  Pibrac,  n'eût  été  informé  de  son  existence. 
M.  de  Pibrac  n'eut  besoin  que  de  la  voir  pour  en  reconnaître 
l'importance.  Il  s'empressa  d'en  faire  l'acquisition,  pour  la 
donner  au  musée  d'Orléans,  et  il  en  a  envoyé  à  l'Académie  un 
excellent  estampage1,  d'après  lequel  a  été  exécutée  la  gravure 
suivante  : 


En  nous  adressant  cet  estampage,  M.  de  Pibrac  y  a  joint 
quelques  renseignements  que  je  dois  d'abord  rappeler  à  l'Aca- 
démie. 

La  plaque  de  marbre  qui  porte  cette  inscription  a  7  centi- 
mètres d'épaisseur.  Elle  est  brisée  à  droite  et  à  gauche,  de  sorte 


Il  m'en  a  envoyé  depuis  une  photographie. 


INSCRIPTION  DÉCOUVERTE  A  ORLÉANS.  121 

que  l'inscription  a  perdu  le  commencement  et  la  fin  de  ses 
lignes.  Mais  elle  n'a  rien  perdu  dans  le  sens  de  sa  hauteur,  qui 
est  de  75  centimètres.  Les  lettres  des  trois  premières  lignes 
ont  85  millimètres  de  hauteur;  celles  des  deux  dernières, 
70  millimètres  seulement. 

La  première  lettre  de  la  première  ligne,  quoique  brisée,  se 
reconnaît  facilement  pour  un  E;  la  dernière  pourrait  être  un 
C  ou  un  G  :  M.  de  Pibrac  croit  que  c'est  plutôt  un  G. 

La  petite  boucle  que  l'on  aperçoit  avant  ia  lettre  O  de  la 
deuxième  ligne  ne  peut  être  que  la  panse  d'un  P;  si  c'était 
celle  d'un  R  ou  d'un  B,  on  verrait  au-dessous  la  queue  du  R 
ou  la  panse  inférieure  du  B. 

La  petite  courbe  qui  se  voit  au  commencement  de  la  troi- 
sième ligne,  avant  la  lettre  S,  est  la  partie  inférieure  d'un 
autre  S.  • 

On  aperçoit  distinctement  au  commencement  de  la  qua- 
trième ligne,  au-dessous  du  point  triangulaire,  l'extrémité  de 
la  queue  d'un  R.  La  dernière  lettre  de  cette  ligne  ne  peut  être 
qu'un  B  ou  un  E.  Ce  n'est  pas  un  E,  car  les  deux  traits  qui  se 
dirigent  vers  la  droite,  en  haut  et  en  bas  du  jambage  vertical, 
ne  sont  pas  horizontaux,  mais  s'infléchissent  légèrement,  le 
premier  vers  le  bas,  le  second  vers  le  haut,  et  celui  du  milieu 
se  bifurque  distinctement  pour  former  les  deux  panses  d'un  B; 
c'est  donc  un  B. 

Enfin  on  distingue  avant  la  lettre  O  de  la  dernière  ligne 
la  partie  supérieure  d'un  V. 

Ces  renseignements  sont  parfaitement  exacts,  ainsi  qu'il  est 
facile  de  s'en  assurer  en  examinant  attentivement  l'estampage, 
ou  la  gravure  qui  le  reproduit.  J'ajouterai  que  l'on  remarque 
dans  cette  inscription  deux  accents  bien  caractérisés,  un  sur 
la  lettre  A  de  la  deuxième  ligne ,  l'autre  sur  la  lettre  E  de  la  qua- 
tome  xxvi,  ire  partie.  16 


122 


MÉMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 


trième  \  circonstance  qui,  jointe  à  la  forme  des  lettres,  notam- 
ment de  la  lettre  O,  qui  est  presque  ronde,  permet  d'en  faire 
remonter  la  date  au  milieu  du  premier  siècle  de  notre  ère. 

La  première  ligne  se  compose  de  la  fin  d'un  nom  de  famille 
ELIVS,  et  du  commencement  d'un  surnom  MAC  ou  MAC 

Le  nom  de  famille  pourrait  être  Aelius,  Aurclius  ou  Corné- 
lius -.  Je  ne  pense  pas  que  ce  soit  un  des  deux  premiers.  Ils  se 
rencontrent  en  effet  très-rarement,  surtout  dans  les  provinces, 
avant  l'époque  des  Antonins.  Le  troisième,  au  contraire,  devint 
très-commun  dès  le  temps  de  Sylla.  Des  provinces  entières 
furent  alors  peuplées  de  Cornélius.  On  en  rencontre  beaucoup 
dans  la  Narbonnaise,  et  je  puis  en  citer  un  dans  une  ville  voi- 
sine d'Orléans,  à  Auxerre3,  qui,  au  milieu  du  premier  siècle 
de  notre  ère,  laisait  encore  partie  de  la  cité  des  Sénonais,  à 
laquelle,  ainsi  qu'on  le  verra,  appartenait  le  personnage  dont 
il  est  question  dans  celte  inscription4.  C'est  donc  ainsi  qu'il 
faut  restituer  le  premier  mot  de  ce  document. 

Ce  nom  de  famille  devait  être  précédé  d'un  prénom,  qu'il 
est  impossible  de  rétablir  avec  la  même  probabilité.  Je  ferai 
seulement  remarquer  que  la  plupart  des  Cornélius  des  pro- 
vinces, qui  devaient  leur  nom  à  Sylla,  portaient  comme  lui 
le  prénom  Lucius. 


1  Depuis  que  ce  mémoire  a  élé  iu  à  l'A- 
cadémie, j'ai  pu  voir  le  monument  lui- 
même,  que  M.  de  Pibrac  avait  fait  appor- 
ter à  Paris,  pour  le  montrer  à  la  Société 
impériale  des  Antiquaires  de  France,  et  je 
me  suis  assuré  qu  on  y  remarque  un  troi- 
sième accent  sur  1<<  lettre  E  du  premier 
mot  de  1  inscription. 

"  Trois  autres  noms  de  famille  sont  ter- 
mines en  elias ,  savoir  :  Poetelius ,  Laelius 
et  Coelius  ou  Caelias;  mais  les  deux  pre- 
miers ne  se  rencontrent  plus   sous  l'em- 


pire, et  le  troisième  fut  toujours  très-rare. 

3  II  est  nommé  dans  une  inscription  qui 
a  été  publiée  par  l'abbé  Lebeuf,  Mém. 
pour  servir  à  l'hist.  ecclésiastique  et  civile 
ri  Auxerre,  t.  II,  p.  g. 

'  On  peut  ajouter  encore  que  le  nom 
du  consul  Ser.  Cornélius  Orjilus  est  accen- 
tué comme  celui  de  notre  inscription,  sur 
un  monument  daté  de  son  consulat  (5i  de 
notre  ère) ,  et  que  l'on  conserve  au  musée 
Borgia  à  Vellelri.  (Voy.  Gardinali,  Iscriz. 
Veltt.  p.  9.) 


INSCRIPTION  DÉCOUVERTE  A  ORLÉANS.  123 

Quant  au  surnom,  si  la  dernière  lettre  de  cette  ligne  était 
un  C,  ce  pourrait  être  MAOr  ou  MACrinas;  mais  M.  de  Pi- 
brac  nous  dit  que  cette  lettre  lui  paraît  être  plutôt  un  G;  ce 
serait  alors  MAGnus,  surnom  qui  convient  mieux  en  effet  à  un 
Cornélius,  étant  un  de  ceux  qu'avait  adoptés  une  des  branches 
les  plus  illustres  de  cette  famille,  celle  des  Cinna.  On  sait  que 
celui  qui  fut  l'objet  de  la  clémence  d'Auguste,  et  qui  fut  consul 
en  768  de  Rome,  s'appelait 


Cn.  Cornélius  L.  f.  L.  n.  Cinna  Magnus  '. 

H  était,  par  sa  mère,  petit-fils  de  Pompée'2,  et  c'est  pour  cela 
qu'il  avait  pris  le  surnom  Magnus,  surnom  qu'il  transmit  du 
reste  à  sa  famille,  ainsi  que  le  prouve  l'inscription  suivante3  : 

CN  •  CORNELIVS  ■  MAGNI  ■  L 

ÔCEANVS  •  ACCENSVS 

PATRONO  •  IN  •  COS- 
ANTIPHO  ■  MAGNAE 
SYNETVS    •    MAGNAE    ■   L 

 • MÂNV 

Cnaeus  Cornélius,  Magni  libertus,  Oceanus  ,  accensus  patrono  in  consulatu. 
•Antipho  Magnae. 
Synetus  Magnae  libertus,  a  manu. 

La  première  ligne  de  notre  inscription  doit  donc  être  ainsi 
restituée  : 

L-  CORNÉLIVSMAGNVS 

1  Dion.  Cass.  lib.  LV,  c.  xiv  et  xxn.  aujourd'hui  au  musée  du  Louvre.  On  re- 
—  Grut.  p.  883,  5.  —  Fabretti,  Inscr.  marquera  qu'elle  est  accentuée,  comme 
dom.  p.  703,  11.  2^0.  la  nôtre,  et  que  sa  date  ne  peut  être  pos- 

2  Dion.  Cass.  lib.  LV,  c.  xiv.  térieure  ni  de  beaucoup  antérieure  au  mi- 

3  Cette  inscription  faisait  partie  des  lieu  du  premier  siècle  de  notre  ère,  puis- 
collections  Campana,  avec  lesquelles  elle  que  les  personnes  qui  l'ont  fait  graver  sont 
a  été  apportée  à  Paris  ;  elle  doit  se  trouver  un  aflranchide  Cn.  Cornélius  CinnaMagnns , 

16. 


124  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

On  pourrait  être  tenté  de  voir  dans  les  lettres  POMÂRI, 
qui  sont  tout  ce  qui  reste  de  la  deuxième  ligne,  la  fin  d'un 
nom  au  datif  PO,  et  le  commencement  soit  d'un  mot  comme 
MARI/o,  soit  d'un  surnom  comme  MARIno  ou  MARIano.  Mais 
on  est  bien  vite  forcé  de  renoncer  à  cette  conjecture. 

On  sait  maintenant  quelle  est  la  valeur  des  accents  dans  les 
inscriptions  latines.  Dans  un  mémoire  qui  a  été  couronné  par 
l'Académie1,  le  P.  Garrucci  a  démontré  que  ces  signes,  qu'on 
désigne  à  tort  sous  le  nom  d'accents,  servaient  à  indiquer  les 
syllabes  longues  par  nature,  et  cette  explication  est  aujour- 
d'hui généralement  admise. 

Or,  dans  notre  inscription,  la  lettre  A  est  marquée  d'un  ac- 
cent; elle  est  donc  longue,  et  par  conséquent  ne  peut  avoir  fait 
partie  ni  du  mot  marito  ni  des  surnoms  Marino  ou  Mariano, 
dont  la  première  syllabe  est  brève. 

Remarquons,  d'ailleurs,  que  la  première  ligne  ne  contient 
pas,  à  la  place  ordinaire,  entre  le  nom  de  famille  et  le  sur- 
nom, la  mention  du  père  de  Cornélius.  Cela  prouve  que  ce 
personnage  n'était  pas  fils  de  citoyen  romain.  S'il  l'eût  été,  son 
père  se  serait  nommé,  comme  lui,  Cornélius,  et  l'on  aurait  rap- 
pelé sa  filiation,  en  mettant  après  son  nom  de  famille  et  avant 
son  surnom  le  sigle  du  prénom  de  son  père  et  l'abréviation 
du  mol  fdius.  Il  était  donc  fils  d'un  Gaulois,  dont  le  nom  de- 
vait se  lire  au  génitif  à  la  suite  des  siens.  Les  lettres  POMÂRI 
sont  ce  qui  reste  de  ce  nom  et  en  forment  probablement  la  fin. 

qui  avait  été  un  de  ses  uccensi  pendant  son  lée.   Cette  inscription   a   élé  publiée   par 

consulat,  en   758  de  Rome  (5   de  no!re  M.  Mommsen.dansle  Rheinisches Muséum, 

ère);  un  esclave  de  sa  fdle  Magna,  et  un  nouvelle  série,  I.  VI,  p.  4,  d'après  une 

affranchi  de  cette  même  Magna,  qui  était  copie  de  Borghesi,  qui  n'en  avait  pas  re- 

en  outre  son   secrétaire  (a  manu),  ce  qui  marqué  les  accents. 

orouve  que  cette  fille  de  Cinna  était  déjà  '   /  segni  délie  lapidi  latine  volgarmenie 

assez  âgée  pour  avoir  une  maison  mon-  detti  accenti ;  Rome,  1 867,  in-4°. 


INSCRIPTION  DÉCOUVERTE  A  ORLÉANS.  125 

On  connaît  un  assez  grand  nombre  de  Gaulois  qui  ont  porté 
des  noms  terminés  en  marus  :  j'en  citerai  seulement  quelques- 
uns  : 

Virdomaras  ou  Viridomarus,  chef  des  Insubres,  qui  fut  battu 
et  tué,  en  532  de  Rome,  par  le  consul  M.  Claudius  Marcellus  l; 

Un  autre  Viridomarus,  chef  éduen  qui  joua  un  rôle  considé- 
rable dans  la  campagne  qui  se  termina  par  la  prise  d'Alesia2; 

Indutwmaras ,  qui  commandait  les  Treveri  quand  cette  peu- 
plade fut  attaquée  par  César3; 

lanlumarus  et  Excincomarus,  qui  sont  mentionnés  dans  des 
inscriptions  publiées  par  Gruter'1; 

Segomaras  et  Nertomaras ,  dans  des  inscriptions  publiées  par 
Orelli 5  ; 

Illiomarus  enfin,  dans  une  inscription  trouvée  près  de  la  fon- 
taine de  l'Étuvée,  et  que  l'on  conserve  au  musée  d'Orléans. 
Cette  inscription  a  été  publiée  en  fac-similé  par  M.  Jollois6, 
à  qui  j'en  emprunte  le  texte  : 

AVG-ACIONNAE 

SACRVM 
C  APILLVS  •  ILLIO 
MARI    F-PORtCVM 
CVM-SVIS-  ORNA 
MENTIS-V-  S-  L  •  M 

Augustae  Acionnae  '  sacrum,  Capillus  Illiomari  filius  porticum  cum  suis  ornamentis, 
votum  solvens  libenter  merito. 

1  Tit.  Liv.  Epilom.  lib.  XX.  VM ,  ligne  4e.  forment  des  monogrammes. 

2  Caes.  Bell.  Gall.  1.  VII,  c.  xxxvni  ,  seq.  —  Deux  personnages  portant   ce   même 

3  Caes.  Bell.  Gall.  lib.  V,  c.  in,  seq.  nom   à.' Illiomarus  sont  mentionnés   clans 

4  Pag.  807,  5,  etgn,  12.  une  inscriplion  du  musée  de  Lyon.  (Voy. 

5  N.  2123  et  2894.  de  Boissieu,  Inscr.  ant.  de  Lyon,  p.  409.) 

6  Notice  sur  les  nouvelles  fouilles  entre-  '  Adonna  est  probablement  le  nom  de 
prises  à  la  fontaine  de  l'Etuvée;  Orléans,  la  nymphe  qui  présidait  à  la  fontaine  de 
1825,  in-4°.  Les  lettres  NN,  ligne  1",  et  l'Etuvée,  et  par  conséquent  celui  que  cette 


126  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Or  dans  ces  noms  terminés  en  marus,  la  syllabe  ma  est 
longue  ;  c'est  ce  que  prouve  l'inscription  suivante  du  musée  de 
Vérone  ',  clans  laquelle  cette  syllabe  est  marquée  d'un  accent, 
comme  elle  l'est  dans  la  nôtre  : 

VIRDOMÂRVS 
TH  A  RT  ONTIS'F 
DOMOBITVRIX 
MISSICI  VS-  ÂLAE 
CLAVDIAE-NOVAE 

T-F-I-ET 
PÂMAE-SORÔRI 

Virdomarus  Tharlontis  filius,  domo  Bilurix,  missicius  alae  Claudiae  novae 
tcslamenlo  fierijussit,  et  Pamae  soroii. 

) 

Nous  avons  donc  la  fin  du  nom  du  père  de  notre  Cornélius. 
Il  s'agit  maintenant  d'en  découvrir  le  commencement.  Nous  le 
trouverons,  ou  plutôt  nous  trouverons  ce  nom  tout  entier  dans 
les  Histoires  parallèles  attribuées  à  Plutarque,  §  3o,  où  il  est 
parlé  d'un  chef 'gaulois  nommé  Alepomaras  (Ât£tto ftapos  TàÀ- 
\wv  jSatrjXeus).  Il  est  vrai  que  l'historiette  clans  laquelle  figure 
cet  Atepomaras  est  une  fable,  et  même  une  fable  peu  vraisem- 
blable. Mais  si  le  personnage  est  fabuleux,  le  nom  est  réel,  car 
il  est  formé  d'éléments  réellement  gaulois. 

Il  en  est  ainsi  de  sa  terminaison  ju,apos  ou  marus;  je  viens  de 
le  démontrer.  Quant  à  sa  première  moitié  Atepo,  nous  la  re- 
trouvons dans  le  nom  Ateponx  (ÂT£7rdpt|),  dont  nous  avons 
des  exemples  certains.  Ce  nom  est  en  effet  celui  d'un  chef 
galate  nommé  par  Strabon  2,  et  il  se  lit  deux  fois  dans  la  longue 


fontaine   elle-même    portait    dans    l'nnli-  '   Maffei ,  Mus.  Ver.  p.  131,  3 

quité.  -  Lib.  XII,  c.  m,  S  37,  p.  56o,  Casaub 


INSCRIPTION  DECOUVERTE  A  ORLEANS.  127 

inscription  qui   est  gravée   sur  Tante  gauche  du  temple  de 
Rome  et  d'Auguste  à  Ancyre  '  : 


Lignes  28^26  : 


AABIOPlEATEnOPEirOEAHMOGOl 
N  I  A  NEASKENANAPIANTAZANE 

0HKEKAIIAPOIKAIIOYAIAI 
ZEBAZTHZ 

kXSiôpil;    A.TSiropsiyo=    liipLOÔoivixv    éhcoxsv ,    àvtiptâvTas    àvédr/xs 

Ka/erapoî  xaî  lovÀ/as  -sëaalrjs. 
Albiorix,  fils  d'Atéporix,  a  donné  un  repas   public  et  élevé  les 

statues  de  César  et  de  Juli'a  Augusta. 

Lignes  32-33  : 

AABIOPlEATËTTOPEirOSTOAEYTEPON 
AHMO0OINIANEAQKEN 

AAêiôpi?  kreftàpetyos  to  Sgûrepoi»  hitxoÔotvixv  éhuxsv. 
Albiorix,   fils    d'Atéporix,    a  donné    une  seconde  fois    un    repas 
public. 

La  deuxième  ligne  de  notre  inscription  doit  donc  être  ainsi 
restituée 2  : 

ATEPOMÂRIFIL 

La  troisième  ligne  se  compose  du  mot  SENONI,  avant  le- 
quel on  aperçoit  la  trace  d'un  S  ;  elle  ne  peut  se  restituer  que 
de  cette  manière  : 

ClVISSENONIVS 


'  Corp.  inscr.  Graec.  n.  40,30,.  —  A  la 
vingt-cinquième  ligne  de  cetle  inscription  , 
M.  Franz  suppose  une.  lacune  après  le 
mot  KAIZAPOZ,  et  il  la  remplit  par  le  mol 
ZEBAZTOY.  Cetle  restitution  est  inutile  : 
les  copies  de  Tourneforl  et  de  Paul  Lucas 
n'indiquent  pas  de  lacune  en  cet  endroit; 
et  elle  est  impossible,  parce  que  l'addition 
du  mot  ZEBAZTOY  rendrait  cetle  ligne 
trop  longue  pour  être  contenue  dans  la 
largeur  de  l'ante. 


2  Depuis  que  j'ai  lu  ce  mémoire  à  l'A- 
cadémie, j'ai  retrouvé  le  nom  Atepomariis 
dans  une  inscription  de  Narbonne,  qui  a 
été  publiée  par  Gruter,  p.  io46,  6  ,  et  dont 
je  donne  ici  un  texte  plus  exact,  d'après 
le  ms.  Bousquet  de  la  Bibliothèque  de 
Narbonne,  t.  III,  p.  243  : 

VENVST A • ATEPO 
MARI  •  LIBERTA 
SIBI-ET-MELISSO-LIB 
SVO  •  VI  VA  •  FECIT 


128  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Civis  était  le  litre  par  lequel  on  désignait  les  citoyens  d'une 
civitas.  C'était  une  acception  particulière  aux  trois  provinces  de 
la  Gaule  celtique,  aux  deux  Germanies  et  à  la  Bretagne,  les 
seules  provinces  de  l'empire  où  il  y  eût  un  grand  nombre  de 
civitates  qui  n'étaient  ni  colonies  ni  municipes.  Les  monuments 
en  fournissent  de  nombreux  exemples  :  il  suffira  d'en  citer 
quelques-uns  : 

Civis  Remus,  civis  Tribocns,  civis  Scquanus ,  avis  Batavus,  dans 
des  inscriptions  de  Lyon  '; 

Civis  Bellovacus,  dans  une  inscription  de  Vienne2; 

Civis  Treverus,  dans  des  inscriptions  de  Lyon  3,  de  Cliâlon- 
sur-Saône  \  d'Autun  5,  de  Woringen  °,  etc. 

Civis  Lingonus,  dans  une  inscription  de  Bourbonne-les- 
Bains,  à  laquelle  se  rattache  le  souvenir  de  deux  confrères  que 
nous  avons  récemment  perdus7.  Je  crois  devoir  en  mettre  le 
texte  sous  les  yeux  de  l'Académie  : 

D  E  O    •   A  P  O  L 
LINI-BORVON 

ET  ■  DAMONA 
C  •  DAMINIVS 
FEROX-  CIVIS 
LINGONVS-  EX 
YOTO 

Deo  Apollini  Borvoni  et  Damonae ,  Caius  Daniinius 
Ferox  civis  Lingonus  ex  volo. 


'  De  Boissieù,  Inscriptions  antiques  de  5  Millin ,   Voyage  dans   les  départements 

Lyon  .  p.  '219,  3o5  ,  33/»,  4 17*  A29,  5o8.  du  Midi,  t.  I ,  p.  336. 

"-  Chorier, Ant. deVienne,  2'è.d.p. hiyb,  \ .  '  Orelli,  n.  192. 

3  De  Boissieu,  Inscriptions  ant.  de  Lyon ,  '  Berger  de  Xivrey,  Lettre  à  M.  Hase 

p.  5i6  et  519.  sur  une  inscription  trouvée  à  Bourboime-les- 

*  Marcel  Canat,  Inscriptions  antiques  de  Bains,  i833,  in-8°. 
Chalon-sur-Saône,  p.  3a,  n.  i3. 


INSCRIPTION  DECOUVERTE  A  ORLEANS.  129 

La  manière  dont  le  titre  de  citoyen  de  la  cité  des  Lingons 
est  rendu  dans  cette  inscription  [civis  Lingonus 1  au  lieu  de  eîvis 
Linqo)  suffirait  pour  justifier  ma  restitution  du  mot  SENO- 
NIVS.  Mais  la  légitimité  de  cette  restitution  peut  se  démontrer 
par  une  preuve  plus  directe. 

L'antiquaire  florentin  Simeoni  avait  copié  à  Lyon  les  deux 
inscriptions  suivantes 2  : 

1° 

SEX-IVLIO 

THERMIANO 

SENONIO 

Sexto  Iulio  Thermiano  Senonio. 

2° 

SEX  ■  IVLI  O      A 
MER.MIANO      II 
SENONIO         D 
SEXTO  •  IVLIO 
SEXTILIANO 

Dans  la  dernière,  MERMIANO  est  une  faute  évidente  pour 
THERMIANO;  le  commencement  de  cette  ligne  était  sans 
doute  à  moitié  effacé,  et  Simeoni  aura  pris  pour  un  M  ce  qui 
restait  des  deux  lettres  TH  ;  c'est  une  confusion  qui  s'explique 
facilement.  Cette  inscription  doit  donc  se  lire  ainsi  : 

Sexlo  Iulio  Thermiand  Senonio. 
Sexto  Iulio  Sextiliano 

1  Ce  titre  est  écrit  de  la  même  manière  !  J'en  ai  tiré  le  texte  de  la  copie  du  uis. 

par  Martial ,  lib.  VIII,  Epigr.  -]b  :  de  Simeoni ,  qui  est  aujourd'hui  conservée 

D.,m  repetit  sera  conductos  nocte  Pénates  à  ,a  bibliothèque  de  la  ville  de  Lyon ,  f"  55 

Lingonus  a  Tecta  Flaminiaque  recens.  et  07. 

tome  xxvi,  irc  partie.  17 


130  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

Je   montrerai   tout  à  l'heure  comment   il  faut  expliquer  les 
lettres 

A 

II 
D 

que  l'on  remarque  à  la  fin  des  trois  premières  lignes. 

Le  Thermianus  dont  il  est  question  dans  ces  deux  inscrip- 
tions était  prêtre  à  l'autel  de  Rome  et  d'Auguste,  et  le  bloc  sur 
lequel  la  seconde  était  gravée  faisait  partie  d'un  monument 
élevé  par  les  trois  provinces  en  l'honneur  de  ce  prêtre  et  de  sa 
famille.  On  conserve  au  musée  de  Lyon  un  autre  fragment  de 
ce  monument,  sur  lequel  se  lisent  trois  inscriptions  relatives  à 
trois  membres  de  cette  famille  l. 

Or  on  a  retrouvé  à  Sens,  dans  ces  dernières  années,  six 
autres  inscriptions  ayant  également  fait  partie  d'un  monument 
élevé  en  l'honneur  de  la  même  famille,  et  celle  de  ces  inscrip- 
tions qui  est  relative  à  Thermianus  est  ainsi  conçue  : 

SEXT-IVL-THERMIANO 
SACER.DOTI-  ARAE-IN 

TER-CONFLVENT-ARAR 
ET-RHODANIOMNIBHo 

NORIBVS-APVD-SVOS 
FVNCTO -SOCERO 

Sexto  Iulio  Thermiano ,  sacerdoti  arae  inter  confluentes  Araris  et  Rhodani,  omnibus 
honoribus  apud  suos  functo,  socero. 

On  remarquera  que  cette  inscription  ne  contient  pas  l'indi- 

'   Ces  inscriptions  sont  ainsi  conçues  : 

iuliae  regiNAE  IVLIAE  M-TVLLIO 

magilihonORA  THERMIOLAE  THERMIANO 

ti fil.  nepTl  FlLIAE  NEPOTI 

Voy.  de  Boissieu ,  Inscr.  uni.  de  Lyon,  Regina,  était  le  mari  de  Iulia  Thermiola , 
p.  101.  Magilius  Honoratus,  père  de  Iulia         fille  de  Sex.  Iulius  Thermianus  (voy.  Jul- 


INSCRIPTION  DÉCOUVERTE  A  ORLÉANS.  131 

cation  de  la  cité  à  laquelle  appartenait  ce  personnage,  et  l'on 
peut  en  conclure  que  cette  cité  était  celle-là  même  au  chef-lieu 
de  laquelle  était  situé  ce  monument.  Cette  indication  se  trouve, 
au  contraire,  dans  les  deux  inscriptions  copiées  à  Lyon  par 
Simeoni,  et  cela  se  conçoit  facilement;  elle  y  était  nécessaire, 
les  dépendances  du  temple  de  Rome  et  d'Auguste  contenant 
un  grand  nombre  de  monuments  élevés  en  l'honneur  de  prêtres 
appartenant  aux  différentes  cités  de  la  Gaule.  On  a  pu,  en 
revanche,  se  dispenser  d'y  indiquer  la  qualité  de  prêtre  à  l'au- 
tel de  Rome  et  d'Auguste,  qualité  qui ,  dans  le  lieu  où  se  lisaient 
ces  inscriptions,  se  déduisait  facilement  de  l'absence  même  de 
toute  espèce  de  titre. 

Si  nous  ne  possédions  que  la  première  de  ces  inscriptions, 
on  pourrait,  en  la  comparant  à  l'inscription  de  Sens,  supposer 
qu'elle  était  incomplète,  que  le  mot  SENONI  y  était  écrit  sui- 
vant l'usage  des  auteurs,  et  que  l'O  qui  vient  après  n'était 
autre  chose  que  la  première  lettre  de  la  formule  omnibus  hono- 
ribus  apud  saos  functo.  Mais  la  deuxième  inscription  copiée  par 
Simeoni  ne  permet  pas  cette  supposition,  puisque  le  mot  SE- 
NONIO  y  est  immédiatement  suivi  d'une  autre  inscription, 
relative  probablement  à  un  fils  de  Thermianus  : 

Sexto  Iulio  Sextiliano  [filio. 

Quant  aux  lettres 

A 
II 
D 

que  l'on  remarque  à  la  droite  de  cette  inscription,  elles  for- 
maient le  commencement  des  trois  premières  lignes  d'une 
autre  inscription  consacrée  à  la  femme  de  ce  personnage.  En 

liot,  Inscr.  du  musée  de  Sens,  p.  5).  M.  Tal-  de  ce  personnage,  qui  avait  épousé  un 
lius  Thermianus  était  fils  d'une  autre  fille         Tullius. 

'7- 


132  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

effet,  l'inscription  de  Sens  qui  est  relative  à  cette  femme  est 
ainsi  conçue  : 

AQVILIAE-FLAC 
CILLAE-ClVI 
AEDVAE-IVLl' 

Aquiliae  Flaccillae,  civi  Aeduae,  Iulii  [Thermiani  coniugi,  socrui. 

Ce  qui  nous  donne  pour  l'inscription  de  Lyon  la  restitution 
suivante  : 

SEX-1VLIO       Aquiliae  ■  Jlacc 
THERMIANO     IL/ae  ■  civi  ■  ae 

SENONIO        Duae  •  coniugi 
SEX-IVLIO 
SEXTILIANO 
filio 

De  toute  cette  digression  il  résulte  que  l'on  ne  peut  douter 
de  l'authenticité  des  deux  inscriptions  de  Lyon  dont  nous  de- 
vons la  connaissance  à  Simeoni;  que  dans  ces  deux  inscrip- 
tions le  mot  SENONIO  n'est  pas  un  deuxième  surnom  de 
Thermianus,  mais  bien  un  adjectif  ethnique  destiné  à  nous  faire 
savoir  à  quelle  cité  ce  personnage  appartenait;  enfin  que  le 
nom  des  Sénonais  s'écrivait  indifféremment  SENO  ou  SENO- 
NIVS,  comme  celui  des  Lingons  LINGO  ou  LINGONVS,  et 
que,  par  conséquent,  la  restitution  que  j'ai  proposée  pour  la 
troisième  ligne  de  notre  inscription  est  suffisamment  justifiée. 

Nous  voici  arrivés  à  la  quatrième  ligne  de  cette  inscription; 
c'est  celle  qui  en  fait  le  principal  intérêt,  car  le  mot  CÉNAB, 
qu'on  y  lit,  ne  peut  être  autre  chose  que  le  nom  de  la  ville 
CÉNABVM,  ou  son  ethnique  CÉNABENSIS. 

Six  auteurs  seulement  font  mention  de  cette  vilie  :  César, 
qui  en  parle  souvent1,  et  qui  la  nomme  constamment  Gena- 

Bell.  Gall.  lib.  VII,  c.  ni,  xi ,  xxvm;  lib.  VIII,  c.  v. 


INSCRIPTION  DÉCOUVERTE  A  ORLEANS.  133 

bum;  Paul  Orose1,  l'Itinéraire  d'Antonin2  et  la  carte  de  Peu- 
tinger,  où  elle  est  nommée  Cenabum,  comme  dans  notre  ins- 
cription; enfin  Ptolémée3  et  Strabon4,  qui  l'appellent  Kr/va£ov, 
ce  qui  est  encore  plus  exactement  l'orthographe  de  notre  ins- 
cription, dans  laquelle  on  a  exprimé  par  un  E  marqué  d'un 
accent  la  voyelle  longue  représentée  en  grec  par  la  lettre  î;. 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que  César  ait  écrit  par  un  G 
une  syllabe  qui  se  prononçait  CE  ou  KE.  Nous  trouvons  dans 
des  mots  latins  d'un  usage  beaucoup  plus  fréquent  une  per- 
mutation analogue;  je  veux  parler  des  prénoms  que  l'on  re- 
présentait par  les  sigles  C  et  CN,  prénoms  qui,  suivant  Quin- 
tilien5,  se  prononçaient  Gains  et  Gnaeus;  et,  d'ailleurs,  la 
nomenclature  géographique  de  la  Gaule  nous  fournit  un  se- 
cond exemple  du  même  fait  dans  le  nom  des  Cévennes,  que 
certains  auteurs  écrivent  aussi  par  un  G6,  tandis  que  chez 
d'autres,  en  plus  grand  nombre,  il  a  pour  initiale  un  C  ou 
un  K7. 

Le  mot  CÉNAB  était  précédé  d'un  R,  qui  ne  pouvait  être 
que  la  dernière  lettre  d'un  titre  de  magistrature.  Quel  était  ce 
titre?  Ce  n'était  certainement  pas  celui  de  quaestor,  ni  celui  de 
diiurnvir;  les  cités  seules  avaient  des  questeurs  et  des  duumvirs, 
et  Cenabum.,  à  cette  époque  du  moins,  n'était  qu'un  simple 
vicus  de  la  cité  des  Carnutes  s. 

Les  magistrats  ordinaires  des  vici  ou  des  pagi  portaient  le 

1  Lib   VII,  c.  il.  Commentaires  de  César,  livre  VII,  c.  vin 

2  Pag.  267,  Wessel.  et  lvi. 

'  Lib.  II,  c.  vu.  '   Cebenna  mons,  Caes.  lib.  Vil,  c.  vm 

1   Lib.  IV,  c.ii,  §3.  p.  191,  Casaub.  et  lvi;  Plin.  Hist.  nat.  lib.  III,  c.  iv;  K.é(i- 

5  Institut,  orat.  lib.  I,  c.  vu.  fisvov  Ôpos,  Strab.   lib.  II,    c.   v,    §    28, 

0  Gebennici  montes,  Mêla,  lib.  II,  c.  v;  p.  178,  Casaub. 
Gebennae,  Lucain  ,  Pharsal.  lib. I ,  vs.  434;  8   Ptolem.  lib.  II,  c.  vu;  Strab.  lib.  IV, 

Teëéwa.   Ôpos  ,    traduction    grecque    des  c.  11 ,  §  3 ,  p.  191,  Casaub. 


134  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

titre  de  magister  ou  celui  de  praefectus  '.  Il  ne  peut  être  ici  ques- 
tion de  ce  dernier  titre,  qui,  soit  qu'on  l'écrive  en  toutes  lettres, 
soit  qu'on  l'abrège  suivant  les  règles  de  l'épigraphie  (PRAEF), 
n'est  jamais  terminé  par  un  R.  Quant  au  titre  de  magister,  il  est 
toujours  sur  les  monuments  suivi  du  mot  vici  ou  du  mot  pagi, 
et  jamais  il  ne  se  trouve,  comme  il  le  serait  dans  notre  ins- 
cription, placé  immédiatement  avant  le  nom  du  vicus  ou  du 
pagus,  ou  avant  son  ethnique. 

Je  pense  qu'il  s'agit  ici  d'un  curator,  magistrat  extraordinaire 
que  l'on  rencontre  dans  les  vici  et  les  pagi2  aussi  bien  que  dans 
les  colonies,  les  municipes  ou  les  cités;  dont  souvent  le  titre 
précède  immédiatement  l'ethnique  du  lieu  où  il  exerçait  ses 
fonctions0;  qui  était  quelquefois,  comme  notre  Cornélius,  choisi 
parmi  les  citoyens  d'une  cité  voisine4,  et  dont  le  titre  enfin, 
soit  qu'on  l'écrive  en  toutes  lettres,  soit  qu'on  l'abrège  suivant 
les  règles  de  l'épigraphie  (CVR),  est  toujours  terminé  par 
un  R. 

Notre  quatrième  ligne  doit  donc  être  restituée  ainsi  : 


ou  plutôt  ainsi 


CVRATOR-  CENABENSIVM 


CVR-CENAB 


'  On  trouve  aussi  des  édiles  dans  quel- 
ques vici  et  dans  quelques  pagi  (Voy.  mon 
Rapport  sur  les  iuscriplioTis  de  Troesmis, 
dans  les  Comptes  rendus  des  séances  de  l'A- 
cadémie, année  1 865 ,  p.  28/i;  cf.  Momm- 
sen ,  Inscr.  Helvet.  latin,  n.  87 ,  el  Revue 
de  philologie ,  t.  II,  p  356);  mais  il  est  évi- 
dent qu'il  ne  peut  être  ici  question  de  ce 
titre. 

'   Curator    vikanorum      Lousonnensium , 


Momnisen  ,  Inscr.  Helv.  lat.  n.  i33;  cura- 
tor pagi  Veiani,  Henzen,  n.  5 188. 

3  Curator  Vicetinorum ,  Orelli ,  n.  32 1  y  ; 
curator  Bleranorum,  Henzen,  n.  5i 35 ; 
curator  Ferentinorum  et  curator  Volsinien- 
sium,  Orelli,  n.  96,  etc. 

1  Voy.  mes  Mélanges  d' épigraphie ,  p.  43 , 
où  j'ai  publié  une  inscription  dans  laquelle 
est  mentionné  un  Sénonais  qui  avait  été 
curateur  de  la  cité  des  Vénètes. 


INSCRIPTION  DÉCOUVERTE  A  ORLÉANS.  135 

à  cause  du  point  que  l'on  remarque  après  ce  qui  reste  de  la 
lettre  R,  et  qui  est  le  seul  qui  se  voie  clans  uolre  inscription  ]. 
Quant  à  la  cinquième  ligne,  elle  est  presque  complète  :  il 
n'y  manque  que  deux  lettres.  Elle  doit  se  lire  ainsi  : 

VlVOSSIBl 

VlVOS  pour  VIVVS,  orthographe  archaïque,  qui  est  un  nou- 
vel argument  à  l'appui  de  l'opinion  que  j'ai  émise  sur  l'âge  de 
ce  monument2. 

Notre  inscription  entière  doit  donc  se  lire  ainsi  : 

L-  CORNÉLIVSMAGNVS 

ATEPOMÂR1FIL 

ClVISSENONIVS 

CVRvCÉNAB 

VlVOSSIBl 

Lucius  Cornélius  Magnus  Atepomari  filius,  civis  5enonius,  curator 
Cenabensium ,  vivos  sibi. 

Lucius  Cornélius  Magnus,  fils  d'Atepomarus,  citoyen  Sénonais,  curateur 
de  Cenabum,  a  fait  élever  pour  lui  de  son  vivant  ce  monument. 

Et  je  ferai  encore  remarquer  que  l'ensemble  de  cette  inscrip- 
tion ne  convient  pas  moins  bien  que  les  détails,  sur  lesquels 
j'ai  appelé  l'attention  de  l'Académie,  à  la  date  que  je  lui  ai 
assignée,  c'«st-à-dire  au  milieu  du  premier  siècle  de  notre  ère, 
époque  où  la  Gaule  commence  à  devenir  romaine,  et  où  les 
monuments  nous  montrent  en  effet  un  grand  nombre  de  per- 
sonnages portant  déjà  des  noms  entièrement  romains,  tandis 
que  leurs  pères  sont  encore  désignés  par  des  noms  purement 
gaulois. 

1  Voy.    Morcelli,   De  stilo    inscr.   Lat.  "  Voy.  Quinlil.  Institut,  orator.   lib.    1, 

p.  465,  éd.  Rom.  c.  vu. 


136  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Maintenant  quelles  lumières  peut-on  tirer  de  cette  inscrip- 
tion pour  résoudre  la  question,  depuis  si  longtemps  contro- 
versée, de  savoir  si  Cenabum  ou  Genabum  doit  être  placé  à  Or- 
léans, suivant  l'opinion  de  d'Anville,  ou  à  Gien ,  suivant  celle 
de  l'abbé  Lebeuf?  11  me  semble  que,  si  elle  ne  la  résout  pas, 
elle  est  du  moins  un  argument  considérable  en  faveur  de  l'o- 
pinion de  d'Anville.  En  effet,  il  est  évident  que  le  monument 
que  décorait  cette  inscription  était  situé  hors  du  territoire  de 
la  cité  des  Sénonais;  sans  cela  le  titre  de  civis  Senonius  que 
prend  le  personnage  auquel  elle  est  consacrée  ne  se  compren- 
drait pas.  Or  cela  convient  bien  mieux,  à  Orléans  qu'à  Gien, 
qui,  s'il  faisait,  comme  on  l'a  prétendu,  partie  du  territoire  des 
Carnutes  au  temps  de  César,  ne  tarda  pas,  dans  tous  les  cas, 
à  être  incorporé  dans  celui  des  Sénonais,  où  nous  le  trouvons 
à  sa  première  apparition  dans  l'histoire.  En  second  lieu,  la 
charge  de  curateur  d'un  vicus  était  une  très-petite  charge,  et 
l'on  ne  pouvait  guère  en  tirer  vanité  que  dans  le  lieu  où  on 
l'exerçait1.  Enfin  il  y  a  quelque  raison  de  croire  que,  si  Corné- 
lius avait,  quoique  Sénonais,  été  choisi  pour  exercer  à  Cena- 
bum. cette  charge  de  curateur,  c'est  qu'il  y  aArait  des  propriétés, 
c'est  qu'il  y  demeurait.  11  est  donc  fort  probable  que  la  ville  où 
a  été  trouvée  cette  inscription,  et  où  était  nécessairement  situé 
le  monument  qu'elle  décorait,  occupe  l'emplacement  de  l'an- 
tique Cenabum. 

1   11  en  étail  de  même  des  magislri  el  des         que  dans  les  lieux  où  ils  exerçaient  leurs 
praefecti.   Les  inscriptions  qui   rappellent         fonctions, 
ces  magistrats  inférieurs  ne  se  rencontrent 


L'EGLISE  ET  L'ETAT 

SOUS  LES  PREMIERS  ROIS  DE  BOURGOGNE, 
PAR   M.   B.  HAURÉAU. 


et 
6  octobre  i8G5. 


Les   Bourguignons,  originaires  de   la   Germanie,    étaient   Première  lecture 

venus  d'abord,  en  des  temps  obscurs1,  s'établir   aux  fron-       > 5 et 2 2 sept. 

*  1860; 

tières  de  la  Gaule  et  aux  sources  du  Rhin,  sur  les  terres  des 

2   lecture, 

Helvétiens  et  des  Séquanais.   Plus  tard,  vers  l'année   45o,      29 septembre 

cette  date  même   n'est  pas  précise,  ils  levaient  de  nouveau 

leurs  tentes  souvent  inquiétées,  franchissaient  les  Alpes  Pen— 

nines,  et  descendaient  vers  le  pays  des  Salasses,  sur  la  rive 

droite  de  l'Isère.  On  les  voit  ensuite  définitivement  fixés  sur 

ce  territoire,  qui  sera  leur  dernière  patrie,   s'avancer  de  là 

vers  le  nord  jusqu'à  Langres,  vers  l'ouest  jusqu'à  Nevers,  vers 

le  sud  jusqu'à  Marseille,  et  dominer  quelque  temps  sur  une 

vaste  étendue  delà  Gaule,  où  étaient  de  grandes  et  opulentes 

cités  :   Dijon,    Besançon,    Autun,    Mâcon,    Genève,    Lyon, 

Vienne,  Embrun,  Arles  et  Montpellier. 

Les  historiens  qui  nous  font  assister  à  ce  rapide  dévelop- 
pement  de  la  puissance   bourguignonne   ne   parlent    guère 

1  En  l'année  3^3,  suivant  la  Chronique  de  sainl  Jérôme;   Rer.  GaJlic.  script,  t.  I, 
p.  611. 

tome  xxvr,  impartie.  18 


138  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

de  dévastations,  de  massacres.  Nos  Gaulois,  en  particulier 
ceux  de  la  noblesse,  amollis  et  même  corrompus  par  le  goût 
et  la  recherche  de  toutes  les  élégances,  s'accoutumèrent  dif- 
ficilement, cela  n'étonne  guère,  au  contact  de  ces  rustiques 
étrangers.  Sidoine  Apollinaire  nous  les  représente  comme 
des  géants,  gigantes,  ou  du  moins  des  hommes  de  sept  pieds, 
septipedes,  inondant  de  beurre  rance  leur  luxuriante  chevelure, 
infundens  acido  co marri  butyro,  et  offensant  les  narines  gau- 
loises par  une  forte  odeur  d'ail  et  d'oignon1.  Ainsi  notre  évê- 
que  délicat  et  bel  esprit  ne  pardonne  pas  à  une  nation  de 
forestiers,  de  bûcherons,  d'avoir  conservé  sa  vigueur  et  ses 
mœurs  natives  en  quittant  ses  tanières  des  montagnes  noi- 
res; mais  il  n'a  rien  de  plus  dur  à  dire  contre  elle,  même  en 
vers,  même  dans  une  épître  confidentielle  à  un  ami.  Il  est 
Gaulois,  il  a  l'orgueil  de  sa  race  :  il  déteste  et  fuit  tous  les  bar- 
bares, sans  discerner,  comme  il  le  confesse  à  Philagrius,  les 
bons  des  méchants.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'accuse  pas,  lui 
non  plus,  les  Bourguignons  d'avoir  eu,  comme  d'autres  bar- 
bares, le  goût  du  meurtre,  et  d'avoir  marqué  leur  passage  dans 
les  Gaules  par  une  longue  trace  de  sang. 

Alors  même  qu'ils  habitaient  leurs  forêts  et  leurs  cavernes, 
ces  géants,  qui  n'étaient  pas  des  guerriers  nomades,  mais  des 
artisans  sédentaires,  ne  s'étaient  fait  connaître  dans  le  monde 
latin  que  par  leur  humeur  paisible.  L'historien  Socrate  dit  sim- 
plement sur  les  Bourguignons  :  «Ils  mènent  une  vie  toujours 
«  tranquille  2.  »  Paul  Orose,  instruit,  vers  l'année  4i6,  de  leurs 
bons  rapports  avec  les  Gaulois  rhénans,  nous  atteste  qu'ils  les 
traitaient,  après  avoir  conquis  leur  pays,  non  comme  des  vain- 
cus, mais  comme  des  frères  chrétiens,  avec  la  plus  grande 

1    Carmen  ad  Catullinum.  —  a  Hist.  eccles.  lib.  VII,  c.  xxx. 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  139 

douceur,  blande,  mansuete,  sans  jamais  leur  faire  aucune  offense, 
innocenter1.  Il  est  d'ailleurs  connu  qu'un  décret  impérial  leur 
attribua,  dès  qu'ils  pénétrèrent  dans  la  plus  florissante  région 
de  la  Gaule,  une  part  considérable  des  esclaves  et  des  terres2. 
Ce  qui  a  permis  de  supposer  que  les  Romains,  résignés,  de- 
puis qu'ils  sentaient  le  déclin  de  leurs  forces,  à  pactiser  même 
avec  les  barbares,  avaient  eux-mêmes  appelé  sur  la  frontière 
des  Alpes  les  robustes,  vaillants,  mais  pacifiques  Bourgui- 
gnons ,  pour  opposer  cet  obstacle  aux  bandes  féroces  des  Francs 
et  des  Huns. 

Si  les  rois  bourguignons  rencontrèrent  d'abord  dans  les 
Gaules  une  résistance  dont  les  anciens  auteurs  ne  parlent  pas, 
ils  eurent,  on  le  reconnaît,  la  sagesse  de  se  concilier  assez  vite, 
et  du  moins  pour  quelque  temps ,  la  plèbe  gauloise  et  son  clergé. 
Cependant  ils  étaient  ariens. 

Orose  dit  que,  de  son  temps,  ils  étaient  catholiques.  Ce  qui 
semble  douteux  à  dom  Bouquet.  Aussi  fait-il  observer  qu'ils 
ne  tardèrent  pas  trop,  après  la  mort  d'Orose,  à  changer  de 
religion.  «Catholiques,  dit  M.  Fauriel,  dans  leurs  premières 
«stations  entre  le  Rhin  et  les  Vosges,  ils  étaient  arrivés  ou 
«  brusquement  devenus  ariens  dans  leurs  stations  définitives 
«  entre  le  Rhône  et  les  Alpes3.  »  On  ne  s'explique  pas  la  brus- 
querie en  une  telle  affaire.  Un  peuple  vaincu  se  soumet,  et 
se  convertit  ensuite,  avec  plus  ou  moins  de  facilité,  à  la  reli- 
gion de  ses  vainqueurs;  mais  un  peuple  qui  marche  de  con- 
quêtes en  conquêtes,  conduit  par  des  chefs  entreprenants  et 
habiles,  ne  rejette  pas  brusquement  sa  religion,  lorsqu'elle  est 
celle  du  pays  où  il  s'implante,  où  il  veut  vivre  en  paix,  pour 

1  P.  Orosii  Hist.  lib.  VII,  c.  xxxn.  l'histoire  de  France,  lettre  6.)  —  ""  Hist. 

2  Les  deux  tiers  des  terres  et  le  tiers        de  la  Gaule  mérid.  t.  I,  p.  572. 
des  esclaves.  (Augustin Thierry,  Lettres  sur 

18. 


140  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

adopter  précisément  celle  que  ce  pays  déteste  le  plus.  Cela  est 
au  moins  invraisemblable.  Ne  suppose-t-on  pas  plus  volontiers 
que  Paul  Orose,  prêtre  espagnol,  qui  passa  toute  sa  vie  hors 
d'Espagne,  en  Afrique,  en  Asie,  qui  n'a  raconté,  comme  il  l'a- 
voue, que  sur  des  rapports,  des  rapports  très-peu  fidèles,  les 
principaux  événements  dont  l'Espagne  elle-même  fut  alors  le 
théâtre,  s'est  trompé  sur  la  religion  d'une  peuplade  barbare 
nouvellement  établie  aux  frontières  de  la  Gaule,  et  dont  la 
mansuétude  arienne  ne  pouvait  être  comprise  par  un  catho- 
lique de  son  temps? 

L'opinion  de  dorn  Plancher  est  que  la  conversion  des  Bour- 
guignons à  l'arianisme  fut  moins  brusque,  c'est-à-dire  beau- 
coup plus  tardive.  Non-seulement,  en  effet,  il  prétend  que  ce 
peuple,  gagné  très-anciennement  par  des  apôtres  latins,  on 
ne  sait  lesquels,  à  la  religion  catholique,  ignorait  la  thèse 
même  d  Arius  lorsqu'il  pénétra  dans  le  cœur  de  la  Gaule,  et 
vint  se  mêler  sur  les  champs  de  bataille  aux  trop  subtils 
Wisigoths;  mais  il  ajoute  que  les  premiers  rois  de  notre  Bour- 
gogne, Gundiokh  et  Chilpéric,  vécurent  fermement  attachés 
à  la  croyance  de  leurs  ancêtres,  et  que  l'arianisme  infecta  leur 
nation  après  eux;  ce  qui  est  une  autre  hypothèse,  encore 
moins  admissible,  à  notre  avis,  que  la  première  '. 

Il  est  vrai  que  Gundiokh  et  Chilpéric  se  présentent  à  nous, 
dans  les  légendes,  avec  un  tout  autre  visage  que  celui  de  ces 
farouches  sectaires,  l'un  arien,  l'autre  catholique,  Euric  ot 
Clovis.  Ils  accueillent  avec  faveur  les  moines  gaulois,  se  plai- 
sent à  les  entretenir,  leur  donnent  de  riches  domaines,  et  con- 
tribuent avec  une  bienveillance  persévérante  à  la  fondation 

1  Dans  sa  ihèse  remarquable  qui  a  pour  cette  opinion  de  do  m  Plancher;  mais  il  la 
tilre  De  l'arianisme  des  peuples  germani-  propose  plutôt  qu'il  n'essaye  de  la  justi- 
ces, M.  Charles  Revillout  paraît  adopter         lier. 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  141 

de  leurs  cloîtres,  de  leurs  églises.  Ainsi  Gundiokh,  qu'on  nous 
dit,  mais  sans  preuves,  fils  ou  petit-fils  d' Athanaric,  roi  des 
Goths1,  n'avait  pas  contre  les  chrétiens  la  haine  farouche  que 
certains  chroniqueurs  attribuent  à  ce  païen2  :  il  n'était  resté 
fidèle  ni  à  sa  religion,  ni  à  sa  politique,  cette  politique  ayant 
eu  pour  Athanaric  les  conséquences  les  plus  funestes.  Gun- 
diokh était  chrétien,  ou  croyait  l'être.  Mais  il  est  vraisem- 
blable que  les  chroniqueurs  catholiques  l'auraient  expressé- 
ment compté  parmi  les  rois  de  leur  communion,  s'il  en  avait 
été.  Le  premier  des  rois  barbares  dont  ils  célèbrent  l'ortho- 
doxie, c'est  Clovis. 

Pour  ce  qui  regarde  les  sentiments  religieux  de  Ghilpéric, 
nous  cherchons  un  témoin  plus  authentique  que  dom  Plan- 
cher. M.  Fauriel  croit  pouvoir  affirmer,  d'après  Sidoine  Apol- 
linaire, qu'il  était  arien3.  Mais  le  langage  de  Sidoine  Apolli- 
naire, qui  est  rarement  clair,  est  ici  très-obscur.  Cependant 
aurait-il  qualifié  ce  prince  avec  tant  d'âpreté,  l'aurait-il  dé- 
noncé comme  un  farouche  usurpateur,  un  Tarquin,  un  Lu- 
cumon,  ainsi  qu'il  l'appelle,  s'il  avait  été  catholique?  On 
ne  le  croit  pas.  En  outre,  le  frère,  le  successeur  immédiat  de 
Chilpéric,  Gondebaud,  était  incontestablement  arien,  et  nous 
le  voyons,  non  pas  seulement  dans  les  narrations  toujours 
ornées,  toujours  suspectes,  des  légendaires,  mais  dans  les 
récits  des  chroniqueurs,  dans  les  lettres  écrites  de  son  vivant 
par  des  clercs  romains  de  son  royaume,  enfin  dans  les  procès- 
verbaux  des  conciles,  plus  bienveillant  encore  envers  les  calho- 


1  Vita  S.  Chrotildis,  dans  ie  Recueil  des  Jornandès,  Histor.    Gothor.  c.   xxvin,   le 
hist.  de  France,  t.  II,  p.  397.  donne  pour    successeur  à    Wiligern.   Or 

2  Si  toutefois   Athanaric    était   païen,  Witigern  était  arien.  Athanaric  n'a  peut- 
comme  le  prétend  M.  Revillout,  p.  29,  être  persécuté  que  les  catholiques. 

avec  l'auteur  des  Actes  de  S.  Sabas.  Mais  '  Hist.  de  la  Gaule  mérid.  t.  I,  p.  3i8. 


142  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

liques  et  que  son  père  et  que  son  frère.  Ce  que  reconnaissent 
tous  les  historiens  modernes,  même  M.  l'abbé  Parizel,  auteur 
d'une  thèse  sur  Avitus  où  la  plupart  de  ces  historiens  mo- 
dernes sont  aussi  maltraités  que  les  ariens.  Ce  qu' Avitus  ex- 
prime nettement,  dans  une  phrase  courte,  mais  énergique, 
quand  pour  témoigner  à  Gondebaud  sa  vive  reconnaissance, 
il  lui  dit:  «Tout  ce  que  possède  mon  église,  ainsi  que  les 
«autres  églises  de  Bourgogne,  vient  de  vous;  tout  notre  avoir 
«  est  ce  que  vous  nous  avez  conservé,  ou  nous  avez  donné  l.  » 

La  preuve  alléguée  par  dom  Plancher  a  donc  peu  de  va- 
leur. Pour  notre  part,  en  l'absence  de  documents  certains 
qui  nous  fassent  connaître  en  quel  temps,  en  quelle  occasion, 
Gondebaud  prit  le  parti  de  renoncer  à  la  foi  de  sa  race,  et 
par  quel  acte  d'autorité  ce  roi,  si  tolérant  en  matière  de  re- 
ligion, entraîna  tout  son  peuple  dans  son  éclatante  apostasie, 
nous  croirons,  avec  M.  Augustin  Thierry2,  que  les  Bourgui- 
gnons arrivèrent  dans  les  Gaules  ariens  comme  les  Goths,  les 
Gépides,  les  Vandales,  les  Erules,  les  Suèves,  leurs  voisins  et 
déjà  leurs  alliés,  comme  eux  chrétiens  ingénus,  initiés  à  la 
religion  nouvelle  par  les  missionnaires  ariens  de  Valens3  ou 
quelques  disciples  d'Ulphilas,  cet  illustre  évêque  que  les  Goths 
appelèrent  leur  Moïse,  ignorant  donc  non  pas  la  thèse  d'A- 
rius,  mais  le  mystère  de  la  trinilé,  et  n'ayant  pas  encore 
appris  à  en  soupçonner  importance. 

Ce  qu'ils  apprendront  plus  tard,  pour  leur  malheur,  puis- 
qu'ils doivent  avoir  pour  maîtres  en  théologie  les  plus  farou- 
ches des  Barbares,  les  Francs.  Que  de  combats  seront  livrés 
pour  convertir  ces  hérétiques!  Que  de  villes  pillées,  brûlées 


1   Siimondi  Opéra  varia,  t.  II,  col.  55.  3  Jornandes,  Hist.  Goth.c.  xxv. 

!   Hist.  de  la  conq.  de  VAnglet.  X.  I ,  p.  à î . 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  143 

et  rasées!  Que  de  provinces  envahies,  et  de  populations  exter- 
minées, ariennes  et  catholiques,  barbares  et  romaines! 

Quelques  historiens,  en  qui  survivent  les  mauvaises  pas- 
sions d'un  autre  âge,  et  qu'elles  aveuglent,  prétendent  que  les 
Francs,  les  Huns,  les  Vandales,  ont  été  des  fléaux  aux  mains 
de  Dieu  ;  que  Dieu  s'est  servi  de  ces  abominables  auxiliaires 
pour  saccager,  ruiner,  anéantir  le  vieux  monde,  et  préparer 
ainsi  l'établissement  du  monde  nouveau.  C'est  faire  Dieu  bien 
cruel.  Ce  n'est  pas  le  faire  bien  habile.  Nous  accordons,  sans 
aucune  difficulté,  que  l'honneur  d'avoir  relevé  tant  de  ruines, 
en  d'autres  termes  d'avoir  restauré  la  civilisation  après  tant  de 
désastres,  appartient  surtout  à  l'Eglise  catholique;  et,  puis- 
qu'on a  trop  longtemps  méconnu  ce  service,  nous  nous  plai- 
sons à  proclamer  qu'elle  l'a  rendu.  Mais  comment  l'Église 
a-t-elle  mené  si  loin  cette  belle  entreprise?  11  n'y  a  rien  là  de 
surnaturel  ou  de  ténébreux;  tout  se  passe  au  grand  jour,  et 
l'impartiale  histoire  enregistre  les  faits  comme  elle  les  voit 
s'accomplir.  Un  peu  moins  maltraitée  par  les  barbares  que  la 
société  laïque,  plongée  moins  bas  dans  l'abîme  de  l'ignorance, 
l'Eglise  reparaît  aussitôt  après  la  tourmente ,  recueille  avec  zèle, 
au  milieu  des  décombres,  tout  ce  qui  reste  des  monuments 
de  l'antiquité,  et  étudie  d'abord  ceux  qu'elle  peut  d'abord 
comprendre,  pour  s'instruire  ensuite,  lentement,  graduelle- 
ment, à  l'école  de  saint  Augustin,  de  Sénèque,  d'Aristote  et 
de  Platon.  En  même  temps  et  au  jour  le  jour  elle  commu- 
nique avec  empressement  la  science  qu'elle  a  reçue,  répare  et 
renoue  les  anneaux  rompus  de  la  tradition ,  et ,  au  prix  des  plus 
laborieux  efforts,  ramène  enfin  la  société  moderne  presque  au 
degré  d'instruction  et  de  liberté  morale  où  se  trouvait  l'an- 
tique société  chrétienne,  au  moment  où  l'invasion  des  Francs 
a  commencé.  Or,  puisque  ce  labeur  a  duré  près  de  dix  siè- 


144  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

clés,  ne  doit-on  pas  juger  au  moins  inopportune  l'intervention 
des  fléaux  de  Dieu  ? 

Mais  l'erreur  que  nous  combattons  ne  fut  pas  toujours, 
hélas!  un  simple  sophisme.  Il  est  trop  vrai  qu'au  temps  où  les 
Francs,  livrant  pour  la  première  fois  à  l'incendie  la  ville  de 
Trêves,  après  en  avoir  égorgé  presque  tous  les  habitants,  si- 
gnalaient ainsi  leur  entrée  victorieuse  dans  les  Gaules,  on  en- 
tendait un  prêtre  chrétien,  échappé  comme  par  miracle  à  cet 
horrible  massacre,  et  réfugié  dans  les  murs  de  Marseille,  appeler 
lui-même  sur  cette  rive  lointaine  les  dévastateurs  de  son  pays 
natal.  Il  est  trop  vrai  que  cette  voix  du  prêtre  Salvien ,  apologiste 
également  passionné  des  Bagaudes  et  des  Barbares,  de  tout  élé- 
ment destructeur  de  la  société  romaine,  n'était  pas,  au  cin- 
quième siècle ,  une  voix  isolée.  Il  est  trop  vrai  qu'au  siècle  suivant 
l'église  des  Gaules  fut  presque  tout  entière  possédée  de  cette 
fureur,  et  que  ses  trahisons  furent  complices  de  tous  les  in- 
cendies, de  tous  les  meurtres  barbares. 

Nulle  part,  à  notre  avis,  cette  complicité  ne  fut  plus  cou- 
pable et  plus  funeste  que  dans  les  provinces  comprises  sous 
le  gouvernement  des  rois  bourguignons.  On  verra,  dans  les 
pages  qui  vont  suivre,  comment  l'humeur  facile  et  la  tolé- 
rance éclairée  de  l'arien  Gondebaud  forcèrent  quelque  temps 
les  chefs  du  clergé  gaulois  à  respecter  une  puissance  qui  les 
protégeait  sans  les  humilier.  Mais  après  Gondebaud  viendra 
Sigismond,  son  fils,  catholique  fervent,  qui  néanmoins  refu- 
sera d'être,  aux  mains  de  son  église,  le  glaive  toujours  tourné 
contre  l'église  hétérodoxe;  et  c'est  alors  qu'on  verra  non-seu- 
lement de  simples  clercs,  mais  encore  les  premiers  des  évê- 
ques,  s'éloigner  de  ce  roi,  le  trahir,  le  perdre,  et  se  perdre 
eux-mêmes,  entraînés  par  le  dangereux  appât  de  la  domina- 
tion à  méconnaître  les  avantages  plus  sûrs  de  la  liberté.  Le 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  145 

châtiment  fut,  en  effet,  aussi  prompt  que  terrible;  mais  on 
n'hésitera  pas  à  dire  qu'il  fut  mérité. 

Gonclebaud  commençait  à  régner  vers  l'année  ^91.  Il  ha- 
bitait Lyon.  Godegisile,  son  frère,  résidait  à  Genève.  On  a 
coutume  de  rapporter,  non  pas  en  traduisant,  mais  en  com- 
mentant Grégoire  de  Tours,  que  Gondebaud  et  Godegisile 
avaient  accru  leurs  domaines  en  massacrant  et  en  dépouillant 
deux  autres  de  leurs  frères,  Chilpéric  et  Gondomar.  Grégoire 
de  Tours  dit  plus  simplement1,  sans  faire  aucune  allusion 
aux  circonstances,  que  Gondebaud  avait  fait  périr  par  le  glaive 
son  frère  Chilpéric. 

Nous  le  savons  trop,  une  ambition  toujours  plus  respectée 
que  respectable,  l'ambition  de  la  puissance,  a  souvent  pousse' 
les  meilleurs  des  rois  barbares  à  commettre  les  forfaits  qui 
nous  causent  aujourd'hui  le  plus  d'horreur.  Et  cependant  on 
ne  lit  pas  qu'ils  leur  aient  été  souvent  reprochés  par  leurs 
peuples.  La  loi  qui  réglait  le  partage  égal  des  héritages  entre 
les  frères  ne  pouvait  être,  en  effet,  toujours  scrupuleusement 
observée  par  les  fils  des  rois  :  elle  eût  affaibli  les  nations  par 
des  mutilations  trop  fréquentes.  De  là  tant  de  guerres  frater- 
nelles, el,  à  la  fin  de  ces  guerres,  des  meurtres  si  nombreux 
qu'ils  semblent  autorisés  par  l'usage,  ce  qui  toutefois  ne  suffit 
pas  pour  mettre  le  meurtre  de  Chilpéric  au  compte  de  l'am- 
bition de  Gondebaud.  D'après  d'autres  historiens,  que  cite  et 
suit  M.  Fauriel,  Gondebaud  et  Godegisile,  dépossédés  par 
Gondomar  et  par  Chilpéric  de  leur  part  d'héritage  après  la 
mort  de  Gundiokh,  c'est-à-dire  en  l'année  463,  auraient  vécu 
vingt-huit  ans  en  Italie,  fugitifs  ou  proscrits,  et  en  seraient 
revenus,  avec  des  troupes  latines,  pour  faire  valoir  leurs  droits 

1   Hist.  Francor.  Hb.  II,  c.  xxvm. 

tome  xxvi,  1"  partie.  19 


146  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

longtemps  méconnus.  Alors  auraient  été  livrés  de  grands  com- 
bats, et  Cltilpéric,  vaincu  par  Gondebaud,  aurait  expié  son 
usurpation  par  un  supplice  légal  '. 

Cela  sans  doute  nous  éloigne  beaucoup  de  la  narration  sou- 
vent reproduite,  et  peut-être  fabriquée,  comme  plusieurs  au- 
tres, par  les  historiens  francs,  pour  justifier,  pour  ennoblir 
les  impitoyables  fureurs  de  la  fille  de  Chilpéric2.  Cependant, 
cela  même  ne  paraît  pas  exact.  Voici  un  document  contem- 
porain, qu'il  faut  lire  et  méditer.  Gondebaud  venant  de  per- 
dre une  de  ses  filles,  Avitus,  au  nom  de  tous  les  évêques  du 
royaume  de  Bourgogne,  s'efforce  de  le  consoler,  et,  dans 
cette  intention,  il  lui  remet  en  mémoire  la  mort  de  Chilpéric 
et  de  Gondomar:  «Vous  gémissiez  autrefois,  lui  dit-il,  avec 
«une  tendresse  indicible,  sur  le  trépas  de  vos  frères;  tout 
«  votre  peuple  affligé  accompagnait  leurs  funérailles  avec  des 
«larmes  et  des  sanglots:  et  pourtant,  par  un  secret  dessein 
i:  de  la  divinité,  ce  qui  faisait  notre  tristesse  devait  faire  notre 
«joie.  Pour  le  bonheur  du  royaume,  le  nombre  des  personnes 
«royales  était  diminué,  et  il  n'en  restait  en  ce  monde  que  ce 
«  qui  était  nécessaire  à  l'Etat3.  »  Comment,  de  bonne  foi,  sup- 
poser4 qu'un  évêque,  écrivant  une  lettre  publique  au  nom  de 

1   Hist.  de  la  Gaule  mérid.  L  I,p.  3iy.  *  Cotte  supposition    a   été   admise   par 

s  Voir  la  dissertation  de  M. Fauriel  sur  .M.  Mermet.  (Hist.  de  la  ville  de  Vienne, 

les  récits  fabuleux  du  mariage  de  Clovis  l.  II,  p.  202),  et  par  M.  Cucheval,  De  S. 

et  de  Clotilde.  (Hist.  de  la  Gaule  mérid.  Aviti  Operibus,  p.  29.  I!  n'y  a  pas  lieu  de 

t.  II,  p.  hç)S.)  s'arrêtera  la  conjecture  frivole  de  M.  l'abbé 

3«  Flebntisquoiitlam  pietateineffabilifu-  Gorini.  (Défense  de  l'Eglise,  t.  I,  p.  397  j . 

1  nera  germanorum  ;  sequebaturflelumpu-  qui,  pour  justifier  le  langage  d'un  évêque 

«  blicum  universitatis  affliclio,  et,  occulto  catholique,    sans    disculper   la    conduite 

«  divinitatis  intuitu  ,  instrumenta  mœstitise  d'un  roi  arien,  donne  à  Gondebaud  deux 

«  parabantur  ad  gaudium  :  minuebat  regni  autres  frères,   inconnus  à  tous  les  hislo- 

«  félicitas  numerum  regalium  personarum,  riens,  morls  en  pleine  paix,  et  sans  doute 

«  et   hoc  solum  servabalur   mundo  quod  le  même  jour. 
«sufficiebat  imperio.  »  (Aviti  epist.  5.) 


L'EGLISE  ET  L'ETAT.  147 

tout  l'épiscopat  bourguignon,  ait  eu  l'inconvenance,  la  sottise, 
disons  mieux  la  scélératesse  de  rappeler  en  ces  termes  au  roi 
Gondebaud  le  meurtre  de  ses  deux  frères,  sans  aucun  à- 
propos,  uniquement  pour  orner  de  quelques  antithèses,  dans 
un  compliment  de  condoléance,  un  argument  de  rhéteur? 
Cela  est  incroyable,  ainsi  que  le  fait  observer  à  bon  droit 
M.  Ampère.  Et  cependant,  après  quelque  hésitation,  M.  Am- 
père lui-même  se  décide  à  le  croire,  admettant  alors,  il  est 
vrai  par  simple  conjecture,  que  le  fier  Avitus  s'est  rendu  cou- 
pable de  cette  infâme  bassesse  pour  rendre  les  oreilles  de 
Gondebaud  plus  attentives  et  plus  faciles  aux  discours  tou- 
chant sa  conversion.  On  se  persuadera  plus  volontiers,  il  nous 
semble,  que  si  Chilpéric  et  Gondomar  ont  fini,  comme  le 
rapportent  les  historiens  francs,  par  une  mort  violente,  ils 
sont  morts  en  combattant,  en  combattant  pour  maintenir  leur 
usurpation  coupable,  et  qu'ils  n'ont  pas  eu  leur  propre  frère 
pour  assassin  ou  pour  bourreau. 

On  ne  saurait,  avons-nous  dit,  apprécier  le  caractère  person- 
nel d'un  roi  barbare  d'après  les  actes  qui  précédèrent  ou  accom- 
pagnèrent son  avènement;  et  sur  ces  actes  mêmes  il  ne  faut  pas 
légèrement  admettre  tout  ce  qu'on  a  raconté,  les  anciennes 
relations  n'étant  pas  beaucoup  plus  véridiques  que  les  der- 
nières. Pour  ce  qui  regarde  Gondebaud,  dans  ce  frère  certai- 
nement calomnié  nous  allons  faire  voir,  d'après  des  témoi- 
gnages irrécusables,  un  roi  doux,  bienveillant,  moins  jaloux 
d'accroître  sa  domination  que  de  respecter  tons  les  droits, 
barbare  d'origine  et  conservateur  studieux  des  choses  ro- 
maines, protecteur  des  personnes  et  des  intérêts  catholiques, 
quoique  arien,  quoique  entouré  de  prêtres  ariens,  particuliè- 
rement habile  à  discerner  les  limites  des  deux  puissances,  et 
très-attentif  à  ne  jamais  franchir,  pour  sa  part,  celles  de  la 

19- 


148  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

puissance  civile.  Ce  ne  sera  pas  seulement  un  curieux  spec- 
tacle :  ce  sera  certes  un  argument  considérable  pour  prouver 
la  supériorité  morale  des  rois  bourguignons  sur  les  rois  francs. 
Que  de  siècles  s'écouleront  avant  que  le  principe  de  la  tolé- 
rance religieuse  soit  devenu,  chez  les  Francs,  une  maxime 
d'Etat!  Que  de  siècles  pendant  lesquels  les  plus  simples  no- 
tions de  la  justice  seront  méconnues,  les  consciences  énervées 
ayant  perdu  même  le  sentiment  de  l'oppression! 

Gondebaud,  à  peine  affermi  sur  son  trône,  choisit  pour 
secrétaire  et  pour  conseiller  le  docte  Alcimus  Ecditius  Avitus, 
archevêque  de  Vienne,  qui,  par  sa  naissance,  par  sa  clientèle 
et  par  son  mérite  personnel,  était  assurément  le  plus  illustre 
des  prélats  de  l'Eglise  catholique  dans  les  provinces  réunies 
sous  l'autorité  des  rois  bourguignons.  Peu  de  temps  après, 
l'archevêque  et  le  roi,  bien  que  séparés  par  leurs  opinions 
sur  quelques  matières  religieuses,  étaient  devenus  familiers 
l'un  à  l'autre,  délibéraient  ensemble  sur  les  affaires  de  l'Etat 
et  de  l'Eglise,  rédigeaient  ensemble  des  manifestes  politiques 
à  l'adresse  des  rois  étrangers  et  des  populations  diversement 
soumises  à  leur  tutelle,  enfin  se  montraient  ensemble  en  pu- 
blic, sinon  avec  le  même  appareil,  la  même  escorte  de  satel- 
lites, du  moins  avec  le  même  air  d'autorité,  qui  commandait 
le  même  respect. 

Il  existe  des  lettres  écrites  par  Gondebaud,  sous  la  dictée 
d' Avitus,  à  l'héritier  de  Constantin.  Elles  contiennent  d'hum- 
bles protestations  d'obéissance.  L'empire  d'Occident  n'est  plus, 
et  Gondebaud  n'a  certes  rien  à  redouter  de  cet  Anastase 
indolent  et  sombre,  qui  se  dérobe  aux  affaires  mêmes  de  son 
gouvernement  oriental,  afin  de  se  livrer  tout  entier  aux  pra- 
tiques d'une  minutieuse  piété.  Pour  ce  qui  regarde  Avitus,  ce 
catholique  scrupuleux,  très-versé  dans  la  pratique  des  lettres 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  149 

grecques,  très-ardent  adversaire  de  toutes  les  sectes  orientales, 
ne  peut  avoir  beaucoup  de  penchant  pour  un  ascète  d'une  foi 
suspecte,  favori  des  manichéens  et  des  ariens.  Mais  ce  n'est 
pas  lui  qui  signe  les  lettres  à  l'empereur  Anastase;  et  il  ne  les 
dicte  pas  comme  évêque,  mais  comme  secrétaire  d'un  roi. 
Lisons  donc  dans  ces  épîtres  ce  qui  s'y  trouve  :  non  des  flat- 
teries vaines  ou  intéressées,  mais  la  déclaration  expresse  d'une 
doctrine,  certainement  enseignée  par  Avitus,  et  publiquement 
admise,  professée  par  Gondebaud.  Or  voici  le  premier  et  prin- 
cipal article  de  cette  doctrine  :  Constantinople  étant  désormais 
l'unique  métropole  de  la  société  politique,  l'empereur  d'Orient, 
quel  qu'il  soit,  s'appelle  César,  et,  à  ce  titre,  il  domine  tous 
les  rois,  il  attend  de  tous  les  rois  l'hommage  d'une  soumission 
prosternée. 

Anastase,  il  nous  semble,  n'en  attendait  pas  autant  du 
Bourguignon  Gondebaud.  Mais  pins  cet  hommage  est  libre, 
plus  il  est  sincère.  Après  la  mort  de  Gondebaud,  Sigismond 
son  fils,  sous  la  dictée  du  même  Avitus,  écrira  dans  les 
mêmes  termes  à  Anastase  :  «Mon  peuple  est  votre  peuple,  et 
«je  suis  moi-même  plus  heureux  de  vous  servir  que  de  lui 

«commander Lorsque  nous  paraissons  gouverner  notre 

«  nation ,  nous  nous  estimons  simplement  vos  soldats Par 

«nous,  vous  administrez  les  vastes  territoires  des  plus  loin- 
«  taines  nations;  notre  patrie  est  contenue  dans  votre  univers. 
«  L'Orient  envoie  sa  lumière  à  la  Gaule,  et  le  rayon  qui  vient 
«de  là-bas  nous  éclaire  ici1.»  Cette  dernière  lettre  est  de 
l'année  517;  elle  est  à  l'adresse  d'Anastase,  presque  réduit  en 
servitude  par  le  maître  de  sa  milice,  accablé  d'ans  et  de  honte, 
n'ayant  plus  rien  d'un   empereur  que  les  insignes,    que  le 

'  Epistol.  Aviti,  epist.  83, 


150  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

nom.  Le  secrétaire  de  Gondebaud  et  de  Sigismond  professe 
donc,  sans  égard  aux  circonstances,  cette  opinion,  que  toute 
royauté  est  une  lieutenance  de  l'Empire,  et  que  tous  les  rois 
relèvent  de  l'empereur  qui  réside  à  Constantinople. 

De  même,  et  l'on  comprend  l'importance  qu'Avitus  ne  man- 
que pas  d'attribuer  à  cette  thèse  parallèle,  tous  les  évêques 
relèvent  du  pape,  dont  Rome  est  le  siège.  On  enseigne  déjà 
que  l'évéque  de  Rome  doit  exercer  sur  les  autres  évêques  une 
autorité  souveraine,  comme  héritier  du  prince  des  apôtres,  de 
saint  Pierre.  Avitus  le  sait,  et  quelquefois  le  répète.  Mais,  en 
outre,  Avitus  est  un  Gaulois;  c'est  donc  un  Romain.  Avant  de 
succéder  à  son  père  sur  le  siège  métropolitain  de  Vienne, 
Avitus  était  un  des  sénateurs  de  la  Ville  éternelle,  et  en  pre- 
nant possession  de  la  mitre  épiscopale,  il  s'est  réservé  cette 
dignité  civile  :  ce  qu'il  a  soin  de  rappeler,  non  sans  orgueil, 
dans  une  de  ses  lettres  à  Faustus  et  à  Symmaque,  patriciens 
de  Rome:  Senalor  ipse  Romanus1.  Depuis  que  l'expulsion  d'Au- 
gustule  a  dissipé  le  fantôme  d'un  empire  d'Occident,  Rome, 
qui  est  toujours  la  première  des  cités  latines,  d'où  l'esprit  latin 
rayonne  encore  sur  le  monde,  que  n'a  pas  souillée,  que  ne 
peut  souiller  la  contagion  des  hérésies  grecques,  Rome  est 
pour  Avitus,  quoi  qu'il  pense,  d'ailleurs,  de  la  primauté  de 
saint  Pierre,  la  métropole  de  l'Eglise  chrétienne.  A  propos 
d'une  accusation  portée  contre  le  pape  Symmaque,  il  écrit: 
«  Si  le  pape  de  la  Ville,  Urbis,  est  soupçonné,  ce  n'est  pas  un 
«évêque  qui  chancelle,  c'est  l'épiscopat  tout  entier2.»  Dans 
une  autre  de  ses  lettres,  il  dit  à  Senarius,  sénateur,  et  peut- 
être  chrétien  comme  lui:  «C'est,  tu  le  sais,  une  des  prescrip- 
tions de  notre  loi,  que,  s'il  s'élève  un  doute  à  l'égard  des 

1   Sirmondi  Opéra  varia,  t.  II,  col.  à8.  —  2  Ibid.  col.  52. 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  151 

«  choses  qui  concernent  l'état  de  l'Eglise,  nous  devons  recourir 
«au  souverain  pontife  de  Rome,  à  qui  nous  sommes  soumis 
«comme  le  sont  au  cerveau  les  membres  subalternes.  C'est 
«pourquoi  j'ai  fait  parvenir  au  saint  pape  Hormisdas  le  té- 
«moignage  empressé  de  ma  vénération1.»  Ecrivant  ensuite 
au  pape  Symmaque,  successeur  d'Hormisdas,  il  l'appelle  en 
toutes  lettres  «pontife  de  l'Eglise  universelle,  universalis  Ec- 
«  clesiœ  prœsulem.'.  » 

Ce  langage  est  assurément,  pour  l'homme  et  pour  le 
temps,  d'une  simplicité,  d'une  fermeté  remarquables.  Ici, 
quoi  qu'on  ait  pu  lire  en  d'autres  lettres  d'Avitus,  à  notre  avis 
mal  interprétées,  ici  point  d'équivoques,  point  de  réserves; 
point  de  ces  distinctions  faussement  hautaines,  qui  semblent 
faites  au  profit  de  l'indépendance  épiscopale,  et  qui  sont,  en 
réalité,  des  formules  de  sujétion  à  la  puissance  civile.  Spec- 
tateur affligé  des  dissensions  qui  tourmentent  l'Église,  à 
peu  près  également  partagée  entre  les  cadioliques  et  les 
ariens,  Avitus  ne  conçoit  la  paix  des  âmes  que  sous  la  tutelle 
permanente  d'un  dictateur  sacerdotal.  Il  n'est  pas  encore 
né  dans  la  conscience  de  la  société  chrétienne,  cet  instinct 
de  vraie  liberté  qui  doit  inspirer  tant  de  beaux  et  vains  dé- 
crets à  l'illustre  assemblée  de  Constance!  Ce  n'est  pas  le 
besoin  d'un  gouvernement  libre  qui  travaille  l'Eglise  mal 
unie.  Mais  Avitus  ne  sent,  en  réalité,  le  joug  d'aucune  ser- 
vitude, puisque  son  roi  Gondebaud,  arien  déclaré,  lui  per- 
met d'être  publiquement  le  plus  zélé  des  catholiques,  le 
plus  ardent  à  consolider  l'établissement  encore  nouveau  de  la 

1  Epist.  27.  doctrine  d'Avitus  sur  le  gouvernement  de 

5  M.  l'abbé  Parizel  réfute  convenable-  l'Eglise.  Ces  assertions  ont  été  cependant 

ment,  après  M.  l'abbé  Gorini,  quelques  reproduites  par  M.  Victor  Cucbeval,  De  S. 

assertions  de   M.   Ampère  relatives   à  la  Aviti  Operib.  p.  39. 


152  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

monarchie  papale  contre  les  assauts  redoutés  et  redoutables  de 
la  ligue  arienne. 

Nous  avons  un  recueil  de  lois  qui  portent  le  nom  de  Gon- 
debaud.  «Gondebaud,  dit  Grégoire  de  Tours,  donna  des  lois 
«  plus  douces  aux  Bourguignons,  pour  protéger  les  Romains l.  » 
Paolo  Canciani  suppose,  non  sans  fondement,  que  le  Tribo- 
nien  de  ce  code  barbare  fut  un  jurisconsulte  romain,  nommé 
Papianus  2.  Il  est,  du  moins,  certain  qu'il  y  eut,  en  présence 
de  Gondebaud,  avant  ou  après  là  rédaction  de  ce  Papianus, 
une  délibération  publique  sur  les  divers  articles  qui  composent 
l'ensemble  des  lois  Gombettes,  et  que  les  comtes  romains  des 
cités  et  des  bourgs  firent  partie  de  cette  assemblée  législative. 
C'est  le  roi  lui-même  qui  nous  l'atteste3.  Qui  donc  n'aurait  pas 
été  rechercher,  ainsi  que  nous  l'avons  fait,  dans  ce  Corpus  juris 
bourguignon,  rédigé  dans  l'intérêt  des  Romains,  et  avec  leur 
concours,  la  définition  des  droits,  des  devoirs  réciproques  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat?  Eh  bien!  notre  recherche  a  été  vaine, 
comme,  en  effet,  elle  devait  l'être. 

Un  seul  article  de  la  loi  Gombette,  un  article  de  quelques 
mots,  rejeté  dans  un  supplément,  concerne  la  religion  et  ses 
ministres;  et  cet  article  est  ainsi  conçu:  lEcclesiœ,  aut  sacer- 
«  dotes,  in  nullo  penitus  conte innanlur  :  que  les  églises,  que  les 
«prêtres  ne  soient  jamais  traités  avec  mépris  \  » 

Quand  il  existe  une  Eglise  patronnée  par  l'Etat,  qui  est  l'E- 
glise du  prince  et  de  ses  sujets,  l'Etat,  en  lui  conférant  autant 
de  privilèges  qu'il  lui  demaude  de  services,  permet  qu'elle 
exerce  une  partie  de  la  puissance  publique.  Mais  comme  il 
craint  en  même  temps  qu'elle  n'en  abuse  et  ne  s'arme  contre 
lui  de  l'autorité  qu'il  lui  prête ,  il  prend  le  soin  minutieux  de 

1  Hist.  Franc,  lib.  II.  3  Préambule  de  la  loi  Gombette. 

5  Barbar.  Leg.  antiq.  t.  II,  p.  k-  '  Suppl.  II,  art.  12. 


L'EGLISE  ET  L'ETAT.  153 

tout  définir.  C'est  alors  que,  pour  l'empêcher  de  faire  un 
usage  dangereux  de  ses  droits  exceptionnels,  il  va  jusqu'à  la 
priver  de  quelques  droits  communs.  De  là  tant  de  lois  spé- 
ciales, qu'on  appelle  et  qui  peuvent  sembler  tyranniques, 
touchant  la  condition  civile  des  religions  d'Etat.  Mais  à  l'égard 
d'une  religion  vraiment  libre,  qui  ne  tient  à  l'Etat  par  aucun 
lien  de  dépendance,  on  a  tout  décrété  quand  on  a  prescrit  de 
respecter  ses  ministres  et  ses  biens. 

Il  faut  donc,  où. la  loi  se  tait,  et  où,  en  effet,  elle  doit  se 
taire,  interroger  d'autres  monuments  de  l'histoire. 

Dès  les  premières  années  de  son  règne,  Gondebaud  avait 
fait  une  expédition  heureuse  au  delà  des  Alpes,  et  avait  ra- 
mené dans  les  Gaules  un  grand  nombre  de  prisonniers.  En 
l'année  494 ,  le  roi  Théodoric  envoie  le  docte  et  pieux  Epi- 
phane,  évêque  de  Pavie,  et  Victor,  évêque  de  Turin,  à  la  cour 
de  Gondebaud,  avec  la  commission  de  racheter  cette  multi- 
tude captive.  Les  ambassadeurs  arrivés  à  Lyon,  où  résidait 
alors  le  roi  de  Bourgogne,  sont  d'abord  reçus  par  Rusticus 
évêque  de  cette  ville,  à  qui  le  pape  Gélase  les  avait  lui-même 
recommandés1;  et  cet  évêque  leur  conseille  d'agir  avec  pru- 
dence, leur  faisant  de  Gondebaud,  qu'il  appelle  un  homme 
plein  de  ruse,  un  portrait  peu  flatteur.  Ce  Rusticus  est  un 
Gallo-Romain,  un  prélat  catholique,  qui  s'exprime  avec  ai- 
greur et  sans  justice  sur  le  compte  d'un  prince  hérétique. 
Voici  les  ruses  de  Gondebaud.  Ayant  appris  l'arrivée  d'Epi- 
phane,  il  dit  aux  gens  de  sa  cour  :  «  Allez,  et  visitez  cet 
«homme,  dont  la  vertu,  dont  le  visage  m'ont  toujours  fai^» 
«  penser  au  glorieux  martyr  saint  Laurent.  Demandez-lui 
«quand  il  voudra  bien  venir  nous  voir,  et,  ayant  pris  ses 
«ordres,  cjuiim  jusserit,  invitez-le.  »  Tout  le  monde  s'empresse 

1  Labat,  Concil.  Gall.  Col.  653. 

tome  xxvi,  î"  partie.  20 


154  MÉMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

donc  de  courir  au-devant  d'Epiphane.  Au  jour  qu'il  désigne 
lui-même,  il  paraît  devant  le  roi,  et  l'exhorte  à  rendre  les 
captifs,  sans  exiger  d'eux  aucune  rançon.  Le  discours  d'Epi- 
phane, tel,  du  moins,  que  nous  l'a  transmis  Ennodius,  est 
d'une  éloquence  plus  solennelle  que  véhémente.  Cet  évêque 
n'oublie  pas  qu'il  est  ambassadeur.  Gondebaud,  orateur  non 
moins  abondant,  fando  locuples  et  ex  elocjiientiœ  dwes  opibus, 
lui  répond  sur  le  même  ton  d'élégante  courtoisie,  sans  toute- 
fois lui  dissimuler  que  les  lois  de  la  guerre  ne  sont  pas  abso- 
lument conformes  aux  préceptes  de  l'Evangile,  et  qu'un  roi 
lui-même  ne  peut  pas  ordonner  à  ses  guerriers  de  restituer 
sans  rançon  les  captifs  tombés  en  leur  pouvoir.  Puis,  après  le 
départ  d'Epiphane,  ce  roi  rusé  mande  Laconius,  un  de  ses 
ministres,  Latin  de  famille  sénatoriale,  et  lui  donne  l'ordre 
de  mettre  immédiatement  et  gratuitement  en  liberté  tous  ceux 
des  Italiens  qui,  frappés  de  terreur,  ou  réduits  à  la  misère 
après  l'incendie  de  leurs  villes,  s'étaient  jetés  d'eux-mêmes 
entre  les  mains  des  Bourguignons.  Ils  étaient  au  nombre  de 
six  mille.  Pour  les  autres,  pris  les  armes  à  la  main,  on  payera, 
puisqu'il  faut  payer,  mais  si  peu  que  ce  soit,  quantalumcumque. 
Le  roi  veut  satisfaire  Epiphane.  Il  manque  encore  un  trait  à 
cet  édifiant  tableau.  Théodoric,  qui  avait  d'abord  proposé  de 
racheter  les  captifs,  ne  fournit  pas  la  somme  tout  entière. 
Les  conditions  acceptées,  l'argent  fit  défaut  :  ce  qui  n'affli- 
gea pas  moins  peut-être  Gondebaud  qu'Epiphane.  On  vit  alors 
une  illustre  matrone,  nommée  Syagria,  l'archevêque  de 
Vienne,  Avitus,  et,  à  leur  exemple,  beaucoup  d'autres  laïques 
ou  de  clercs  des  deux  sexes,  offrir  la  somme  réclamée.  Ainsi 
les  sujets  gaulois  ou  romains  de  Gondebaud  rachetèrent  eux- 
mêmes  au  plus  bas  prix,  suivant  son  ordre,  la  plupart  des  cap- 
tifs italiens.  Tel  fut,  au  rapport  d'Ennodius,  successeur  d'Epi- 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  155 

phane  sur  le  siège  de  Pavie,  le  succès  de  sa  mission1.  Théo- 
doric  l'avait  donc  habilement  choisi  pour  son  ambassadeur, 
sachant  l'affection  que  Gondebaud  avait  pour  lui.  Quel  prince 
catholique  l'eût  mieux  traité  que  cet  arien? 

Il  nous  faut  revenir  au  propos  de  Rusticus.  Ce  propos  est 
une  véritable  calomnie.  Gondebaud  était,  en  effet,  le  plus  sin- 
cère des  hommes.  Mais  Rusticus  était,  il  paraît,  inhabile  à 
comprendre  la  conduite  de  ce  barbare,  dont  la  manière  de 
voir  était  qu'un  roi  doit  la  même  bienveillance  à  tous  ses  su- 
jets, le  même  respect  à  tous  les  envoyés  d'une  puissance  étran- 
gère, païens  ou  chrétiens,  chrétiens  de  telle  secte  ou  de  telle 
autre. 

Ce  n'est  pas  que  Gondebaud  fût,  dans  son  particulier,  in- 
différent en  matière  de  religion.  Tout  nous  enseigne,  au  con- 
traire, que  les  questions  religieuses  l'occupaient  beaucoup.  11 
interroge  tour  à  tour  Avitus  sur  la  doctrine  d'Arius,  sur  les 
distinctions  subtiles  d'Eutychès,  sur  la  thèse  fameuse  de  Sa- 
bellius,  et  même  sur  certaines  assertions  litigieuses  de  quel- 
ques manichéens  sans  renom  "2.  Il  n'est  pas  manichéen,  il  n'est 
pas  sabellien,  il  n'est  pas  eutychéen,  et  il  le  déclare,  et  il  en- 
gage lui-même  Avitus  à  combattre  ces  hérétiques.  C'est  à  ce 
propos  que  celui-ci  lui  écrit,  avec  son  emphase  habituelle: 
«Notre  siècle  a  reçu  de  la  grâce  divine  ce  bienfait,  à  la  fois 
«unique  et  multiple,  que,  parmi  les  occupations  royales  de 
«votre  gouvernement  très-glorieux,  vous  ayez  placé  au  pre- 
«  mier  rang  la  défense  des  vérités  catholiques3.  »  Nous  voyons, 

1  Ennodius,  Vita  S.  Epiph.  dans  les  »  sœculo  nostro,  nutu  divinitatis,  indyl- 
Opera. varia  de  Sirmond ,  t.  I,  col.  iqi6  «  tum  esl,  ul,  inter  regias  ordinationes 
et  suiv.  «  gloriosissimi  principatus  veslri ,    princi- 

2  Sirmondi  Opéra  varia,  t.  II,  col.  1,  «  paliter  de  tuenda  catholicae  partis  veri- 
5,  ao.  «  tate  curelis.  »  (Sirm.  Opéra  varia,  t.  II, 

3  «  IJnicum  simul  et  multiplex  donum  col.  5.) 

20. 


156  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

en  effet,  Gondebaud  zélé  défenseur  de  la  croyance  catholique 
sur  tous  les  points  où  il  l'estime  conforme  aux  Ecritures;  et, 
déjà  persuadé  qu'il  doit,  sur  telle  question  comme  sur  telle 
autre,  penser  comme  il  pense,  il  est  avide  d'arguments  qui 
l'affermissent  dans  sa  persuasion.  C'est  pour  cela  qu'il  veut  pé- 
nétrer au  fond  des  dogmes  les  plus  métaphysiques,  et  connaître 
la  dernière  thèse  des  sectes  les  plus  diverses.  Est-ce  par  flatterie 
qu'Avitus,  lui  parlant  grec,  dit  qu'il  doit  le  comprendre  '  ?  Nous 
ne  le  supposons  pas.  Avec  sa  curiosité  dogmatique ,  avec  sa  pas- 
sion pour  la  vraie  religion,  et  son  ardeur  à  la  rechercher,  Gon- 
debaud a  sans  doute  appris  le  grec  de  quelque  grammairien 
d'Arles  ou  de  Marseille,  pour  lire  ensuite  et  interpréter  lui- 
même,  sans  un  secours  suspect,  les  Pères  grecs  et  leurs 
émules  souvent  dévoyés  les  docteurs  byzantins.  Pour  tout 
dire,  n'est-il  pas  docteur  lui-même?  Assurément  il  prétend 
l'être.  Avitus  lui  écrit:  «La  vérité,  que  vous  avez  en  tant  de 
«  voies  et  avec  tant  d'efforts  poursuivie,  a,  par  la  faveur  du 
«  Christ,  tellement  éclairé  votre  intelligence,  que  rien  ne  vous 
«  est  plus  inconnu  de  ce  qui  regarde  la  définition  de  la  doctrine 
«catholique.  Aussi  quand,  descendant  des  hauteurs  d'une 
«science  parfaite,  la  piété  de  Votre  Majesté  daigne  m'inter- 
«  roger  encore,  ce  n'est  pas  pour  apprendre  ce  qu'elle  ignore, 
«  mais  pour  conférer  de  ce  qu'elle  sait2.  » 

Nous  n'hésitons  pas  à  dire  que  de  tels  compliments,  s'ils 
n'étaient  à  peu  près  mérités,  seraient  d'un  impudent  adula- 
teur. Or,  il  s'en  faut  qu'Avitus,  nous  le  connaissons  bien,  ait 
jamais  été  prodigue  envers  Gondebaud  même  de  ces  louanges 
banales  qu'on  peut  accorder  à  chacun  sans  beaucoup  se  com- 
promettre. Il  l'a  plus  souvent  censuré  que  flatté,  ce  roi  sa- 

!   Sirmoncli  Vpera  varia,  I.  II,  col.  12.  —  i   Ibid.  col.  1. 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  157 

chant  supporter  un  censeur.  Nous  tenons  donc  le  fait  pour 
constant:  Gondebaud  était  un  théologien;  et,  puisqu'il  pro- 
fessait l'arianisme,  il  était  dans  cette  religion  un  sectaire  con- 
vaincu. 

Mais  cela  ne  l'empêchait  pas  d'être  tolérant.  Après  avoir 
mûrement,  résolument,  adopté  tel  ou  tel  parti  sur  les  matières 
controversées,  et  réglé  de  telle  ou  de  telle  façon  les  affaires  de 
sa  conscience,  il  se  retrouvait  roi,  roi  de  peuples  différents 
d'origine,  régis  par  des  lois  diverses,  et  partagés  entre  diverses 
croyances,  qui  lui  demandaient  au  nom  de  la  justice,  qui  lui 
conseillaient  au  nom  de  la  prudence,  de  reconnaître,  de  pro- 
téger même  la  liberté  de  toutes  les  religions.  Ce  qu'il  faisait 
de  bonne  foi,  de  bon  cœur,  s'acquittant  même  de  ce  devoir 
avec  une  attention  scrupuleuse. 

Non-seulement,  en  effet,  il  avait  à  sa  cour,  parmi  les  offi- 
ciers de  sa  maison,  des  païens,  des  catholiques  et  des  ariens; 
mais ,  quand  il  leur  plaisait  de  quitter  une  religion  pour  en 
adopter  une  autre,  il  n'y  mettait  aucun  obstacle.  L'histoire 
atteste  qu'Avitus  fit  des  prosélytes  parmi  les  plus  intimes  con- 
seillers de  Gondebaud,  et  que  celui-ci  ne  leur  retira  pas  à  cause 
de  cela  sa  confiance.  Sigismond  lui-même,  le  propre  fils  de 
Gondebaud  et  l'héritier  de  sa  couronne,  abjura  la  doctrine 
d'Arius  du  vivant  de  son  père,  et,  tous  les  historiens  en  con- 
viennent, avec  sa  permission1.  Si  Gondebaud  n'était  devenu 
puissant  parmi  les  rois  qu'après  avoir  combattu,  vaincu,  et, 
dit-on,  tué  Chilpéric  son  frère,  il  devait  bieu  redouter  quel- 
que chose  des  filles  de  ce  frère  qu'il  avait  épargnées.  Cepen- 
dant il  permit  à  l'aînée,  que  plusieurs  historiens  appellent 

1  Le  fait  est  attesté  par  l'auteur  même        «  iholicœ   religionis  cultui  deservire  per- 
des actes  de  S.  Sigismond ,  qui  dit  en  par-         «  misil,  » 
lant  de  Gondebaud:   «  Christianae  et  ca- 


158  MEMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Sedeleuba,  de  prendre  l'habit  religieux  dans  un  monastère 
catholique,  et  de  fonder  à  ses  frais  un  temple  catholique  dans 
un  des  faubourgs  de  Genève,  ne  l'ayant  pas  même,  il  paraît, 
dépouillée  de  ses  biens.  Quant  à  la  plus  jeune  de  ces  filles,  la 
belle  et  véhémente  Clolilde,  négligea-t-il  de  la  surveiller,  et 
d'empêcher  les  brigues  qu'elle  pouvait  faire  pour  se  venger  ? 
Nous  ne  le  pensons  pas.  Alors  que  les  historiens  avaient  la  li- 
berté de  tout  imaginer,  Mézeray  n'hésitait  pas  à  décrire  en  ces 
termes  attendrissants  la  dure  captivité  de  Clotilde  :  «  On  la  re- 
«  tinta  la  cour,  où  elle  fut  si  bien  éclairée,  qu'on  observoit  jus- 
«  qu'à  ses  soupirs  et  à  ses  moindres  actions.  »  Cependant  Gonde- 
baud n'avait  pas  cru  devoir  lui  défendre  de  devenir,  elle  aussi, 
catholique;  et  lorsque  le  roi  des  Francs  envoya  demander  la 
main  de  Clotilde,  cette  catholique  trop  ardente  et  Gondebaud, 
son  oncle,  résidaient  ensemble  à  Genève,  habitant,  comme 
on  le  suppose,  le  même  toit.  Voilà  certes  des  preuves  d'une 
complète  tolérance.  Mais  la  plus  insigne  est  peut-être  celle-ci. 
Avitus  lui-même  nous  représente  Gondebaud  l'attirant  à  part 
pour  lui  communiquer  et  lui  soumettre  quelque  objection 
arienne,  l'invitant  à  répondre  de  son  mieux  aux  habiles  gens 
qui  l'ont  faite,  et  se  chargeant  ensuite  de  leur  transmettre  lui- 
même  cette  réponse  '.  Un  roi  discernant  avec  assez  de  droi- 
ture ce  qui  regarde  ses  opinions  privées  de  ses  devoirs  pu- 
blics, pour  se  faire  le  messager  complaisant  de  deux  sectes 
religieuses,  pour  accorder  à  l'une  et  à  l'autre,  avec  une  par- 
faite équité,  le  même  respect,  la  même  faveur,  c'est  un  si  bel 
exemple,  et  si  rarement  imité! 

Hâtons-nous  d'ajouter  que  cette  impartialité  vraiment  royale 
ne  se  révèle  pas  seulement  à  nous  dans  les  entretiens  parti- 

1   Sirmondi  Opéra  varia,  t.  II,  col.  38. 


L'EGLISE  ET  L'ETAT.  159 

culiers  de  Gondebaud  et  d'Avitus,  mais  que  nous  la- voyons 
encore  se  manifester  en  public,  et  .dans  toutes  les  circons- 
tances, même  les  plus  solennelles. 

Un  certain  Héraclius,  de  famille  sénatoriale,  qui  remplis 
sait  à  la  cour  de  Gondebaud  les  fonctions  d'ambassadeur, 
était  un  catbolique  résolu.  Comme  il  défendait  un  jour  devant 
le  roi,  contre  le  roi,  sa  religion  attaquée,  il  fut,  il  paraît,  assez 
vif  pour  qu'Avitus  ait  pu  lui  dire,  en  le  félicitant  de  sa  con- 
duite: '<  Vous  n'avez  pas  épargné  César.  »  Or,  nous  avons  la  ré- 
ponse d'Héraclius  aux  félicitations  d'Avitus,  et  nous  y  lisons: 
«  Le  très-éminent  prince,  qui  est  tout  de  feu  pour  trouver  des 
«  arguments,  et  qui  s'exprime  avec  tant  d'abondance,  pénètre 
«d'ailleurs  si  bien  les  sentiments  de  ses  interlocuteurs,  que, 
«dans  toutes  les  controverses,  il  sait  écouter  avec  la  plus  ai- 
«  mable  bienveillance  '.  » 

Pour  confirmer  par  un  autre  exemple  le  témoignage,  as- 
surément peu  suspect,  d'Héraclius,  il  faut*  parler-  ici  avec 
quelques  détails  d'un  célèbre  colloque,  qu'on  rapporte  à 
l'année  4  9  9- 

Etienne,  archevêque  de  Lyon,  ayant  résolu  de  convoquer  un 
concile  nombreux  pour  y  livrer  une  bataille  décisive  à  la  secte 
arienne,  prévient  le  roi  de  son  dessein.  Celui-ci  ne  s'y  oppo- 
sant pas,  non  œnlradicente  rege,  dit  le  rédacteur  des  actes,  l'as- 
semblée est  indiquée  pour  la  fête  de  saint  Juste,  i  septembre 
Le  roi  pouvait-il  s'y  opposer?  Nous  parlons  de  Gondebaud 
roi  de  Bourgogne.  Sous  le  régime  de  la  protection  franque 
les  conciles  seront,  on  le  sait,  convoqués  par  les  rois.  Mais 
sous  le  régime  de  la  liberté  bourguignonne,  «  de  la  prospérité 
«  romaine,  »  comme  s'exprime  Avitus,  Romana  snb  gloriosissimo 
nostro  principe  prosperitas2,  le  roi,  cela  va  sans  dire,  laisse  les 

Avili  Epist.  47,  48.  —  :   Sirmondi  Opéra  varia,  t.  II,  col.  09. 


160  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

évêques  se  réunir  quand  ii  leur  plaît.  Ce  sont  les  métropoli- 
tains qui  seuls  les  convoquent,  comme  nous  l'apprennent  les 
actes  préliminaires  du  concile  d'Epaone,  assemblé  l'année  même 
de  la  mort  de  Gondebaud,  en  517. 

Arrivent  donc  au  concile  de  Lyon,  qui  marquera  parmi 
les  conciles  nationaux  de  Bourgogne,  Avitus,  archevêque  de 
Vienne,  OEonius,  archevêque  d'Arles,  et,  entre  autres  évê- 
ques, ceux  de  Valence  et  de  Marseille.  Ils  se  rendent  d'abord 
à  Savigny,  où  était  le  roi,  pour  le  saluer,  comme  c'était  l'u- 
sage, et  ils  le  trouvent  ayant  à  ses  côtés  les  plus  considérables 
des  prêtres  ariens.  Les  saluts  faits,  Avitus  prend  le  premier  la 
parole,  et  avec  une  fierté  qui  n'est  pas  assurément  exempte  de 
rudesse:  «Votre  excellence,  dit-il  au  roi,  désire- t-elle  pro- 
«  curer  la  paix  à  l'Eglise?  Eh  bien!  nous  voici  prêts  à  montrer 
«  clairement  que  notre  croyance  s'accorde  avec  l'Evangile  et  la 
«doctrine  des  apôtres,  prêts  à  convaincre  tout  le  moude  que 
«la  vôtre  n'est  pas  selon  Dieu,  selon  l'Eglise.  Vous  avez  ici 
«des  docteurs  de  votre  secte,  versés  dans  toutes  les  sciences. 
«  Ordonnez  qu'ils  aient  un  colloque  avec  nous,  et  qu'ils  vien- 
«  nent  éprouver  s'ils  peuvent  répondre  à  nos  raisons,  comme 
«  nous  sommes  disposés  à  répondre  aux  leurs.  » 

La  vue  des  prêtres  ariens  a  sans  doute  ému ,  peut-être 
troublé,  le  pieux  archevêque.  Il  venait  saluer  le  roi,  et  voici 
qu'il  le  provoque;  il  venait  annoncer  l'ouverture  d'un  concile, 
et  voici  qu'il  demande  un  colloque,  un  débat  entre  les  théolo- 
giens des  deux  partis,  devant  le  roi,  devant  les  grands,  devant 
toute  la  multitude  des  catholiques  et  des  ariens.  L'assentiment 
du  roi  devenait,  en  ce  cas,  nécessaire  :  il  ne  s'agit  plus,  en 
effet,  d'une  assemblée  d' évêques  réglant  ensemble  les  affaires 
de  leur  culte  particulier;  il  s'agit,  entre  prêtres  d'un  culte 
différent,  d'un  duel  théologique  qui  aura  le  peuple  pour  témoin. 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  161 

Le  roi  répond:  «Si  votre  foi  est  la  vraie,  pourquoi  vos 
«  évêques  n'empêchent-ils  pas  le  roi  des  Francs  de  me  décla- 
«  rer  la  guerre,  et  de  se  liguer  avec  mes  ennemis  pour  me 
«  perdre  ?  Il  n'a  pas  de  foi ,  celui  qui  convoite  le  bien  d'autrui 
«  et  est  altéré  du  sang  des  peuples.  Qu'il  montre  sa  foi  par  ses 
«  œuvres  !  » 

Mais  Avitus,  avec  toute  sa  liberté  romaine  :  «  Nous  ne  savons, 
«  ô  roi,  dans  quel  dessein  et  pour  quel  motif  le  roi  des  Francs 
«•  fait  ce  que  vous  dites;  mais  l'Ecriture  nous  enseigne  que  sou- 
«  vent  le  mépris  de  la  loi  divine  amène  le  renversement  des 
«  empires ,  et  que  des  ennemis  sont  suscités  de  toutes  parts 
«  contre  ceux  qui  se  sont  déclarés  les  ennemis  de  Dieu.  Reve- 
«nez  donc,  avec  votre  peuple,  à  la  loi  de  Dieu,  et  Dieu  vous 
«  donnera  la  paix  dans  vos  Etats  ;  car  si  vous  êtes  en  paix  avec 
«  lui,  vous  le  serez  avec  tout  le  monde,  et  vos  ennemis  ne  pré- 
«  vaudront  pas  contre  vous.  » 

C'est  presque  une  menace.  Il  ne  plaît  pas,  sans  doute,  au 
roi  de  s'entendre  menacer  par  un  des  conseillers  de  sa  cou- 
ronne, puisqu'il  réplique  sur  le  ton  du  dépit  : 

«  La  loi  divine  !  Quoi  ?  est-ce  que  je  ne  la  professe  pas  ?  Parce 
«  que  je  ne  reconnais  pas  trois  dieux,  vous  dites  que  je  ne  pro- 
«fesse  pas  la  loi  divine!  Je  n'ai  pas  lu,  moi,  dans  l'Écriture, 
«qu'il  y  ait  plusieurs  dieux,  et,  suivant  l'Ecriture,  je  n'en  adore 
«  qu'un  seul.  » 

Avitus,  à  son  tour,  ne  peut  s'empêcher  de  défendre  sur  le 
même  ton  sa  croyance  si  vivement  attaquée.  Mais  ce  langage 
trop  vif  n'est  pas,  il  le  comprend,  très-politique.  Ayant  donc 
achevé  son  discours,  il  se  précipite  aux  pieds  de  Gondebaud, 
et,  les  autres  évêques  suivant  son  exemple,  ils  le  supplient  tous 
ardemment  de  vouloir  bien  autoriser,  dans  l'intérêt  de  la  reli- 
gion et  de  la  paix  publique,  une  conférence  qui  doit,  disent- 
tome  xsvi,  ire  partie.  21 


162  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

ils,  avoir  d'aussi  grands  résultats.  Gondebaud  touché,  valde 
commotus,  se  laisse  à  peu  près  fléchir.  Cependant,  pour  ne  pas 
accorder  sans  quelque  réflexion  ce  qu'on  lui  demande,  il  se 
retire,  et  dit  aux  évêques  que,  sachant  ce  qu'ils  veulent,  il  leur 
répondra. 

Etant  de  retour  à  Lyon,  il  mande  Etienne  ainsi  qu'Avitus  : 
«  Eh  bien  !  vous  aurez,  dit-il,  ce  que  vous  désirez.  Mes  prêtres 
«  vous  montreront  que  nul  ne  peut  être  coéternel  et  consubstan- 
«  tiel  à  Dieu.  Mais  je  ne  consens  pas  à  ce  que  votre  débat  ait 
«  lieu  devant  tout  le  peuple.  Cela  causerait  du  tumulte.  Ce  sera 
«seulement  devant  mes  sénateurs  et  d'autres  personnes  que  je 
«  choisirai  ;  comme  vous,  pour  votre  part,  vous  choisirez  parmi 
«  les  vôtres  qui  vous  voudrez.  » 

Le  lendemai  n,  les  évêques  se  dirigent  en  grande  pompe  vers  le 
palais  du  roi.  Un  nombre  considérable  de  prêtres  et  de  diacres 
leur  servent  d'escorte,  avec  quelques  laïques  de  la  même  com- 
munion, entre  lesquels  on  distingue  Placidus  etLucanus,  deux 
des  principaux  officiers  de  la  milice  royale.  Les  ariens  arri- 
vent de  leur  côté,  suivis  aussi  de  leurs  adhérents.  Quand  l'as- 
semblée s'est  constituée  sous  la  présidence  du  roi,  le  premier 
Avitus  obtient  la  parole  et  donne  les  raisons  de  sa  croyance; 
Boniface,  l'orateur  des  ariens,  lui  répondra  le  jour  suivant. 

Mais,  ce  jour  venu,  dès  qu'Avitus  et  son  collègue  Etienne 
paraissent  dans  l'assemblée,  le  roi,  qui  les  avait  précédés,  se 
lève,  surrexit,  et  promptement  s'avance  à  leur  rencontre.  Ce 
n'est  pas,  toutefois,  le  chrétien  dissident  qui  fait  vers  eux  cette 
démarche  empressée.  C'est  le  roi,  troublé  par  l'arrivée  de  tristes 
nouvelles.  H  vient  d'apprendre,  en  effet,  que  son  frère  Godé- 
gisile,  déjà  presque  séduit  par  le  roi  des  Francs,  s'apprête  à 
tourner  ses  armes  contre  les  armes  bourguignonnes,  et  il  pré- 
voit des  événements  qu'il  voudrait  conjurer.  Il  s'adresse  donc 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  163 

à  deux  illustres  évêques  de  la  communion  de  Clovis,  et,  se 
promenant  avec  eux  devant  l'assemblée,  il  leur  donne  des  avis 
en  leur  demandant  des  conseils.  Enfin,  la  séance  est  ouverte, 
et,  quand  tout  le  monde  est  assis,  l'arien  Boniface  commence 
son  discours.  Suivant  le  rédacteur  des  actes  de  la  conférence, 
qui  est  un  catholique,  Boniface  ayant  parlé  trop  vivement,  le 
roi  l'interrompit  et  lui  commanda  de  traiter  ses  adversaires 
avec  plus  de  respect.  Quelle  fut  l'issue  du  débat  ?  Le  rédacteur 
des  actes  ne  le  dit  pas  clairement,  et  ce  n'est  pas  ce  qui  nous 
intéresse  davantage.  Mais  on  voit,  à  la  fin  de  la  séance,  Gonde- 
baud  prendre  par  la  main  Avitus  et  Etienne,  les  conduire 
familièrement  jusqu'à  sa  chambre,  pour  converser  plus  long- 
temps avec  eux,  et  les  embrasser  l'un  et  l'autre  en  les  con- 
gédiant l. 

Ce  récit  n'est-il  pas  propre  à  compléter  l'idée  d'une  Eglise 
vraiment  libre,  dans  un  État  d'ailleurs  plus  ou  moins  bien 
ordonné  ? 

Mais,  il  faut  le  dire,  beaucoup  de  clercs  catholiques  goû- 
taient peu  ce  bon  ordre,  considérant  l'indépendance  réciproque 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat  comme  un  fait  violent,  comme  un  di- 
vorce. «  Le  clergé,  dit  M.  Fauriel,  était  ardent  et  pressé  dans 
«  ses  vœux  et  dans  ses  efforts.  Il  était  plein  d'horreur  pour  Faria- 
«  nisme  ;  et,  de  toutes  les  chances  qu'il  avait  d'en  triompher, 
«la  meilleure,  dans  son  idée,  n'était  pas  la  plus  paisible  el  la 
«plus  douce,  mais  la  plus  prompte,  dût-elle  être  orageuse  et 
«  violente  2.  » 

Quelquefois  Avitus  était  pour  la  douceur.  Victurius,  évêque 
de  Grenoble,  lui  ayant  un  jour  demandé  s'il  était  permis  de 
s'approprier  les  églises  des  hérétiques  et  de  les  accommoder 

1  Sirmondi  Opéra  vur.  t.  II,  coi.  121.    —  2  Hist.  de  la  Gaule  mérid.  t.  I,  p.  576. 

21  . 


164  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

aux  usages  des  catholiques,  il  avait  répondu  :  «  Si  nous  conseil- 
«  Ions  cela ,  et  si  le  roi  nous  l'accorde ,  les  hérétiques  nous  accuse- 
«  ront  à  bon  droit  de  les  persécuter...  On  m'objectera  peut-être 
«que,  s'ils  étaient  les  plus  forts,  ils  profaneraient  nos  autels. 
«  Cela  est  vrai  ;  je  n'en  disconviens  pas.  Dès  qu'ils  le  peuvent, 
«  ils  envahissent  les  temples  des  autres,  et  les  mutilent  de  leurs 
«  ongles  hideux.  Mais  recourir  à  la  force,  s'emparer  d'un  lieu, 
«changer  la  destination  des  autels,  voilà  des  manières  d'agir 
«  qui  ne  conviennent  pas  à  la  colombe  l,  » 

Le  plus  souvent,  toutefois,  Avitus  était  pour  la  violence. 
Nous  en  avons  la  preuve  dans  ce  curieux  passage  d'une  de  ses 
lettres  à  Gondebaud.  Il  le  remercie  d'abord  de  lui  avoir  non 
pas  seulement  accordé,  mais  encore  imposé  comme  un  devoir 
la  liberté  de  tout  dire  :  Cui  non  sohim  tribuitis,  sed  injungitis  li- 
bertatem.  Et,  sur-le-champ,  il  fait  usage  de  cette  liberté  pour 
demander  un  décret  qui  réduise  au  silence  les  ministres  de  la 
religion  arienne  :  «  Je  vous  supplie,  dit-il,  de  ne  pas  permettre 
«que  ces  détracteurs  du  Saint-Esprit  se  disent  plus  longtemps 
«  vos  prêtres,  et  qu'ils  continuent  à  enseigner  devant  vous,  ces 
«  gens  qui  ne  veulent  rien  apprendre2.  »  Une  telle  prière,  vé- 
ritablement inexplicable,  ne  pouvait  être  exaucée.  Avitus  le 
savait  sans  doute  ;  mais  il  n'aurait  pas  cru  remplir  tout  son  de- 
voir s'il  ne  l'avait  pas  faite,  tant  il  soupçonnait  peu  qu'ayant  li- 
vré le  monde  à  la  dispute,  Dieu  commande  à  toutes  les  sectes 
une  tolérance  mutuelle  ! 

Or  il  n'y  avait  alors  dans  les  Gaules  qu'un  seul  roi,  le  roi 
des  Francs,  qui  eût  mis  l'anéantissement  des  ariens  dans  le 
programme  de  sa  politique.  Puisque  Salvien  avait  appelé  sur 

1   Sirmondi  Opéra  var.  t.  II,  col.  25.  —         des  conciles  d'Orléans  (5i  i  )  et  d'Epaone 
Voir,  sur  cette  question  des  églises  aban-         (5'7)- 
données  par  les  hérétiques  ,  les  décisions  ~  Sirmondi  Opéra  var.  t  II ,  col.  k- 


L'EGLISE  ET  L'ETAT.  165 

la  tête  des  Gaulois  chrétiens  et  catholiques  le  glaive  des  Francs 
encore  païens,  offrant  encore  leurs  sacrifices  sanglants  aux  es- 
prits des  forêts  et  des  eaux,  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  voir  une 
partie  du  clergé  bourguignon  conspirer  avec  les  mêmes  Francs, 
devenus  catholiques,  la  ruine  d'un  roi  «ectateur  avoué  de  la 
doctrine  d'Arius.  «Un  grand  nombre  de  Gaulois,  dit  naïve- 
«  ment  Grégoire  de  Tours ,  avait  dès  lors  le  plus  grand  désir  de 
«  passer  sous  la  domination  des  Francs 1.  »  Quelques-uns  même, 
comme  Aprunculus,  évêque  de  Langres,  avaient,  aux  applau- 
dissements de  Sidoine  Apollinaire,  pris  les  devants,  et,  ayant 
donné  l'exemple,  avaient  subi  la  peine  d'une  trahison  préma- 
turée2. 

Avitus  fut-il  du  nombre  de  ces  perfides  ?  C'est  une  supposi- 
tion qu'il  faut  immédiatement  écarter.  Il  a  pu  sans  doute  former 
quelques  vœux  inconsidérés.  L'étrange  lettre  qu'il  fit  parvenir 
à  Clovis,  à  la  nouvelle  de  sa  conversion ,  nous  offre  assurément 
plus  d'une  phrase  blâmable.  On  n'écrit  pas  à  un  conquérant  de 
cette  espèce  que  désormais  il  a  mis  Dieu  de  son  côté,  que  Dieu 
le  servira  dans  toutes  ses  entreprises,  et  l'on  ne  s'engage  pas 
témérairement  à  célébrer  toutes  ses  futures  victoires.  Mais, 
dans  cette  lettre  même,  quand  Avitus  engage  Clovis  à  porter 
ses  regards  sur  les  nations  encore  païennes 3,  il  semble  lui 
donner  ce  conseil  pour  le  détourner  de  la  Bourgogne.  Aussi 
croyons-nous,  comme  on  le  raconte,  qu'au  moment  où  Clovis 
parut  aux  frontières  bourguignonnes,  Avitus  courut  aux  côtés 
de  Gondebaud,  déjà  résolu  à  ne  pas  l'abandonner,  même  dans 
ses  revers. 

Gondebaud  combattit,  perdit  la  bataille,  et  devint  tributaire 
de  Clovis.  Un  historien  a  osé  écrire  :  «  Il  fut  puni  de  sa  résis- 

1  Hist.  Franc,   lib.  II,  c.   36.  —  s  Ibid.  c.  xxm.  — 3  Sirmondi  Opéra  var.    t.    II, 
col.  57. 


160  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

«  tance  à  la  vérité  connue  '.  »  C'est  un  mot  bien  cruel,  et  ce  n'est 
pas  un  jugement  exact  sur  l'issue  de  cette  guerre,  qui  fut  peut- 
être  moins  dommageable  à  Gondebaud  qu'à  son  peuple.  Par- 
tout où  passèrent  les  Francs,  il  y  eut,  comme  de  coutume,  des 
villes  ruinées  et  changées  en  solitudes.  Les  Bourguignons  eux- 
mêmes,  quand  ils  rentrèrent  à  Vienne,  où  il  y  avait  une  gar- 
nison franque,  commirent  par  représailles  d'autres  excès.  Des 
flots  de  sang  furent  versés,  d'exécrables  incendies  furent  allu- 
més par  toutes  les  mains.  Cependant,  de  retour  à  Vienne,  Gon- 
debaud rétablit  à  peu  près  ses  affaires,  fit  le  Code  qui  porte 
son  nom,  reforma  son  armée,  releva  de  ses  ruines  la  ville  de 
Genève,  dont  il  agrandit  l'enceinte,  cessa  bientôt,  assure-t-on  2, 
de  payer  tribut  à  Clovis,  et  vécut  encore  seize  ans  sur  son  trône. 
Comme  on  le  voit,  d'aussi  grands  désastres  ne  profitèrent  à 
personne.  Les  ariens  vaincus  ne  furent  pas  plus  exterminés 
que  convertis. 

Mais,  après  la  mort  de  Gondebaud,  régna  son  fils  Sigis- 
moud,  et,  sous  ce  règne,  dont  elle  abrégea  la  durée,  la  grande 
conjuration  des  Gaulois  et  des  Francs  obtint  enfin  ce  décisif 
avantage  que  l'habileté  de  Gondebaud  lui  avait  si  longtemps 
disputé. 

Sigismond  était,  nous  l'avons  dit,  catholique.  On  l'appelle 
saint  Sigismond,  et  une  ancienne  relation  de  ses  actes  a  été 
recueillie  par  les  Bollandistes.  Nous  y  lisons  que  les  pieuses 
veillées,  les  jeûnes,  les  prières,  étaient,  dans  sa  jeunesse,  ses 
occupations  principales.  Aussi,  quand  il  fut  roi,  continua-t-il 
à  consacrer  une  part  considérable  de  son  temps  aux  exer- 
cices de  piété,  et  son  exemple  fut  imité,  sans  aucun  doute, 
par  un  certain  nombre  des  gens  de  sa  cour.   Les  courtisans 

'    Doin  Plancher,  Hist.  de  Bourgogne,  t.  I,  p.  46.  —  2    Vita  S.  Sigismundi ,  Bolland. 
i"  mai. 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT.  167 

estiment  toujours  que  la  meilleure  des  religions  est  la  religion 
de  celui  qui  règne.  Ainsi,  M.  l'abbé  Parizel  nous  dit,  peut- 
être  par  simple  conjecture,  qu'il  y  avait  dans  l'entourage  de 
Gondebaud  des  catholiques  renégats1;  mais  il  est  encore  plus 
certain,  Avitus  nous  l'atteste,  qu'à  l'avènement  de  Sigismond 
le  catholicisme  fit  des  progrès  rapides  à  la  cour  et  dans  le 
royaume  2. 

Cependant,  malgré  tout  son  zèle  pour  les  intérêts  de  l'église 
administrée  par  son  père  spirituel  Avitus,  Sigismond  voulut,  à 
l'exemple  de  son  père  charnel,  pratiquer  sur  le  trône  la  tolé- 
rance, c'est-à-dire  la  justice.  Gondebaud,  arien,  s'était  lait  un 
devoir  de  respecter  en  toute  circonstance  la  liberté  des  catho- 
liques ;  Sigismond,  catholique,  eut,  en  conséquence,  la  même 
mansuétude  à  l'égard  des  ariens,  ce  qui  souleva  contre  lui  tout 
le  clergé  de  son  église. 

Nous  arrivons  à  la  plus  triste  période  de  cette  histoire.  11 
faut  la  raconter,  mais  en  peu  de  mots,  s'il  est  possible.  Il  faut 
suivre  jusqu'au  lieu  de  son  dernier  supplice  ce  prince  faible, 
indolent,  qui  n'inspirerait  aucun  intérêt,  si  ses  rares  vertus 
n'avaient  pas  été  châtiées  comme  des  crimes  ;  mais  il  ne  paraît 
pas  nécessaire  de  relater  en  détail  toutes  les  circonstances  de 
cette  horrible  tragédie. 

Alaric  II,  roi  des  Goths,  avait,  en  l'année  5o6,  fait  promul- 
guer une  édition  officielle  du  Code  Théodosien,  à  l'usage  de 
ses  sujets  romains  et  catholiques.  Ce  fut,  dans  toute  la  Gaule, 
un  événement.  Aussitôt  que  des  exemplaires  de  ce  Code  arri- 
vèrent aux  mains  des  Francs,  ils  le  proposèrent  à  tous  les  Gau- 
lois de  leur  dépendance.  Quand  ils  ne  l'offrirent  pas,  on  le  leur 

1  M.  l'abbé  Parizel,  De  Vilu  S.  Aviti,         presse  d'Avilus  :  o  Scliismalicorum  nume- 
p.  i8i.  «  rus  decrescit.  » 

2  Episl.  29.  Voici   la    déclaration   ex- 


168  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

demanda.  Or  nous  n'hésitons  pas  à  croire  qu'un  des  plus  vifs 
désirs  du  clergé  bourguignon  fût  de  le  voir  substituer  à  la  loi 
Gombette.  S'il  est,  en  effet,  un  principe  auquel  ne  déroge  au- 
cun article  du  Gode  Théodosien,  c'est  celui-ci  :  que  le  glaive 
de  la  puissance  civile  doit  sans  pitié,  sans  relâche,  atteindre 
et  frapper  quiconque  s'est  déclaré  l'adversaire  de  l'église  or- 
thodoxe. «  Que  tous  les  ennemis  de  notre  sainte  loi  sachent,  dit 
«Théodose,  que  la  proscription,  que  la  mort  sera  leur  châti- 
«  ment,  si  leur  témérité  les  porte  encore  à  se  réunir  en  public 
«  pour  exercer  les  pratiques  de  leur  culte  criminel.  »  Et  ce  lan- 
gage est  constamment  celui  de  Valentinien,  de  Gratien.  Autant 
de  décrets  rendus  par  ces  empereurs  sur  les  affaires  de  la  re- 
ligion, autant,  on  le  sait  trop,  de  sentences  de  proscription 
publiées  contre  les  apollinariens,  les  ariens,  les  eunoméens, 
les  macédoniens,  les  manichéens,  et  tous  les  dissidents,  tous 
les  hérétiques. 

«Les  rois  bourguignons,  dit  M.  Guizot,  semblent  avoir  le 
«plus  complètement  hérité  des  empereurs,  et  régné  sur  leur 
«  modèle  l.  »  C'est  une  judicieuse  observation,  à  laquelle  pour- 
tant nous  n'adhérons  pas  sans  faire  quelques  réserves.  Appe- 
lés au  gouvernement  d'un  peuple  qui  prétendait  descendre  des 
Romains  (car  c'était  une  ancienne  prétention  des  Bourgui- 
gnons, que  les  Gaulois  eux-mêmes  ne  se  croyaient  pas  auto- 
risés à  contredire2),  ces  rois  se  firent  Romains  autant  qu'ils  le 
purent,  non  moins  peut-être  par  inclination  que  par  politique. 
Cependant,  quel  que  puisse  être  l'attrait  de  l'exemple,  lorsqu'il 
s'agit  de  revendiquer  pour  soi-même  toutes  les  prérogatives  de 
la  puissance  absolue,  ils  ne  se  montrèrent  pas  plus  jaloux  les 

1  Cours  d'histoire  moderne,  t.  I,  p.  38o.         (Amm.  Marcellin,  Rer.  ijestar.  1.  XXVIII, 

2  «Jam   inde  lemporibus  priscis  sobo-         c.  v.) 
«  lemse  esse  Romanam  Burgundi  sciunt.  » 


L'EGLISE  ET  L'ETAT.  169 

uns  que  les  autres  de  soumettre  les  consciences  au  joug  d'une 
doctrine  officielle. 

En  ce  qui  regarde  Sigismond,  quand  il  fut  bien  avéré  qu'il 
n'entendait  pas  conformer  sa  conduite  à  toutes  les  maximes 
d'Etat  de  la  tradition  théodosienne,  ou,  comme  dit  M.  Oza- 
nam,  «  placer  le  pouvoir  sous  la  loi  de  l'Evangile  ',  »  l'agitation 
épiscopale  commença  contre  lui.  Nous  la  voyons  se  manifester 
dès  l'année  517. 

Un  certain  Etienne,  suprême  intendant  des  finances  roya- 
les, avait,  en  secondes  noces,  épousé  la  sœur  de  sa  femme. 
Quoique  ce  mariage  eût  été  célébré,  comme  il  semble,  par 
un  prêtre  catholique,  les  évêques  se  réunirent,  le  déclarèrent 
incestueux,  et  prononcèrent  contre  Etienne  la  peine  de  l'ex- 
communication, ce  qui  déplut  au  roi;  et,  pour  témoigner  son 
déplaisir,  il  resta  quelque  temps  éloigné  des  autels  interdits  à 
un  des  principaux  officiers  de  sa  maison.  Nous  reconnaissons 
volontiers  que  les  évêques  avaient  le  droit  d'excommunier 
Etienne;  mais  on  ne  contestera  pas  davantage  que  Sigismond 
pouvait,  en  respectant  leur  indépendance,  user  de  la  sienne, 
et  se  tenir  à  l'écart  des  gens  qui  l'avaient  offensé.  Cependant 
que  font  aussitôt  les  évêques?  Ils  courent  à  Lyon,  y  forment 
un  concile,  décrètent  qu'ils  suspendront  eux-mêmes,  en  tous 
lieux,  l'exercice  de  leur  ministère,  et  que  pas  un  ne  retour- 
nera dans  son  église,  tant  que  le  roi  n'aura  pas  rendu  ses 
bonnes  grâces  à  chacun   d'eux2.   N'est-ce  pas  une    coalition 

1  La    civilisation    chrétienne    chez     les  «sacras  niatris  gremiuni  veniendi,  sancti 
Francs,  p.  66.  «  antislites  in  monasteriis  se  absque  ulla 

2  Voici  le  3e  canon   de  ce  concile  de  «  dilatione ,   prout  cuique  fuerit  opportu- 
Lyon  :  «  num  ,  recipiant,  donec  pacena  integrara, 

«Quod  si  se  rex  praecellentissimus  ab  «  ad  caritatis  plenitudinem  conservandam , 

«ecclesia,    vel    ecclesiarum   communione  «  sanclorum    flexus    precibus,   restituere 

«ultra    suspenderil,  locum  ei  dantes    ad  «  dignelur  :  ita   ut  non  unus  quicumque 
tome  xxvi,  impartie.  .     22 


170  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

séditieuse?  Et,  puisque  Viventiolus,  archevêque  de  Lyon, 
Claude,  archevêque  de  Besançon,  Apollinaire,  évoque  de  Va- 
lence, frère  d'Avitus,  Victurius,  évêque  de  Grenoble,  Gré- 
goire de  Langres,  Maxime  de  Genève,  Silvestre  de  Chalon, 
Julien  de  Carpentras,  pour  ne  nommer  que  les  plus  notables, 
ont  signé  ce  manifeste,  ne  peut-on  pas  dire  qu'il  n'y  a  plus, 
parmi  les  clercs  gaulois  du  royaume  de  Bourgogne,  de  parti 
modéré? 

De  nouveau  les  Francs  sont  appelés,  de  nouveau  les  Francs 
arrivent.  «  Lorsque  les  Francs  dévastaient  presque  tous  les 
«royaumes  de  la  Gaule,  dit  un  chroniqueur  anonyme,  mas- 
«  sacrant  les  nations,  dépeuplant  les  villes,  la  plus  grande 
«partie  des  Bourguignons  se  joignit  aux  Francs '.n  Ce  que 
notre  chroniqueur  rapporte  à  l'année  Ô2  2.  Vainement  alors 
Sigismond  entreprenait  de  leur  fermer  le  passage  avec  ce  qui 
lui  restait  de  braves.  Il  était  facilement  vaincu,  fait  prison- 
nier, et,  par  l'ordre  du  roi  des  Francs  Clodomir,  précipité 
dans  un  puits,  avec  sa  femme  et  ses  enfants. 

Après  la  mort  de  Sigismond,  on  n'apprend  plus  rien  de  cer- 
tain sur  les  derniers  efforts  tentés  par  les  Bourguignons  pour 
défendre  leur  territoire,  de  toutes  parts  envahi  par  Clodomir, 
Clotaire,ChildebertetThierry.  Touts'écroule,  touts'abîme.  Les 
populations  fuient  ou  sont  égorgées;  les  ruines  s'amoncellent 
sur  les  ruines;  il  n'y  a  plus  de  magistratures  civiles;  il  n'y  a 
plus  même  de  sacerdoce,  les  prêtres  s'éîoignant  de  leurs  églises 
souillées,  les  moines  de  leurs  monastères  ruinés:  le  lien  reli- 


«  prius  de  monasterio  in  quo  eiegcrit  liabi-  bitanls  de  ta  Bourgogne,  les  sujets  de  Si- 

«  tare  discedat,  quatn  cunr.lis  generaliler  gismond.  Mariusd'Avenches  ditde  même  : 

<  fratribus  fueritpax  promise  vel  reddita.  »  «  Sigismundus  rexaBurgundionibusFran- 

1   Rer.  Gall.  script,  t.  III,  p.  4o3.  Notre  »  cis  tradilus  est.»  —  (Marii  Chronic.  ad 

chroniqueur  appelle  Bourguignons  les  lia-  ann.  5a3.) 


L'EGLISE  ET  L'ETAT.  171 

gieux  est  rompu,  comme  le  lien  social.  Mais  voici  ce  que  le 
Dieu  de  Clotilde  a  fait  par  les  mains  des  Francs  :  il  a  détruit 
un  peuple  d'infidèles!  Et  les  Francs  vainqueurs  remplissent 
les  airs  de  chants  d'allégresse,  dont  le  retentissement  se  pro- 
longera d'âge  en  âge  1. 

Si  ce  n'étaient  que  des  barbares  écrasant  et  dépouillant 
d'autres  barbares!  Mais  c'est  la  nation  la  plus  polie  de  toute 
la  Gaule  que  doit  le  moins  épargner  la  plus  sauvage!  Après 
la  conquête  définitive  des  Francs,  il  reste,  en  effet,  des  Bour- 
guignons en  Bourgogne  :  ce  qui  a  disparu,  ce  qu'on  ne  re- 
trouve plus,  ce  sont  les  Gaulois,  ce  sont  les  Romains.  S'il  en 
a  survécu  quelques-uns  au  naufrage,  on  les  voit  errant  parmi 
les  ruines,  tendant  leurs  bras  dans  la  nuit,  cherchant,  aux 
lieux  naguère  les  plus  fréquentés  par  la  foule  des  philo- 
sophes et  des  rhéteurs,  les  colonnes  de  marbre  des  musées, 
les  splendides  portiques  des  palais,  des  temples  écroulés, 
et  leurs  mains  ne  pressent,  ne  sentent  que  l'épaisseur  des 
ténèbres  : 

Palpanlesque  manus  densas  sensere  tenebras*  ! 

Ce  vers  n'est  pas  sans  doute  de  Virgile;  il  n'est  pas  non 
plus  de  Lucain  :  il  est  d'Avitus.  Le  dernier  philosophe  de  l'an- 
tiquité latine  est  Claudien  Mamert;  son  dernier  poëte  est 
Avitus.  La  gloire  de  Vienne  est  d'avoir  été  leur  patrie.  Après 

1   Même    jusqu'à    nos  jours.    Mézeray         Childebert,  ces  vers  sans  doute  composés 
n'était  pas  assurément  un  fanatique.  On         pour  glorifier  les  Fiancs  : 

s'aCCOrde  à  dire  qu'il  avait  une  trop  grande  Le  S">S  des  Ariens,  dont  rongirent  les  plaines, 

t,  ,      i  .  1      T  De  montagnes  de  corps  leur  pavs  tout  couvert , 

liberté  de  mœurs  et  une  assez  grande  h-  „  ,       °  ,     .  ,  r  J .  . 

°      •  r.l  leurs  cnets  mis  a  mort ,  sont  des  preuves  certaines 

berté     d'esprit.     Cependant     Mézeray     lui-  De  ce  que  les  François  firent  sous  Childebert. 

même,  en  plein  xvn*  siècle,  faisait  naïve-  s  Avitus,     De     Transitu    maris  Rubri, 

ment  graver,  au-dessous  du  portrait  de        vers  2o3. 

22. 


172  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

eux  finit  le  monde  ancien,  pour  être  séparé  du  monde  mo- 
derne par  un  long  intervalle  de  barbarie.  Vienne  est  en  la 
possession  des  Francs  ! 


MEMOIRE 

SUR   LA   DATE  ET   LE   LIEU   DE    NAISSANCE 


DE 


SAINT  LOUIS, 

PAR  M.  NATALIS  DE  WAILLY. 


Lorsqu'au  siècle  dernier  une  vive  polémique  s'engagea  au    Première  lecture 


6  octobre: 


sujet  du  lieu  natal  de  saint  Louis,  le  docte  abbé  Lebeuf,  qui 

9e    lecture 

plaidait  la  cause  de  la  Neuville-en-Hez  contre  celle  de  Poissy,  l3 "octobl.e  l865. 
rappela  incidemment  que  les  savants  n'étaient  pas  d'accord  sur 
l'année  où  naquit  ce  grand  roi,  et  que  probablement  ils  ne  le 
seraient  jamais.  Je  suis  porté  à  croire  au  contraire  que  cette 
question  est  du  nombre  de  celles  sur  lesquelles  il  est  possible  de 
s'accorder,  parce  qu'il  y  a  des  textes  qui  permettent  de  la  ré- 
soudre, et  qu'il  n'y  a  pas  de  rivalités  locales  qui  empêchent 
d'apprécier  ces  textes  à  leur  juste  valeur. 

En  effet,  que  saint  Louis  soit  né  en  n  1  i  ou  en  1 1 1  5,  les 
habitants  de  Poissy  et  leurs  partisans  pourront  toujours  in- 
voquer les  lettres  patentes  de  Philippe  le  Bel  et  la  tradition 
longtemps  respectée  qui  semblait  en  être  le  plus  sûr  com- 
mentaire. De  leur  côté,  leurs  adversaires  continueront  de  leur 
répondre  que  les  lettres  patentes  de  Louis  XI,  pour  être  plus 
récentes,  n'en  sont  pas  moins  dignes  de  foi,  et  qu'elles  em- 


174  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

pèchent  de  chercher  ailleurs  qu'à  la  Neuville-en-Hez  le  lieu 
où  saint  Louis  prit  naissance.  J'aurai  donc  grand  soin  de  ne 
pas  mêler  ensemble  deux  questions  qu'il  vaut  mieux  aborder 
l'une  après  l'autre,  et  je  commencerai  par  me  renfermer  dans 
le  domaine  paisible  de  la  chronologie  pour  démontrer  une 
vérité  complètement  inoffensive,  avant  de  rentrer  dans  une 
discussion  qui  occupa,  de  iy35  à  1  738,  les  lecteurs  du  Mer- 
cure de  France. 

J'ai  hâte  aussi  de  le  dire  tout  d'abord  :  l'opinion  que  je  vou- 
drais appuyer  de  quelques  preuves  nouvelles  est  celle  que 
Tillemont  eût  fait  prévaloir  depuis  longtemps  si,  par  une  ré- 
serve pleine  de  modestie,  il  n'eût  déclaré  ne  pas  vouloir  aban- 
donner, sans  une  entière  nécessité,  un  sentiment  qu'avaient 
adopté  Du  Cange,  Labbe  et  d'autres  savants1.  Il  se  contenta 
donc  de  laisser  voir  qu'à  son  avis  la  véritable  date  de  la  nais- 
sance de  saint  Louis  serait  plutôt  1  2  1 1\  que  1  2  1  5  ;  mais  il 
s'abstint  de  discuter  à  fond  la  valeur  relative  des  textes  qui 
pouvaient  être  invoqués  de  part  et  d'autre.  J'essayerai  de  mon- 
trer qu'il  faut  proférer  l'année  12  i4  à  toute  autre. 

La  seule  énumération  de  tous  les  textes  m'entraînerait  trop 
loin,  si  je  n'en  voulais  omettre  aucun  ;  je  m'occuperai  donc 
seulement  de  ceux  qui  ne  font  pas  double  emploi  avec  d'autres, 
ou  qui  ont  par  eux-mêmes  quelque  autorité. 

Personne  ne  conteste  que  saint  Louis  naquit  le  2  5  avril, 
jour  de  Saint-Marc;  lui-même  l'a  dit  à  Joinville,  qui  le  répète 
dans  son  Histoire,  et  d'autres  documents  confirmeraient  au 
besoin  ce  témoignage.  Au  contraire,  quand  il  s'agit  de  l'année 
de  sa  naissance,  les  textes  mènent  à  cinq  calculs  différents.  Je 
commence  par  les  moins  autorisés. 

'    Vie  de  saint  Louis,  t.  I.  p.  l\il\. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       175 

Saint  Louis  serait  né  eu  1216,  s'il  n'avait  eu  que  dix  ans  à 
peine  quand  on  le  couronna,  le  29  novembre  1  226  :  c'est  là  le 
calcul  auquel  conduisent  les  expressions  employées  par  le  cé- 
lèbre chroniqueur  Mathieu  Paris,  qui  l'appelle  puerum  vix  cle- 
cennem1.  Au  contraire  il  faudrait  remonter  de  1216  jusqu'en 
12  1  2,  si  l'on  ajoutait  foi  au  témoignage  de  Philippe  Mousket, 
qui  affirme  que  le  jeune  roi,  au  moment  de  son  sacre,  avait  un 
peu  plus  de  quatorze  ans,  l'enfant  qui  n'avoit  d'eage  que  quatorze 
ans  et  petit  plus2.  Quoique  ces  deux  auteurs  soient  contemporains, 
on  ne  doit  guère  s'étonner  qu'ils  se  contredisent  ainsi  sur  un 
fait  de  cette  nature.  On  comprend  en  effet  que  Mathieu  Paris, 
qui  vivait  en  Angleterre,  et  Philippe  Mousket,  qui  fit  tout  au 
plus  de  courtes  apparitions  à  la  cour  de  saint  Louis  pour  y  dé- 
biter quelques  passages  de  sa  chronique  rimée3,  aient  pu  l'un 
et  l'autre  être  trompés  par  des  renseignements  inexacts,  qu'ils 
n'étaient  pas  en  mesure  de  contrôler. 

Après  ces  dates  extrêmes,  vient  celle  de  12  i3,  que  Til- 
lemont  cite,  sans  s'y  arrêter,  à  l'occasion  d'un  passage  de  la 
Chronique  de  Guillaume  de  Nangis,  où  il  est  dit  que  saint 
Louis  n'avait  pas  encore  quatorze  ans  accomplis  quand  il  fut 
fait  roi.  Je  ne  m'y  arrêterais  pas  davantage,  si  l'on  n'avait  ici 
d'autre  témoignage  que  celui  d'un  compilateur  dont  l'exacti- 
tude laisse  souvent  à  désirer,  et  auquel  on  peut  reprocher  en 
outre  de  s'être  contredit  plus  d'une  fois  sur  le  point  parti- 
culier dont  je  m'occupe;  en  effet,  au  lieu  de  la  quatorzième 
année  non  accomplie,  il  parle  de  la  douzième  dans  ses  Gesta 
sancti  Ludovtcik,  et  de  la  treizième  dans  sa  Chronique  abré- 
gée5. Laissant  provisoirement  de  côté  ces  deux  derniers  càl- 

1   Recueil  des  Historiens  des  Gaules  et  de  s  Ibid.  t.  XXII,  p.  D97,  n.  k- 

la  France,  l.  XVII,  p.  768,  tl.  »  Ibid.  t.  XX  ,  3 1 2  ,  a ,  et  3 1 3 ,  a. 

'   Ibid.  t.  XXII,  p.  4i,  d,  e.  '-  Ibid.  65o,  b. 


J76  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

culs,  je  reviens  à  celui  que  Guillaume  de  Nangis  a  recueilli 
dans  sa  Chronique,  et  je  fais  observer  qu'on  en  retrouve  l'é- 
quivalent dans  le  Spéculum  histonale  de  Vincent  de  Beauvais, 

où  on  lit:  «  Ludovicus prima  Dominica  Adventus coro- 

«  natur  in  regem,  qui  xmi  annum  aetatis  suae  completurus  erat 
«  in  festo  sancti  Marci  evangelistae  proximo  sequenti1.»  C'est 
évidemment  à  la  même  source  qu'a  puisé  le  ménestrel  du 
comte  de  Poitiers,  quand  il  a  dit  :  «  Icil  Loeys  devoit  acom- 
«  plir  le  quatorsisme  an  de  son  aage  en  l'ensivant  feste  saint 
«  Marc  l'Evangeliste 2.  »  Il  est  donc  certain  que,  du  vivant  de 
saint  Louis,  il  y  avait  des  textes  historiques  qui,  en  lui  attri- 
buant un  peu  plus  de  treize  ans  à  l'époque  de  son  avènement, 
faisaient  implicitement  remonter  sa  naissance  à  l'an  1 1 13.  On 
peut  comprendre  dans  cette  catégorie  une  chronique  anonyme 
appartenant  à  la  première  moitié  du  xme  siècle,  où  on  lit  qu'à 
la  mort  de  Louis  VIII,  son  fds  aîné  lui  succéda  ayant  treize 
ou  quatorze  ans3. 

Tillemont  aurait  pu  rappeler  d'ailleurs  que  telle  était  aussi 
la  tradition  la  plus  autorisée  sous  le  règne  de  Charles  V,  puis- 
que, dans  la  fameuse  ordonnance  qui  fixe  à  quatorze  ans  la 
majorité  des  rois  de  France,  ce  prince  déclare  que  son  aïeul 
et  prédécesseur,  le  bienheureux  saint  Louis,  dans  la  quator- 
zième année  de  son  âge,  a  pris  le  gouvernement  du  royaume, 
qu'il  a  reçu  les  hommages  ou  les  serments  de  fidélité  des  pré- 
lats, des  pairs  et  des  autres  vassaux;  enfin  qu'il  a  été  oint  de 
l'onction  du  sacre  royal  et  couronné'1.  11  est  certain,  en  effet, 

1    Hisl.  de  France,   t.    XXI,  p.  72,  b;  a  annorurn  ,  quia  Karolus  ,  qui  major  natu 

cf.  I.  XX,  p.  bkk,d.  «  erat,  jam  defunctus erat.  »  (Ms.  lat.  4998  , 

!  lbul.  t.  XVII,  p.  43a,  d.  fol.  28  v°,  col.  1.) 

«  Cui  successil  lilius  ejus  Ludovicus,  i   Ordonn.  t.  VI,  p.  28. 
«  puer  major  natu,  cum  xm  vel  xim  esset 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.        177 

que  saint  Louis,  dès  son  avènement,  fut  considéré  comme 
majeur;  c'est  à  ce  titre  qu'il  fut  fait  chevalier  à  Soissons  avant 
le  sacre  l,  qu'il  eut  un  sceau  de  majesté  pour  valider  toutes 
les  lettres  patentes,  et  qu'il  fut  toujours  seul  nommé  dans  les 
actes  publics  du  gouvernement.  En  fait,  la  reine  Blanche  était 
régente;  en  droit,  son  fils  avait  la  plénitude  de  l'autorité  royale, 
dès  la  première  année  de  son  règne. 

D'autres  textes  obligeraient,  au  contraire,  à  placer  sa  nais- 
sance en  12  1 5;  car  ils  expriment  sans  ambiguïté  que  le  jeune 
roi,  en  succédant  à  son  père,  n'avait  pas  encore  accompli  sa 
douzième  année.  «  N'avoit-il  pas  douze  ans  encores 2,  »  dit  Guil- 
laume Guiart  dans  sa  Chronique  rimée,  chronique  dont  l'au- 
torité ne  peut  guère  être  invoquée  pour  les  faits  antérieurs  au 
règne  de  Philippe  le  Bel.  L'autre  texte  est  celui  que  four- 
nissent, comme  je  l'ai  dit  tout  à  l'heure,  les  Gesta  sancti  Lu- 
dovici,  de  Guillaume  de  Nangis,  où  on  lit  dans  le  latin:  qui 
nondum  œtatis  suce  annum  duodecimum  athcjerat,  et  dans  la  ver- 
sion française,  en  termes  plus  précis  :  qui  n'avoit  pas  accompli 
le  douzième  an  de  son  eaqe3.  Un  auteur  encore  moins  ancien, 
qui  écrivait  sous  Philippe  le  Long,  celui  qu'on  appelait  au- 
trefois l'Anonyme  de  Saint-Denis,  et  dont  notre  savant  con- 
frère M.  Delisle  a  montré  que  le  véritable  nom  pourrait  être 
Yves,  ramène  à  ce  même  calcul  quand  il  dit  que  saint  Louis 
mourut  dans  la  quarante-quatrième  année  de  son  règne  et  la 
cinquante-sixième  de  son  âge4;  car  on  doit  admettre  qu'il  par- 
lait d'une  année  incomplète  pour  l'âge  comme  pour  le  règne, 
c'est-à-dire  que  saint  Louis  avait,  au   2b  août    1270,  cin- 
quante-cinq ans  et  quatre  mois.  Mais  ce  n'est  pas  dans  ces 

1  Tillemont,  1. 1,  p.  43i.  3  Hist.de  France,  t.  XX,  p.  3i2,  b,  et 

2  Bist.   de  France,   t.   XXII,   p.    178,         3i3,  a. 

ebis.  "  Ibid.t.  XX,  p.  57,  a. 

tome  xïvi,  ire  partie.  23 


178  MEMOIRES  DR  L  ACADEMIE. 

trois  témoignages  réunis,  qui  pourraient  tout  au  plus  contre- 
balancer celui  d'un  contemporain  comme  Vincent  de  Beau- 
vais,  qu'il  faut  chercher  le  principal  argument  en  faveur  de 
l'an  12  i5. 

Le  texte  qui  a  dû  déterminer  Labbe  et  Du  Gange,  en  même 
temps  qu'il  a  pu  faire  hésiter  Tillemont  et  l'empêcher  d'in- 
sister en  faveur  de  son  opinion  personnelle,  c'est  un  passage 
d'une  chronique  de  Saint-Denis,  finissant  en  1292,  et  connue 
sous  le  titre  de  Brève  Chronicon  ecclesiœ  Sancti  Dionysii  ad  cy- 
chs  paschales.  Je  transcris  textuellement  la  mention  relative  à 
la  naissance  de  saint  Louis,  et  celle  qui  la  précède  immédia- 
tement. 

«  mccxiv.  Hoc  anno,  actum  est  bellum  in  Flandria,  in  quo 
«  captus  est  a  Philippo  rege  Ferrandus,  cornes  Flandriae,  et 
«  cornes  Boloniœ  et  mulli  alii. 

«  mccxv.  Hoc  anno,  natus  est  Ludovicus  rex,  filius  Ludo- 
«vici  régis,  in  festo  sancti  Marci  evangelistae1.  » 

Ce  qui  fait  la  valeur  de  ce  texte,  ce  n'est  pas  seulement  que 
la  naissance  de  saint  Louis  y  est  marquée  à  la  Saint-Marc  de 
l'année  1216,  c'est  encore  qu'elle  est  indiquée  comme  posté- 
rieure à  la  bataille  de  Bouvines,  livrée  le  27  juillet  1  2  1 1\.  Ces 
deux  événements  sont  rapportés  dans  le  même  ordre  par  deux 
continuateurs  anonymes  de  Robert  du  Mont2.  Or  l'un  de  ces 
continuateurs  est  tout  à  fait  d'accord  avec  la  Chronique  aux  cy- 
cles pascals,  et  l'autre,  tout  en  altérant  gravement  la  chronologie 
(puisqu'il  met  la  bataille  de  Bouvines  en  1209  et  la  naissance 


1   ffist.  de  France,  t.  XVII,  p.  432,  e,  Dans  ces  opuscules,  les  dates  consistent 

ài3 ,  a. — Je  dois  faire  observer  que  les  le  plus  souvent  dans  les  mots  hoc  anno,  qui 

dates  mccxiv  et  mccxv  n'appartiennent  pas  tirent  leur  signification  de  l'année  en  re- 

à  la  Chronique,  mais  au  Canon  pascal,  en  gard  de  laquelle  on  les  a  inscriles. 

marge  duquel  elle  a  été  comme  échelonnée.  *   Ibid.  p.  34S  ,  a,  et  348,  a. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.        179 

de  saint  Louis  en  1210),  confirme  cependant  au  fond  la  date 
de  1  2 1 5.  On  doit  donc,  en  bonne  critique,  considérer  ces  trois 
textes  comme  concourant  à  fixer  la  naissance  de  saint  Louis 
en  1 2  1 5 ,  parce  que  tous  trois  la  placent  dans  l'année  qui  a  suivi 
la  bataille  de  Bouvines. 

A  ces  textes  Tillemont  oppose  d'abord  le  Confesseur  de  la 
reine  Marguerite,  qui  dit  que  saint  Louis,  à  la  mort  de  son 
père,  avait  un  peu  plus  de  douze  ans1,  ce  qui  oblige  à  fixer  sa 
naissance  en  12  \l\.  Dans  un  autre  passage,  qui  mérite  d'être 
cité  textuellement,  le  même  chroniqueur  parle  de  l'âge  qu'avait 
le  roi  en  1  2^8,  quand  il  partit  pour  la  première  croisade.  «  Et 
«  adonques  à  celé  première  foiz,  il  passa  la  mer  avecques  les 
«  persones  devant  dites  et  avecques  moût  d'autres  ;  et  estoit 
«  adonques  de  l'aage  de  trente-quatre  ans  ou  environ  ;  car 
«  l'en  dit  pour  verilé  que  en  cel  an  que  li  benoiez  rois  passa 
«  adonques  la  mer,  il  ot  en  la  feste  de  l'invencion  Sainte-Croiz 
«  trente-quatre  anz2.  »  Tillemont  fait  observer  à  ce  propos  que 
le  Confesseur  de  la  reine  Marguerite,  en  rapportant  que  saint 
Louis  eut  trente-quatre  ans  au  mois  de  mai  12^8,  témoigne 
ne  le  savoir  pas  bien3.  Ce  texte  manque  en  effet  d'exactitude, 
en  ce  qu'il  semble  fixer  la  naissance  de  saint  Louis  au  3  mai, 
au  lieu  du  2  5  avril.  Cependant  il  ne  serait  pas  impossible  qu'en 
1  2  48,  lorsque  le  départ  des  croisés  était  déjà  prochain,  la  fête 
de  l'Invention  de  Sainte-Croix,  eût  été  célébrée  avec  plus  de  so- 
lennité en  présence  du  roi  et  des  principaux  personnages  :  on 
aurait  pu  alors  rappeler  l'âge  qu'il  avait  ce  jour-là,  sans  pré- 
tendre que  ce  fût  son  jour  natal.  En  tout  cas,  cette  erreur  lé- 
gère porte  sur  le  jour  et  non  sur  l'année  de  la  naissance,  qui, 


1  Hist.  de  France,  t.  XX,  p.  64,  a.  —  2  Ibid.  t.  XX,  p.  67,  b,  c.  —  3  Tillem.  t.I, 

p.  /)23. 

23. 


180  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

pour  le  Confesseur  de  la  reine  Marguerite,  était  indubitable- 
ment l'année  12  1 4- 

Mais,  sans  insister  davantage  sur  ce  point,  j'arrive  au  texte 
qui  a  véritablement  déterminé  l'opinion  de  Tillemont.  «  Ce  qui 
»  parait  bien  fort,  dit-il,  pour  faire  mettre  la  naissance  de  saint 
«Louis  en  i  21 4,  c'est  la  charte  de  la  dédicace  de  l'église  de 
«Notre-Dame  de  Longpont,  datée  du  dimanche  24  octobre 
«  1227,  l'an  1  35  de  la  fondation  de  l'ordre  de  Cîteaux,  l'an  46 
«  de  la  première  fondation  de  Longpont,  le  premier  du  ponti- 
«  ficat  de  Grégoire  IX,  le  premier  aussi  du  règne  de  saint  Louis 
«  qui  y  était  présent,  et  le  quatorze  de  son  âge.  Je  ne  vois  pas 
«  ce  qu'on  peut  répondre  à  cette  autorité,  si  l'on  ne  vent  dire 
«  qu'il  y  a  faute  de  copiste  dans  le  nombre  quatorze,  comme  il 
«  v  en  a  sans  doute  dans  celui  de  quarante-six  pour  la  fonda- 
«  tion  de  Longpont ,  que  les  Sainte-Marthe  mettent  en  l'an  1  1  3 1 
«  ou  1  1  32,  quatre-vingt-quinze  ou  quatre-vingt-seize  ans  avant 
«  1  227  '.  »  C'est  après  avoir  déclaré  ainsi  son  véritable  sentiment 
que  Tillemont  ajoute  :  «Néanmoins,  comme  Du  Cange,  Du- 
«  pleix,  le  père  Labbe  et  d'autres  nouveaux  s'accordent  à  mettre 
«la  naissance  de  saint  Louis  en  121  5,  nous  ne  voulons  pas 
«abandonner,  sans  une  entière  nécessité,  une  opinion  reçue 
«  aujourd'hui  généralement,  et  fort  autorisée  des  anciens.  » 

Si  je  montre  qu'il  n'y  a  pas  faute  de  copiste  dans  le  chiffre 
quatorze,  et  que  1  âge  du  roi  est  exactement  déterminé  par  cette 
charte  solennelle,  on  reconnaîtra  qu'il  y  a  entière  nécessité  de 
se  rallier  à  l'opinion  toujours  si  sûre  de  Le  ÎSain  de  Tillemont. 
Le  calcul  chronologique  de  la  charte  de  Longpont  est  confirmé 
dans  ses  éléments  essentiels  par  une  note  tracée  du  vivant  de 
saint  Louis,  en  tête  d'un  registre  du  Trésor  des  chartes  dont  la 

:  Tilleul,  t.l,  p.  4a3. —  Je  ferai  observer  en  passant  qu'il  était  bien  facile  de  confondre 
'es  cbifFres  romains  xlvi  et  xcvi. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       181 

Bibliothèque  impériale  avait  recueilli  quelques  feuillets ,  qui  se 
trouvent  aujourd'hui  aux  Archives  de  l'Empire.  En  effet  l'auteur 
de  cette  note,  qui  était  un  clerc  de  la  maison  du  roi,  voulant 
constater  la  date  d'une  nouvelle  compilation  qu'il  entreprenait, 
fait  concourir  l'an  1264  de  l'ère  chrétienne  avec  la  cinquante  et 
unième  année  de  l'âge  de  saint  Louis  et  la  trente-neuvième  de 
son  règne.  Or  la  trente-neuvième  année  du  règne  ayant  com- 
mencé le  29  novembre  i  264,  et  l'année  1 264  ayant  duré  jus- 
qu'au 4  avril  1265,  veille  de  Pâques,  il  faut  que  saint  Louis  soit 
né  le  2  5  avril  1 2  1 4  pour  que  la  cinquante  et  unième  année  de 
son  âge  ait  concouru  avec  les  premiers  mois  de  la  trente-neu- 
vième année  de  son  règne.  On  acquiert  d'ailleurs  la  conviction, 
en  lisant  cette  note,  que  le  rédacteur  n'a  rien  négligé  pour  la 
rendre  parfaitement  authentique,  et  en  faire  un  préambule 
digne  du  travail  auquel  il  attachait  tant  d'importance:  «  Régnante 
a  domino  nostro  Jhesu  Christo,  tempore  illustris  régis  Franco- 
«  rum  Ludovici,  anno  M0  ce0  sexagesimo  quarto,  anno  etiam 
«  aetatis  ejusdem  domini  régis  quinquagesimo  primo,  regni  vero 
«  ejusdem  tricesimo  ix°,  ordinata  est  haec  nova  compilatio  re- 
«  gistricontinuata,  veteri  registro  tempore  inclitœrecordationis 
«  régis  Philippi,  avi  ipsius  domini  régis,  confecto 1.  »  La  parfaite 
concordance  de  ce  texte  avec  la  charte  de  la  dédicace  de  l'église 
de  Longpont  ne  permet  plus  de  supposer  qu'il  ait  pu  se  glisser 
une  double  faute  de  copiste  dans  les  nombres  qui  expriment 
l'âge  du  roi,  et  autorise  par  conséquent  à  placer  en  1  2  1  4  la 
naissance  de  saint  Louis. 

A  cette  preuve  décisive  je  puis  en  ajouter  une  autre,  qui 
n'est  pas  la  seule  dont  je  suis  redevable  à  mon  savant  ami 
M.  Delisle  ;  car  son  érudition,  comme  son  obligeance,  n'est 

1  Ce  texte  a  été  publié  pour  la  première  fois  par  M.  Dessalles  (  Mém.  présentés  par  divers 
savants,  1"  série,  l.  I,  p.  374)- 


182  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

jamais  en  défaut.  C'est  un  passage  tiré  d'un  fragment  de  chro- 
nique ajouté  à  la  Chronique  de  Godefroy  de  Viterbe,  dans  un 
manuscrit  qui  appartenait  aux  Carmes  déchaussés  de  Bor- 
deaux. Une  copie  de  ce  fragment,  faite  par  dom  Estiennot, 
existe  dans  le  manuscrit  latin  1277A  de  la  Bibliolhèque  im- 
périale ;  c'est  là  que  M.  Delisle  avait  depuis  longtemps  recueilli 
le  passage  suivant:  «Anno  m.  ce.  xim,  bellum  de  Bovinis  vi 
«calendas  Augusti  ;  et  eodem  anno,  xxvi  die  Aprilis,  quae 
«fuit  die  Sabbathi,  inter  primam  et  tertiam,  natus  est  Ludo- 
«  vicus,  filius  régis  Ludovici  ex  Blancha.  »  L'ensemble  des  faits 
contenus  dans  ce  fragment  et  la  date  de  12 23  où  il  s'arrête, 
semblent  indiquer  qu'il  a  été  rédigé  en  France  dans  la  pre- 
mière partie  du  xme  siècle.  En  tout  cas,  le  passage  relatif  à  la 
naissance  de  saint  Louis  dérive  d'une  autre  source  que  ceux 
dont  j'ai  parlé  plus  haut,  car  aucun  autre  n'indique  ni  le 
26  avril,  ni  l'heure  de  la  naissance.  De  là  une  double  difficulté 
dont  je  m'occuperai  tout  à  l'heure  ;  mais  je  fais  remarquer 
tout  de  suite  que  l'année  1 2  1  k  est  indiquée  par  trois  caractères 
différents,  par  le  millésime,  par  la  bataille  de  Bouvines  et  par 
la  coïncidence  du  samedi  avec  le  vingt-sixième  jour  d'avril. 
Tout  cela  est  exact;  ce  qui  peut  ne  pas  l'être,  c'est  que  saint 
Louis  soit  né  le  26  avril  au  lieu  du  28,  jour  de  Saint-Marc.  Il 
est  vrai  qu'en  1  2  1  5  la  Saint-Marc  tomba  le  samedi;  mais,  pour 
trouver  dans  le  passage  que  je  viens  de  citer  une  telle  coïnci- 
dence, il  faudrait  altérer  le  quantième  du  mois,  en  même  temps 
que  le  millésime,  et  surtout  sortir  de  l'année  où  fut  livrée  la 
bataille  de  Bouvines,  année  que  le  texte  affirme  être  celle 
même  où  naquit  saint  Louis.  Il  faut  donc  de  toute  nécessité 
ou  rejeter  le  passage  entier  comme  apocryphe,  ou  accepter 
l'année  \i\t\  avec  les  trois  caractères  qui  la  désignent  claire- 
ment. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       183 

Reste  la  difficulté  que  soulève  la  date  du  26  avril.  Doit-on 
préférer  cette  date  à  celle  du  2  5  avril,  jour  de  Saint-Marc, 
attestée  par  tant  d'historiens,  et  par  le  témoignage  personnel 
de  saint  Louis  ?  Cela  me  paraît  impossible.  Mais,  au  lieu  de  sup- 
poser que  l'écrivain  s'est  trompé  de  jour,  on  peut  admettre 
(ce  qui  n'est  pas  sans  exemple)  qu'il  a  compté  le  samedi  26  a 
partir  du  coucher  du  soleil,  et  que  les  heures  désignées  par 
les  mots  prima  et  tertia  sont  la  première  et  la  troisième  heure 
de  la  nuit.  Du  Cange  au  mot  Tertia  constate,  par  un  exemple 
tiré  d'une  lettre  de  rémission  de  1389,  qu'on  appelait  tierce 
de  nuit  la  troisième  heure  après  le  coucher  du  soleil.  Quant 
aux  fêtes  ecclésiastiques,  tout  le  monde  sait  qu'elles  commen- 
cent la  veille  par  le  chant  ou  la  récitation  des  premières  vê- 
pres :  or  il  est  certain  que  cette  journée  liturgique  se  trouve 
quelquefois  marquée  dans  les  dates  au  lieu  de  la  journée  civile. 
J'en  donnerai  une  preuve  seulement,  pour  ne  pas  m'arrêter 
trop  longtemps  sur  un  point  qui  ne  se  rattache  qu'indirecte- 
ment au  sujet  de  ce  mémoire. 

Philippe  le  Long  mourut  en  1822  dans  la  nuit  du  2  au 
3  janvier1,  et,  suivant  le  témoignage  de  Bernard  Guidonis, 
dans  la  première  partie  de  la  nuit2.  Il  en  résulte  que,  d'après 
l'usage  moderne,  cet  événement  serait  daté  uniformément  du 
samedi  2  janvier.  Telle  est  la  date  qui  lui  est  assignée  dans 
une  chronique  anonyme  finissant  en  i356  [le  samedi  11e  jour 
de  janvier3),  dans  un  fragment  historique  tiré  du  registre  Pater 
de  la  Chambre  des  comptes  [secunda  die  januariik),  dans  la 
table  de  Robert  Mignon  [usaue  ad  diem  11  januarii  qua  obiit5). 
Mais  en   même  temps  le  3  janvier  se  trouve  indiqué  par  le 

1  Art  de  vérif.  les  dates,  I,  5g2.  4  Hist.  de  France,  t..  XXI,  p.  4o4,  c. 

-  Hist.  de  France,  t.  XXI,  p.  732,  g.  5  Ibid.  p.  523,  h. 

3  Ibid.  p.  i4o,  g. 


184  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Continuateur  de  Guillaume  de  Nangis  et  par  celui  de  Gérard 
de  Frachet  [tertia  die  januarii  circa  mediam  noctem1),  par  tes 
Chroniques  de  Saint-Denis  [le  tiers  jour  de  janvier  qui  fu  le  di- 
menche  des  octaves  de  saint  Jehan  l'evancjeliste  entour  mie  nuit*), 
par  Jean  de  Saint-Victor  [tertia  die  januarii  ante  noctis  médium*). 
C'est  évidemment  le  même  jour  qui  est  appelé  par  les  uns  le 
samedi  2  ,  et  par  les  autres  le  dimanche  3,  parce  que  la  jour- 
née liturgique  du  dimanche  avait  commencé  la  veille  après  le 
coucher  du  soleil.  Voici  le  texte  de  Bernard  Guidonis,  qui  dit 
expressément  que  cette  première  partie  de  la  nuit  appartenait 
au  dimanche  :  «  Praefatus  Philippus  rex  obiit  tertia  die  intran- 
«  tis  mensis  januarii,  in  prima  parte  noctis  Dominicae  diei4.  •> 
Je  n'hésite  donc  pas  à  croire  qu'en  présence  des  textes  posi- 
tifs qui  placent  au  2  5  avril  la  naissance  de  saint  Louis,  il  faut 
admettre  que  le  continuateur  anonyme  de  Godefroy  de  Vi- 
terbe  a  marqué  la  journée  liturgique  du  samedi  26  avril  au 
lieu  du  vendredi  2  5.  En  résumé,  il  demeure  certain  que  saint 
Louis  naquit  le  2  5  avril  1 2  1 4,  et  l'on  peut  croire  que  sa  nais- 
sance arriva  de  739  heures  du  soir. 

J'ajoute,  avant  de  passer  à  une  autre  question,  que  cette 
date  de  121 l\  se  concilie  avec  des  textes  qui  méritent  toute 
confiance,  et  que  je  n'ai  pas  eu  occasion  de  citer  jusqu'ici. 
Ainsi,  quand  Geoffroy  de  Beaulieu  dit  que  le  fils  de  Blanche, 
en  succédant  à  son  père,  n'avait  qu'environ  douze  ans5,  rien 
n'oblige  à  comprendre  qu'il  parle  de  douze  ans  commencés 
plutôt  que  de  douze  ans  révolus.  Il  en  est  de  même  de  la  bulle 
de  canonisation,  où  il  est  appelé  puer  circiter  duodecim  annorum. 

1   Hist.  de  France ,  I.  XX  ,  p.  63o ,  h,  c;  "   Hist.  de  France,  t.  XXI ,  p.  732 ,  g. 

t.  XXI,  p.  5-7,  g.  h.  *   «  Cum  non  liaberet  nisi  circiter  duo- 

"  Ibid.  t.  XX,  p.  706,  a.  decim  annos.  »    (Hist.  de  France,    t.  XX, 

'  Ibid.  t.  XXI,  p.  67/I,  h.  p.  4,  d.) 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       185 

Aussi  Tillemont  considère-t-il  ces  deux  textes  comme  s'accor- 
dant  aussi  bien  avec  la  date  de  1 2  i4  qu'avec  celle  de  1 2 1  5  i. 
Mais  il  n'aurait  pas  dû  compter  parmi  les  textes  qui  justifient 
l'année  1 2  1 5  un  autre  passage  de  la  même  bulle  où  il  est  dit 
que  saint  Louis,  lorsqu'il  partit  pour  la  croisade  en  12^8, 
avait  atteint  la  trente-quatrième  année  de  son  âge  :  cum  trice- 
simum  quartum  annum  atligisset  œtatis.  Ce  passage  peut  signifier 
que  saint  Louis  avait  atteint  le  terme  de  sa  trente-quatrième 
année;  carie  verbe  altingere  se  concilie  aussi  bien  ici  avec  l'idée 
d'une  année  accomplie,  que  dans  la  phrase  citée  plus  haut  des 
Gesta  sancti  Ludovici,  où  l'ancienne  version  française  attribuée 
à  Guillaume  de  Nangis  a  rendu  par  n'avait  pas  accompli  le  dou- 
zième an  de  son  eage  les  mots  nondnm  œtatis  snœ  annum  duodeci- 
mum  attigerat^.  En  adoptant  cette  interprétation,  ce  deuxième 
passage  de  la  bulle  se  concilie,  comme  le  premier,  avec  la 
date  de  1 2  1 4-  Cet  accord  peut  se  vérifier  une  troisième  fois 
lorsque  Boniface  VIII  dit  que  saint  Louis  était  dans  sa  tren- 
tième année  [in  tricesimo  anno  constitutus)  au  moment  où  il 
prit  la  croix,  c'est-à-dire  au  mois  de  décembre  12  44  :  il  faut 
seulement  entendre  qu'il  s'agit  toujours  ici,  comme  dans  les 
deux  autres  passages,  d'une  année  accomplie;  en  effet  saint 
Louis  avait  alors  trente  ans  révolus,  en  supposant  qu'il  fût  né 
le  2  5  avril  1 2 14- 

On  voudrait  faire  cadrer  avec  cette  date  le  calcul  de  Vin- 
cent de  Beauvais  ;  mais  le  texte  du  Miroir  historial  oblige  à 
faire  remonter  la  naissance  du  roi  jusqu'en  121 3.  Il  est  vrai 
que  dans  son  abrégé,  connu  sous  le  titre  de  Mémorial,  il  donne 

1  De  ce  nombre  est  la  chronique  ano-  0  norum,  filius  ejus,  eisuccessit.  »  (Ms.lat. 

nyme  de  Saint-Médard  de  Soissons,  rédi-  A998,  fol.  3o  v°,  col.  2.) 
gée  sous  le  règne  de  saint  Louis,  où  on  2  Hist.  de  France,  t.  XX,  p.  3 1 3 ,  a. 

lit  :  «Ludovicuspuer  duodecimvel  xm  an- 

tome  xxvi,  impartie.  24 


186  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

à  saint  Louis  treize  ans  au  mois  de  novembre  1226,  et  qu'on 
pourrait  soutenir  qu'il  parle  de  treize  ans  non  révolus;  mais  il 
est  plus  naturel  de  croire  qu'il  a  suivi  le  même  calcul  dans  ses 
deux  ouvrages.  Il  faut  donc  reconnaître  que  Vincent  de  Beau- 
vais,  contemporain  de  saint  Louis,  ne  le  croyait  pas  né  en 
i2i4;  seulement  je  ferai  observer  que  son  témoignage  s'ac- 
corde encore  bien  moins  avec  la  date  de  1 2  1 5  qu'avec  celle 
de  1 2  1 4-  Il  est  d'ailleurs  compensé  par  celui  d'un  autre  chro- 
niqueur dominicain,  de  Jean  de  Colonne,  qui  était  aussi  con- 
temporain, puisqu'il  entra  vers  1226  dans  l'ordre  des  frères 
Prêcheurs.  On  lit  dans  sa  Mer  des  histoires,  que  saint  Louis, 
quand  il  monta  sur  le  trône,  n'avait  pas  encore  treize  ans  ré- 
volus, nondum  tertium  decimam  annum  compleverat1 .  Au  xive siècle , 
Bernard  Guidonis  suivit  dans  sa  chronique  générale  le  calcul 
de  Vincent  de  Beau  vais,  dont  il  transcrivit  les  propres  expres- 
sions, quand  il  parla  de  l'âge  de  saint  Louis  en  1226.  Au  con- 
traire, en  parlant  de  la  mort  du  saint  roi,  il  fait  concourir  la 
cinquante-septième  année  de  son  âge  avec  la  quarante-qua- 
trième année  du  règne,  ce  qui  ne  peut  être  exact  qu'en  pre- 
nant l'année  12  \!\  pour  date  de  la  naissance. 

Le  même  auteur  a  noté  expressément  cette  année  12  i4, 
dans  deux  opuscules  qui  sont  beaucoup  moins  connus  que  ses 
chroniques.  L'un  est  une  Notice  de  l'état  de  l'ordre  de  Saint- 
Dominique  tel  qu'il  était  en  1 3o3  après  l'érection  de  six  nou- 
velles provinces.  Bernard  Guidonis,  au  lieu  d'inscrire  simple- 
ment la  maison  de  Poissy  dans  la  liste  des  monastères  de 
femmes  de  la  province  de  France,  rappelle  brièvement  qu'elle 
fut  fondée  par  Philippe  le  Bel  en  l'honneur  de  son  aïeul  ;  et  il 
trace,  à  cette  occasion,  une  courte  biographie  du  saint  roi, 

1  Mss.  latins  A912  ,  £91 4  et  4g  1 5- 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       187 

dont  il  place  la  naissance  en  12  1 4,  tout  en  répétant  le  calcul 
de  Vincent  de  Beauvais  qui  ne  s'accorde  pas  avec  cette  date1. 
L'autre  opuscule,  que  je  crois  inédit,  est  la  plus  courte  des 
deux  Vies  de  saint  Louis  que  Bernard  Guidonis  a  fait  entrer 
dans  la  quatrième  partie  de  son  Spéculum  sanctorale,  ouvrage 
dont  j'aurai  occasion  de  reparler  bientôt. 

Ce  serait  allonger  inutilement  ce  mémoire  que  de  pour- 
suivre l'énumération  des  textes  qui  autorisent  à  placer  la  nais- 
sance de  saint  Louis  en  1 2  1  k-  Ce  point  de  chronologie  est  mis 
hors  de  doute  par  l'accord  que  j'ai  signalé  entre  la  charte  de 
Longpont  et  la  date  solennelle  inscrite,  sur  un  registre  du 
Trésor  des  chartes,  par  un  clerc  de  la  maison  du  roi.  Le  con- 
tinuateur de  Godefroy  de  Viterbe  permet  d'y  ajouter  un  ren- 
seignement nouveau  sur  l'heure  où  naquit  saint  Louis  ;  et 
comme  il  mentionne  cette  naissance  après  la  bataille  de  Bou- 
vines,  tout  en  la  datant  expressément  de  la  même  année,  il 
aide  ainsi  à  expliquer  de  la  manière  la  plus  probable  ce  qui  a 
pu  causer  l'erreur  commise  dans  la  Chronique  aux  cycles  pas- 
cals et  la  chronique  de  Normandie,  où  les  deux  faits  se  suc- 
cèdent dans  le  même  ordre,  mais  datés  chacun  d'une  année 
différente.  Je  crois  donc  avoir  justifié  de  tout  point  le  senti- 
ment de  Tillemont,  et  levé  le  seul  scrupule  qui  pût  l'arrêter 
dans  sa  préférence  pour  l'année  12  \l\. 

J'arrive  maintenant  à  la  question  du  lieu  de  naissance  de 
saint  Louis,  qui  est  tout  à  fait  indépendante  de  l'autre,  et  qui 
en  diffère  essentiellement.  En  effet,  il  m'a  été  facile,  si  je  ne 
m'abuse,  de  montrer  que,  malgré  les  témoignages  contradic- 
toires des  anciens  chroniqueurs  et  les  doutes  de  la  critique 
moderne,  on  peut  arriver  à  connaître  avec  certitude  la  date 

1  Echard,  t.  I,  p.  vi. 

24. 


188  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

de  la  naissance  de  saint  Louis  ;  tandis  que  pour  le  lieu  natal 
de  ce  roi ,  la  longue  controverse  qui  s'est  élevée  au  siècle  der- 
nier a  eu  pour  résultat  de  rendre  obscur  ou  douteux  un  fait 
attesté  par  les  textes  du  temps,  et  accepté  jusqu'alors  par  tout 
le  monde.  Je  voudrais  montrer  qu'une  tradition  longtemps 
ignorée  parce  qu'elle  était  renfermée  dans  l'enceinte  étroite 
d'une  paroisse,  et  dépourvue  de  preuves  qui  pussent  lui  don- 
ner une  date  certaine,  ne  doit  point  être  préférée  à  une  tradi- 
tion publique,  connue  dans  toute  la  France  et  attestée  par  les 
contemporains  qui  l'ont  vue  naître.  Pour  atteindre  ce  but,  je 
commencerai  par  exposer  l'origine  et  les  phases  principales  de 
la  discussion  soulevée  par  M.  Maillard,  avocat  au  parlement 
de  Paris,  qui  entreprit,  sans  s'y  être  suffisamment  préparé,  de 
prouver  que  saint  Louis  naquit,  non  à  Poissy,  mais  à  la  Neu- 
ville-en-Hez. 

Deux  critiques  éminents,  Montfaucon  et  l'abbé  Lebeuf, 
eurent  le  tort  d'accorder  leur  confiance  au  mémoire  fort  in- 
complet que  M.  Maillard  avait  rédigé  sur  cette  question,  et 
de  s'en  approprier  les  conclusions  plus  que  hasardées;  tant  il 
est  vrai  que  les  paradoxes  ont  un  attrait  souvent  irrésistible, 
même  pour  les  meilleurs  esprits.  C'est  dans  le  tome  II  des 
Monuments  de  la  Monarchie  française1,  publié  en  1780, 
que  Montfaucon  se  déclara  hautement  en  faveur  des  préten- 
tions élevées  par  les  habitants  de  la  Neuville-en-Hez.  «  Plu- 
«  sieurs  auteurs  des  plus  bas  temps  ont  écrit,  dit-il,  que  saint 
«Louis  étoit  né  à  Poissi  ;  mais  M.  Maillard,  avocat,  dans  sa 
«dissertation  manuscrite,  qu'il  m'a  communiquée,  fait  voir 
«  qu'aucun  auteur  du  temps  n'a  dit  qu'il  soit  né  à  Poissi ,  et 
«rapporte  trois  chartes,  deux  de  Louis  XI,  l'une  de  i468, 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       189 

«l'autre  de  1 47^,  et  une  troisième  de  Henri  IV,  1601 ,  où  ces 
«  princes  donnent  exemption  de  tailles  et  impôts  pour  quelque 
«  temps  aux  habitans  de  la  Neufville-en-Hez  dans  le  Beauvai- 
«sis,  en  considération  de  ce  que  saint  Louis  étoit  né  dans  ce 
«lieu,  en  la  manière,  disent-ils,  que  les  prédécesseurs  de  ces 
«habitans  avoient  joui  de  la  même  exemption  :  ce  qui  semble 
«  ne  laisser  aucun  doute  qu'il  ne  soit  né  en  ce  lieu.  » 

Par  une  lettre  datée  d'Auxerre  et  publiée  dans  le  Mercure 
de  France  de  janvier  1 7 33  l,  un  voyageur  qui  ne  se  nommait 
pas,  mais  qui  était  certainement  l'abbé  Lebeuf,  se  déclara  aussi 
pour  les  conclusions  de  M.  Maillard2,  mais  d'une  manière  gé- 
nérale, et  sans  entrer  dans  le  détail  plus  que  ne  l'avait  fait 
Montfaucon.  Celui-ci  eut  le  bon  esprit  de  ne  pas  compremettre 
davantage  l'autorité  de  sa  haute  critique,  et  il  ne  prit  aucune 
part  à  la  controverse  qu'on  vit  bientôt  s'élever;  tandis  que 
l'abbé  Lebeuf,  se  croyant  sans  doute  trop  engagé  pour  recu- 
ler, n'abandonna  qu'en  1788  une  discussion  qui  fait  à  coup 
sûr  plus  d'honneur  à  son  érudition  qu'à  son  jugement. 

C'est  au  mois  de  février  1785  que  M.  Maillard,  encouragé 
parles  éloges  de  ces  deux  grands  critiques,  laissa  paraître,  s'il 
ne  publia  pas  lui -même  dans  le  Mercure3,  un  extrait  de  sa  dis- 
sertation, qui  avait  acquis  dès  lors  de  la  célébrité  dans  le 
monde  savant,  et  par  conséquent  aussi  une  grande  importance 
aux  yeux  de  l'auteur.  Cet  extrait  montre  assez  qu'il  ne  con- 
naissait pas,  sur  la  question,  d'autre  texte  ancien  que  celui  de 
Guillaume  de  Nangis.  Comme  ce  texte  parle  seulement  du  sa- 
crement de  baptême  que  saint  Louis  s'honorait  d'avoir  reçu  à 
Poissy,  et  non  de  sa  naissance,  M.  Maillard  en  conclut  qu'on 
a  eu  tort  de  confondre  deux  faits  si  différents,  et  il  énumère 

1  P.  36  à  4g.  —  s  P.  4i.  —  3  P.  283  à  290. 


190  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

longuement  tous  les  auteurs  qui  sont  tombés  dans  cette  mé- 
prise, entre  autres  La  Chaise,  Du  Cange,  Mabillon,  jusqu'à 
Baillet,  «qui  n'est  pas  excusable,  dit-il,  d'avoir  tu  la  tradition 
«  de  son  pays  natal1.  »  Comment  s'expliquer  en  effet  que  Bail- 
let, né  à  la  Neuville-en-Hez ,  n'eût  pas  voulu  reconnaître  et  pro- 
clamer que  saint  Louis  y  était  né  aussi,  lorsque  ce  fait  était 
attesté  par  des  lettres  patentes  de  Louis  XI  du  12  août  1 468 
et  du  i3  octobre  i4-7  5,  corroborées  d'une  confirmation  de 
Henri  IV2  en  1601  ? 

Au  mois  de  novembre  suivant,  le  Père  Matthieu  Texte,  do- 
minicain, publia  dans  le  Mercure3,  sous  la  forme  d'une  lettre 
adressée  à  une  religieuse  de  Poissy,  sa  première  réponse  à 
M.  Maillard,  moins  sans  doute  par  zèle  pour  la  science  histo- 
rique que  dans  l'intérêt  du  couvent  de  Poissy,  qui  était  de 
son  ordre,  et  qui  tenait  à  conserver  intacte  une  tradition  jus- 
qu'alors incontestée.  11  apprit  à  M.  Maillard,  qui  ne  s'en  dou- 
tait pas,  et  probablement  aussi  à  l'abbé  Lebeuf,  qui  n'avait  pas 
pris  la  peine  de  s'en  assurer,  que  la  naissance  de  saint  Louis  à 
Poissy  était  attestée  :  i°  par  Guillaume  de  Chartres,  qui  rap- 
pelle que  le  saint  roi  se  disait  lui-même  originaire  du  diocèse 
de  Chartres,  de  Carnotensi  diocesi  oriundus k ;  20  par  Bernard 
Guidonis,  qui  dit  expressément,  dans  une  Notice  de  l'état  de 
l'ordre  de  saint  Dominique  en  i3o3,  que  saint  Louis  est  né 
à  Poissy,  apud  Pissiacum  natus  est5;  3°  dans  la  charte  de  fon- 
dation du  couvent  de  Poissy,  où  Philippe  le  Bel  fait  valoir 
comme  motif  de  cette  fondation  l'affection  que  son  aïeul  avait 
pour  le  lieu  de  son  origine,  originis  suœ  locum6.  A  ces  argu- 

1   P.  287.  '  P.  2^00  à  2Z122. 

Ces  actes  avaient,  été  signalés  pour  la  4  Hist.  de  France,  t.  XX,  p.  35,  d. 

première  fois  par  M.  Simon,  conseiller  au  5  Échard,  t.  I,  p.  VI. 

présidial  de  Beauvais,  dans  ses  Additions  "  Gall.  christ,  t.  VIII,  col.  370. 
À  l'histoire  du.  Beauvaisis,  p.  46. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       191 

ments  décisifs  le  Père  Texte  ajouta  quelques  considérations 
accessoires,  faisant  valoir  surtout  l'opinion  de   Baillet,  qui 
s'était  décidé  contre  la  Neuville-en-Hez ,  lieu  de  sa  naissance, 
quoiqu'il  n'ignorât  pas  l'existence  des  lettres  de  Louis  XI,  ci- 
tées par  lui  en  note  à  la  page  379  de  son  second  volume. 
L'adversaire  de  M.  Maillard  faisait  aussi  observer  que  le  roi 
avait  pu  être  mal  informé,  qu'il  était  difficile  de  comprendre 
pourquoi  Blanche  aurait  fait  ses  couches  à  la  Neuville-en-Hez, 
dont  Thibaut  VI,  comte  de  Blois,  avait  joui  jusqu'en  1218. 
Aurait-elle  entrepris   un  voyage  de  quinze  lieues  quand  elle 
était  parvenue  au  terme  de  sa  grossesse  ?  ou  bien,  si  son  enfant 
était  né  à  la  Neuville,  comprendrait-on  qu'on  ne  l'y  eût  point 
baptisé  immédiatement,  plutôt  que  de  le  transporter  à  Poissy 
au  risque  de  le  voir,  pendant  le  trajet,  mourir  sans  baptême? 
La  réplique  de  M.  Maillard  ne  parut  que  sept  mois  plus 
tard,  dans  le  Mercure  de  juin  1  736  l.  C'était  le  plaidoyer  d'un 
ancien  avocat,  qui  argumentait- comme  on  pouvait  le  faire  au 
parlement.  «On  distingue,  disait-il,  deux  sortes  de  preuves, 
«une  affirmative  et  une  équivoque;  mais  en  concurrence  de 
«  deux  preuves,  l'affirmative  l'emporte  sur  l'équivoque2.  »  Or, 
selon  M.  Maillard,  les  preuves  affirmatives  étaient  celles  que 
les  actes  de  Louis  XI  et  de  Henri  IV  fournissaient  en  faveur 
de  la  Neuville-en-Hez;  elles  devaient  être  préférées,  sans  hési- 
tation, aux  preuves  équivoques  tirées  de  ce  que  Poissy  avait 
été  appelé  le  lieu  d'origine  de  saint  Louis;  «  en  effet,  ajoutait-il, 
«le  lieu  d'origine  de  l'enfant  n'est  pas  celui  où  il  prend  nais- 
«sance,  mais  celui  où  son  père  avait  son  domicile  principal 
«au  jour  de  la  naissance  de  l'enfant3.»  M.  Maillard  citait,  à 
ce  propos,  un  passage  de  Tite-Live,  qui  rapporte  que  deux 

1   Pages  1337  a  1337.  —  2  Page  i327.  —  3  Page  i33i. 


192  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

enfants  nés  à  Carthage  d'un  père  syracusain  furent  considérés 
comme  Syracusains.  Il  en  résultait  naturellement  que  saint 
Louis  était  originaire  de  Poissy,  quoique  né  à  la  Neuville-en- 
Hez,  parce  que  le  principal  domicile  de  Louis  VIII  était  alors 
à  Poissy. 

Le  Père  Texte,  quoiqu'il  eût  pu  s'en  dispenser  sans  incon- 
vénient, répondit  à  cette  argumentation  au  mois  de  décembre 
suivant '  :  mais  l'abbé  Lebeuf  comprit  que  s'il  n'intervenait 
pas  dans  ce  débat,  la  cause  de  la  Neuville-en-Hez  était  perdue 
sans  ressource  par  l'éloquence  parlementaire  de  M.  Maillard. 
Il  publia  donc,  au  mois  de  mars  1787 2,  une  dissertation 
étendue  où  il  entreprit  de  réfuter  tout  ce  qu'avait  dit  leur  ad- 
versaire commun.  Il  commença  par  donner  le  texte  des  lettres 
de  Louis  XI  et  de  Henri  IV,  en  faisant  remarquer  qu'il  était 
dit  dans  ces  dernières,  non-seulement  que  saint  Louis  était 
né  à  la  Neuville,  mais  qu'à  cette  considération  il  avait  accordé 
aux  habitants  des  droits  d'usage  dans  la  forêt  de  Hez  et  une 
exemption  de  toutes  tailles  et  impositions.  Le  malheur  avait 
voulu,  il  est  vrai,  que  les  originaux  fussent  perdus  pendant  le 
siège  soutenu  par  le  château  au  commencement  du  règne  de 
Henri  IV;  mais  la  tradition  qui  s'était  conservée  n'en  remon- 
tait pas  moins  au  règne  de  saint  Louis.  Qu'opposait-on  à  ces 
titres  respectables  ?  un  Guidonis  «  dont  les  ouvrages  histo- 
«  riques  sont  remplis  d'une  inexactitude  qui  leur  a  attiré  le 
«mépris  des  savants3,»  un  écrivain  qui  se  montre  partout 
un  compilateur  sans  goût,  sans  critique,  sans  discernement4. 
Pourquoi  élever  des  difficultés  sur  le  voyage  qu'aurait  fait 
Blanche  de  Castille  ?  Lui  était-il  défendu  d'aller,  sur  la  fin  de 

1  Mercure  de  décembre  1736,  p.  sbyb  '  Page  U'iU- 

à  2606.  *  Page  4a5. 

'  Page  412. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       193 

sa  grossesse,  à  la  Neuville  rendre  visite  à  Catherine,  comtesse 
de  Blois,  qui  en  était  dame?  S'imaginerait-on  que  les  prin- 
cesses de  ce  temps-là  redoutaient  un  voyage  ?  Est-ce  que  Mar- 
guerite de  Provence  n'est  pas  accouchée  d'un  fils  à  Damiette  ? 
Isabelle  d'Aragon  n'a-t-elle  pas  fait  une  fausse  couche  en 
Italie,  à  son  retour  de  Tunis,  et  Marie  de  Luxembourg,  quand 
elle  accoucha  avant  terme,  en  i323,  n'accompagnait-elle  pas 
Charles  le  Bel  dans  son  voyage  de  Languedoc?  Qui  empêche 
donc  de  croire  que  Blanche  de  Castille  soit  accouchée  subite- 
ment à  la  Neuville,  et  que  son  enfant  ait  été  porté  à  Poissy 
pour  y  recevoir  avec  plus  de  décence  et  de  cérémonie  le  sa- 
crement du  baptême  ? 

L'abbé  Lebeuf  fait  remarquer  ensuite  que  la  Neuville  n'é- 
tait pas  une  localité  sans  importance,  qu'elle  avait  son  cartu- 
laire  conservé  à  la  Bibliothèque  du  roi,  où  il  a  lu  des  lettres 
de  saint  Louis  du  mois  de  mars  12  58  en  faveur  du  chapelain 
du  château  '  ;  que  Baillet  ignorait  certainement  l'existence  des 
lettres  patentes  de  Louis  XI  et  de  Henri  IV,  car  la  note  où  il 
en  est  question  a  été  insérée  pour  la  première  fois  dans  une 
édition  de  la  Vie  des  Saints,  publiée  en  1715,  plusieurs  an- 
nées après  sa  mort.  Quant  au  lieu  d'origine,  l'abbé  Lebeuf  aban- 
donne prudemment  l'argument  des  deux  Syracusains  nés  à 
Carthage;  mais  il  prétend  qu'il  faut  l'entendre  de  la  nais- 
sance spirituelle  de  saint  Louis,  c'est-à-dire  du  lieu  où  le 
baptême  lui  fut  administré.  Il  interprète  de  la  même  ma- 
nière le  texte  de  Guillaume  de  Chartres,  et,  attendu  que  tous 
les  autres  chroniqueurs  sont  muets  sur  le  lieu  natal  de  saint 
Louis,  il  conclut  qu'on  n'en  peut  rien  dire  de  positif,  pas  plus 
que  sur  l'année  de  sa  naissance,  où  leurs  contradictions  ne 

1   Page  43o. 

tome  xxvi,  irc  partie.  2  5 


194  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

permettent  pas  d'arriver  à  une  certitude  absolue.  En  histoire, 
il  faut  souvent,  selon  lui,  se  résigner  au  doute,  et  ne  pas  pré- 
tendre tout  savoir  comme  le  Père  Texte,  qui  affirme  que 
Blanche  de  Castille  était  dans  le  neuvième  mois  de  sa  gros- 
sesse, tandis  que  saint  Louis  a  pu  naître  à  sept  mois  comme 
saint  François  de  Sales,  qui  n'en  a  pas  moins  vécu  cinquante 
ans. 

Grâce  à  la  solidité  de  sa  cause,  le  Père  Texte  montra  bientôt ■ 
qu'il  était  capable  de  tenir  tête  à  un  si  rude  jouteur.  Au  jugement 
injuste  et  presque  injurieux  que  l'abbé  Lebeuf,  dans  la  chaleur 
de  la  discussion,  avait  exprimé  sur  Bernard  Guidonis,  il  op- 
posa le  témoignage  de  Baluze  et  d'autres  juges  compétents  : 
cette  réparation  était  due  à  la  mémoire  d'un  écrivain  modeste 
et  laborieux,  qui  a  rendu  de  véritables  services.  Un  membre 
illustre  de  cette  Académie,  Bréquigny,  tout  en  lui  reprochant 
de  manquer  de  discernement,  louait  cependant  son  exactitude 
à  recueillir  les  faits,  en  même  temps  que  sa  critique  attentive 
à  comparer  les  dates,  et  il  jugeait  indispensable  d'extraire  de 
sa  chronique  tout  ce  qui  appartient  à  notre  histoire  pour  l'in- 
sérer dans  la  collection  des  Historiens  de  France2.  Si  l'abbé 
Lebeuf  avait  manqué  d'équité,  il  n'avait  pas  non  plus  fait 
preuve  de  bonne  critique  en  persistant  à  rechercher  le  sens 
des  mots  orinndus  et  origo  dans  la  bonne  latinité,  et  le  Père 
Texte  multipliait  les  exemples  que  les  textes  du  moyen  âge 
fournissaient  à  l'appui  de  sa  cause.  Enfin ,  il  prouvait  que  c'é- 
tait bien  du  vivant  de  Baillet,  dans  une  édition  de  170^, 
qu'avaient  été  cités  les  actes  royaux  de  Louis  XI  et  de  Henri  IV, 
rendant  ainsi  la  leçon  de  bibliographie  que  son  adversaire 
s'était  mal  à  propos  flatté  de  lui  donner. 

1   Mercure   de  juin    1787,   p.    i338   à  î  Notices  des  manuscrits,  t.  II,  p.  11,  i5 

i35o.  et  18. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       195 

Au  mois  de  mars  1 738,  un  voyageur,  dont  il  était  facile  de 
deviner  le  nom,  apprenait  aux  lecteurs  du  Mercure1  qu'il  avait 
voulu  lire  toutes  les  anciennes  Vies  de  saint  Louis  conser- 
vées à  la  Bibliothèque  du  roi,  sans  excepter  celle  qui  a  été 
rédigée  par  Bernard  Guidonis  dans  son  Catalogue  des  rois  de 
France,  et  qu'il  n'en  avait  trouvé  aucune  qui  le  fit  naître  à 
Poissy.  «Je  suis  fort  porté  à  croire,  ajoutait-il,  que  l'endroit 
«  où  cela  se  trouve,  et  qu'on  lui  attribue,  est  une  addition  faite 
«  par  quelque  écrivain  postérieur  2.  »  Le  même  voyageur  s'é- 
tonnait qu'on  voulût  à  toute  force  s'appuyer  de  Bailîet  pour 
combattre  les  actes  de  Louis  XI  et  de  Henri  IV.  Il  est  vrai  que 
cet  écrivain  vivait  en  170^,  mais  il  était  bien  mal  portant,  et 
il  a  parlé  de  ces  actes  sans  les  connaître.  «  S'il  n'a  pas  insisté, 
«  disait  l'abbé  Lebeuf,  sur  le  mérite  des  chartes  de  la  Neuville, 
«il  n'en  a  point  non  plus  dit  de  mal3.  » 

J'arrive  enfin  au  terme  de  cette  discussion.  Après  une  nou- 
velle réponse  du  Père  Texte4,  destinée  surtout  à  faire  connaître 
le  texte  complet  des  chartes  de  Philippe  le  Bel,  dont  on  lui 
avait  reproché  de  ne  donner  que  des  lambeaux,  l'abbé  Lebeuf 
rentra  une  dernière  fois  dans  la  lice5  sous  son  véritable  nom, 
uniquement  pour  se  ménager  une  retraite  honorable.  Les  actes 
dont  on  venait  enfin  de  faire  connaître  le  texte  intégral, 
étaient-ils  bien  des  originaux?  Il  lui  était  permis  d'en  douter. 
En  tout  cas,  cela  ne  changeait  rien  au  sens  des  mots  oriundus 
et  orïcjo,  en  sorte  qu'il  persistait  plus  que  jamais  dans  son  opi- 
nion0. Mais  il  avait  témoigné  déjà  que  la  matière  était  ingrate 
et  assez  peu  intéressante;  il  engageait  le  Père  Texte  à  n'y  plus 

1  Pages  428  à  43o  et  421  à 432,  à  cause  4   Mercure  de  juillet  1738,  p.  i48o  à 

de  la  répétition  des  pages  421  à  43o.  1^9 1. 

-  Page423.  5  Mercared'aoùt  i738,p.  1746  à  1755. 

3  Page  429.  6  Page  1760. 

25. 


196  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

revenir,  et  à  traiter  quelque  autre  sujet,  par  exemple  à  expli- 
quer pourquoi  les  prêtres  dominicains  sont  dans  l'usage  de  se 
communier  de  la  main  gauche  }.  Les  lecteurs  du  Mercure  s'y 
intéresseraient  plus  qu'à  des  redites  sur  la  question  qu'ils 
avaient  assez  entendu  débattre.  Pour  lui,  il  croyait  leur  être 
agréable  en  leur  apprenant  qu'il  avait  vu,  dans  la  petite  église 
de  Garclies,  une  inscription  constatant  qu'elle  avait  été  fondée 
en  l'honneur  de  saint  Louis  le  vendredi  après  Reminiscere  de 
l'an  1297  (vieux  style)'2,  et  que,  par  conséquent,  les  frères 
Prêcheurs  d'Evreux  revendiquaient  à  tort,  pour  leur  église, 
l'honneur  d'avoir  été,  la  première  en  France,  dédiée  au  nom 
du  saint  roi. 

En  décochant  ce  trait  de  Parthe  au  Père  Texte  avant  de 
quitter  le  champ  de  bataille,  l'abbé  Lebeuf  n'était  peut-être 
pas  bien  inspiré.  Il  croyait  être  certain  que  l'église  des  Domini- 
cains d'Evreux  avait  été  dédiée  au  plus  tôt  en  1  299,  ainsi  que 
semble  l'annoncer  le  titre  d'une  relation  de  miracles,  réim- 
primée de  nos  jours  dans  le  vingtième  volume  des  Historiens 
de  France  (p.  4i)-  Mais,  quoiqu'il  semble  possible  et  naturel 
de  rapporter  à  la  dédicace  de  l'église  la  date  qui  termine  ce 
titre,  cette  date  désigne  réellement  le  temps  où  ces  miracles 
sont  arrivés.  En  effet,  le  manuscrit  latin  10872,  qui  est  des 
premières  années  du  xive  siècle,  contient  une  Vie  de  saint 
Louis  et  une  relation  de  miracles  divisée  par  leçons,  où  l'on 
voit  que  le  mercredi  3 o  avril  1298,  quinze  jours  avant  l'As- 
cension (qui  en  cette  année  tomba  le  i5  mai),  un  enfant  noyé 
fut  porté  à  l'église  des  frères  Prêcheurs  d'Evreux,  nouvellement 
dédiée3.  Du  moment  où  il  est  prouvé  que  cette  dédicace  est 
antérieure  au  3o  avril  1298,  il  est  bien  possible  aussi  qu'elle 

1   Page  17a!.  —  2  Cette  date  désigne  le  7  mars  1298.  —  '  Fol.  72,  c. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.        197 

ait  été  faite  avant  le  7  mars  1298,  date  de  la  fondation  de 
l'église  de  Garches.  Mais  j'abandonne  cette  question,  qui  n'est 
pas  de  mon  sujet,  pour  faire  observer  que  le  même  manuscrit 
mentionne  aussi  la  naissance  de  saint  Louis  à  Poissy,  apudPy- 
siacum  ubi  prœdictus  sanclus  exstitit  oriundusK  C'est  donc  un  té- 
moignage de  plus  qu'il  faut  ajouter  à  ceux  qu'avait  invoqués 
le  défenseur  des  Dominicaines  de  Poissy. 

Cette  controverse,  malgré  le  retentissement  qu'elle  avait  eu , 
ne  tarda  pas,  comme  bien  d'autres,  à  être  complètement  ou- 
bliée. En  1767,  un  des  correspondants  de  dom  Grenier,  M.  Le- 
moine,  lui  annonçait  avoir  fait  une  découverte  relative  au  lieu 
natal  de  saint  Louis  :  «  Quoique  les  savants,  disait  M.  Lemoine, 
«aient  décidé  en  faveur  de  Poissy,  je  vais  vous  citer  des  actes 
«qui,  si  je  ne  me  trompe,  demanderaient  la  réformation  de 
«ce  jugement.»  Ces  actes  n'étaient  autres  que  les  lettres  pa- 
tentes de  Louis  XI  et  de  Henri  IV,  qui  venaient  d'être  décou- 
vertes pour  la  seconde  foisi  Le  mémoire  de  M.  Lemoine  a  été 
publié  de  nos  jours  par  la  Société  d'archéologie  du  département 
de  la  Somme2.  Plus  récemment,  M.  Ledicte  Duflos,  dans  un 
mémoire  sur  les  vitraux  peints  de  l'arrondissement  de  Clermont, 
signalait  à  la  pointe  supérieure  de  l'une  des  fenêtres  de  l'église 
de  la  Neuville-en-Hez  «  un  saint  Louis  en  grand  costume  de 
«roi,  dont  la  présence  à  ce  point  élevé  indique  nécessaire- 
«  ment,  dit-il,  que  la  verrière  détruite  rappelait  les  principaux 
«actes  de  la  vie  de  ce  saint  personnage,  qui  ne  pouvait  pas 
«  manquer  de  trouver  une  apothéose  dans  l'église  de  la  com- 
«  mime  où  il  était  né  le  2 5  avril  1  2 1 5,  et  dont  il  a  été  constam- 
«  ment  le  bienfaiteur3.  »  On  voit  que  le  paradoxe  soutenu  par 


1   Fol.  72,  a.  3  Mémoires  des  Antiquaires  de  Picardie, 

'  T.  I,  p.  274  et  275.  t.  X,  i85o,  p.  io5  et  106. 


198  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

l'abbé  Lebcuf  conserve  encore  des  partisans,  et  qu'il  n'est  pas 
superflu  de  le  combattre  par  quelques  arguments  nouveaux. 

On  ne  doit  pas  s'étonner  que  M.  Ledicte  Duflos  ait  répété, 
sur  l'autorité  d'un  tel  critique,  que  saint  Louis  naquit  à  la 
Neuville-en-Hez,  et  qu'il  fut  constamment  le  bienfaiteur  de 
cette  commune.  Mais  quand  une  fois  on  a  reconnu  comment 
l'abbé  Lebeuf  s'est  trouvé,  amené  à  soutenir  cette  opinion, 
pour  laquelle  il  s'était  trop  pressé  de  prendre  parti,  on  a  le 
droit  d'appeler  de  ses  jugements  et  d'en  examiner  de  près  les 
motifs.  Il  admet  que  les  chartes  où  saint  Louis,  en  considéra- 
tion de  sa  naissance  à  la  Neuville,  accordait  aux  habitants  une 
exemption  d'impôts,  ont  péri  malheureusement  dans  le  siège 
qui  fut  soutenu  au  commencement  du  règne  de  Henri  IV; 
suais  il  v  a  plusieurs  motifs  de  rejeter  cette  hypothèse.  On  peut 
se  demander  d'abord  comment,  les  lettres  de  saint  Louis  péris- 
sant dans  ce  siège,  celles  de  Louis  XI  ont  pu  se  conserver.  On 
s'explique  plus  difficilement  encore  pourquoi  les  chartes  de 
saint  Louis,  existant  jusqu'à  la  fin  du  xvie  siècle,  n'ont  pas 
été  vidimées,  ou  au  moins  alléguées  plutôt  qu'un  simple  ouï- 
dire,  dans  les  actes  où  Louis  XI  relate  la  naissance  de  son  il- 
lustre prédécesseur  à  la  Neuville.  Enfin  on  ne  comprend  pas 
pourquoi  elles  n'ont  pas  été  transcrites  dans  ce  cartulaire  que 
l'abbé  Lebeuf  a  vu  à  la  Bibliothèque  du  roi,  et  qui  s'y  conserve 
encore  sous  le  n°4663  du  fonds  français.  J'y  ai  bien  trouvé 
deux  chartes  de  saint  Louis  concernant  la  Neuville-en-Hez, 
mais  ce  sont  des  confirmations  de  dons  faits,  avant  sa  nais- 
sance, au  chapelain  du  château  et  au  prêtre  de  la  paroisse  '. 
Faut-il  croire  que  les  chartes  qui  intéressaient  le  plus  les  ha- 
bitants de  la  Neuville  soient  précisément  celles  qui,  par  une 

1   Fol.  g3  et  i)5. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       199 

malheureuse  coïncidence,  ont  péri  dans  le  siège  du  château 
après  avoir  été  oubliées  par  le  rédacteur  du  cartulaire?  C'est  là 
une  concession  qu'on  peut  sans  scrupule  refuser  à  l'abbé 
Lebeuf,  parce  qu'on  est  assuré  qu'il  ne  l'aurait  pas  faite  au 
Père  Texte. 

Je  ne  lui  accorderai  pas  davantage  que  les  mots  oriundus  et 
origo  doivent  s'expliquer  autrement  qu'on  ne  les  comprenait 
dans  tous  les  autres  textes  du  temps.  Aux  nombreux  exemples 
cités  dans  le  Mercure  de  France ,  j'en  ajouterai  un  seul,  tiré 
du  Continuateur  de  Guillaume  de  Nangis,  qui  raconte  que 
Philippe  le  Bel,  atteint  de  sa  dernière  maladie,  se  fit  transpor- 
ter à  Fontainebleau,  où  il  était  né.  Comment  exprime-t-il  cette 
pensée?  «  Tandem  a  suis  apud  Fontem  Bliaudi,  unde  et  oriun- 
«  dus,  se  cleferri  praecepit 1.  »  Le  Continuateur  de  Gérard  de  Fra- 
chet  dit,  dans  le  passage  correspondant,  unclefuerat  oriundus2, 
et  Jean  de  Saint-Victor,  ubi  natus  fuerat 3.  Donc  le  texte  déjà 
cité  par  Guillaume  de  Chartres  (de  Carnotensi  diocesi  oriundus) 
signifie  que  saint  Louis  naquit  dans  le  diocèse  de  Chartres, 
c'est-à-dire  à  Poissy  ;  donc  le  lieu  de  son  origine  clans  la  charte 
de  Philippe  le  Bel  signifie  le  lieu  de  sa  naissance.  Donc  enfin, 
lorsque  le  propre  fils  de  saint  Louis,  Robert,  comte  de  Cler- 
mont  et  sire  de  Bourbon,  constituant  une  dot  à  sa  fille  Marie, 
religieuse  à  Poissy,  déclare,  dans  une  charte  authentique  du 
mois  d'août  1299,  que  ce  monastère  a  été  fondé  par  Philippe 
le  Bel  pour  honorer  la  mémoire  du  saint  confesseur,  originaire 
de  ce  lieu  (apud Poissiacum  ubi  Christi  conf essor  extitit  oriundus) , 
il  faut  bien  admettre  avec  M.  Huillard-Bréholles,  qui  a  fait 
valoir,  le  premier,  ce  texte  important,  que  Piobert  de  Cler- 
mont  désignait  par  là  d'une  manière  incontestable  le  lieu  où 

1  Hist.  de  France,  tome  XX,  p.  611,  e.  —  2  lbid.  tome  XXI,  p.  kl ,  à.  —  3  Ihid. 
p.  65g,/ 


200  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

il  savait  pertinemment  que  son  père  était  né1.  Que  peuvent 
contre  de  pareils  textes  les  lettres  patentes  de  Louis  XI  disant 
qu'on  lui  a  affirmé  que  saint  Louis  naquit  à  la  Neuville?  Un  ouï- 
dire  recueilli  en  i468  doit-il  obtenir  plus  de  créance  que  le 
témoignage  des  contemporains? 

Mais,  dira-t-on,  puisque  l'abbé  Lebeuf,  à  tort  ou  à  raison, 
attachait  un  autre  sens  aux  mots  oriundus  et  oricjo ,  il  vaudrait 
mieux  lui  opposer  un  texte  qui  dise  expressément  que  saint 
Louis  naquit,  à  Poissy.  Ce  texte  existe,  et  il  est  assez  clair  pour 
justifier  la  liberté  que  j'ai  prise  de  combattre  les  opinions  d'un 
savant  qu'on  trouve  si  rarement  en  défaut.  Jean  de  Saint-Vic- 
tor, qui  écrivait  sous  le  règne  de  Philippe  le  Bel,  parle  en  ces 
termes  de  la  construction  du  monastère  de  Poissy  commencée 
par  ce  prince  en  1298  :  «  Tune  Philippus,  rex  Francorum,  in 
«  honore  saneti  prsedicti  Ludovici,  avi  sui,  fecit  apud  Possiacum, 
«  ubi  idem  sanctusLudovicus  natus  fuerat,  aedificari  monaste- 
«  rium  egregium  et  famosum  multis  sumptibus  et  opère  labo- 


1  Bulletin  de  la  Société  des  Antiquaires 
de  France,  lx'  trim.  i85q,  p.  176.  Le 
même  savant  lire  de  cel  acte  une  autre 
conclusion,  c'est  que  ia  fondation  du 
prieuré  de  Poissy  ne  peut  se  reculer  jus- 
qu'en i3o/i,  puisque  dès  1299  on  y  ad- 
mettait des  religieuses.  11  a  bien  voulu 
m'indiquer,  à  l'appui  du  même  fait,  une 
pièce  des  Olim  (t.  II,  p.  M7),  constatant 
que ,  le  2 1  décembre  )  3oo ,  Philippe  le  Bel 
accordait  au  prieur  de  Sainl-Germain-en- 
Laye  un  dédommagement  pour  une  di- 
minution de  dîme  causée  par  la  fondation 
récente  du  monastère  de  Poissy.  J  ai  donc 
été  induit  en  erreur  quand  j'ai  pris  à  la 
lettre,  dans  la  chai  te  de  i3o4,  lemotjfan- 
dare,  qui  doit  s'entendre  seulement  de  la 
dotation  plus  ample  et  de  l'organisation 


définitive  d'une  maison  existant  déjà  de- 
puis quelques  années.  (Voyez  Histor.  de 
France,  t.  XXI,  p.  635,  n.  8,  et  972.)  Il  y 
a  d'autres  exemples  de  chartes  du  même 
genre  qui  se  sont  conservées,  comme 
chartes  de  fondation ,  dans  les  archives  des 
établissements  dont  elles  avaient  seule- 
ment accru  les  revenus.  On  peut  s'expli- 
quer toutefois  que  l'année  i3o/t  ait  été  con- 
sidérée comme  celle  de  la  fondation  du 
monastère  de  Poissy.  En  effet,  il  résulte 
d'une  chronique  publiée  au  tome  VI  de 
VAmplissima  collectio  (p.  543)  qu'en  i3o4 
seulement  on  nomma  le  premier  prieur 
de  l'établissement,  où  l'on  venait  pour  la 
piemière  fois  d'amener  el  d'enfermer  des 
sœurs  prises  dans  les  autres  monastères 
de  l'ordre. 


DATE  ET  LIEU  DE  NAISSANCE  DE  SAINT  LOUIS.       201 

«  rioso,  ibidem  que  posuit  sorores  de  ordine  Praedicatorum  '.  » 
Jean  de  Saint-Victor  confirme  donc  en  termes  non  équivo- 
ques ce  que  Bernard  Guidonis  a  dit  dans  sa  Notice  sur  l'état 
de  son  ordre  en  i3o3,  et  ce  qu'il  a  répété  plus  tard  dans  un 
autre  opuscule  qui  aurait  pu  être  cité  pour  éclairer  cette  dis- 
cussion. En  dédaignant  ce  témoignage,  l'abbé  Lebeuf  oubliait 
que,  si  les  chroniqueurs  du  moyen  âge  manquent  souvent  de 
discernement,  il  en  est  du  moins  qui  se  recommandent  par 
l'exactitude  et  le  désintéressement,  qualités  clignes  d'estime, 
qui  conduisent  presque  toujours  à  la  vérité,  et  sans  lesquelles 
les  plus  savants  tomberaient  nécessairement  dans  l'erreur. 
C'est  ce  qui  est  arrivé  à  l'abbé  Lebeuf  dans  cette  controverse 
où,  contre  son  habitude,  il  a  si  mal  employé  les  ressources 
de  sa  dialectique  et  de  son  érudition. 

Il  est  cependant  une  objection  qu'il  était  autorisé  à  faire,  et 
à  laquelle  je  dois  répondre  en  terminant.  «  Je  veux  pour  un 
«  moment,  disait-il 2,  que  Guidonis  soit  un  bon  auteur.  Il  a 
«  écrit  une  Vie  de  saint  Louis,  pourquoi  ne  dit-il  pas  dans  cette 
«  vie  que  ce  saint  est  né  à  Poissy?  »  C'est  parce  que  cette  vie,  la 
seule  qui  ait  attiré  l'attention  de  l'abbé  Lebeuf,  fait  partie  de 
la  chronique  principale  où,  selon  la  remarque  judicieuse 
de  Bréquigny3,  Bernard  Guidonis  a  copié  jusqu'en  1277 
Martin  Polonais.  Au  contraire,  il  avait  pu  se  procurer  d'autres 
renseignements  quand  il  rédigeait,  en  i3o3,  sa  Notice  sur 
l'ordre  de  Saint-Dominique.  Ayant  à  parler  de  la  fondation 
récente  du  monastère  de  Poissy,  il  avait  dû  naturellement  re- 
cueillir quelques  détails  de  plus  sur  la  personne  de  saint  Louis. 
Après  les  avoir  relatés  dans  cette  Notice,  il  les  a  de  nouveau 
mis  en  œuvre  dans  la  courte  composition  que  j'ai  citée  plus 

1   Hisl.  de  France,  t.  XXI,  p.  635,  e.  —  "  Mercure  d'août  1738,  p.  17^9.  —  *  No- 
lices  des  manuscrits ,  t.  II,  p.  17. 

tome  xxvi,  1™  partie.  26 


202  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

haut,  et  qu'il  a  insérée  dans  la  quatrième  partie  de  son  Spécu- 
lum sanctorale  sous  le  titre  de  Brevis  chronica  de  progressu  temporis 
sancti  Ludovici.  Or  cette  portion  du  Spéculum  sanctorale,  qui 
remplit  le  manuscrit  latin  54o6,  n'a  été  achevée  qu'en  i32Q, 
comme  le  prouvent  les  remercîments  adressés  à  l'auteur,  le 
2  i  juillet,  parle  pape  Jean  XXII,  pour  l'exemplaire  qu'il  venait 
de  recevoir1.  On  sait  d'ailleurs  que  Bernard  Guidonis  avait  été 
chargé,  dix  ans  auparavant2,  de  négocier  la  paix  entre  la 
France  et  la  Flandre;  il  avait  donc  été  en  position  d'obtenir, 
et  à  la  cour  de  Philippe  le  Long ,  et  au  monastère  de  Poissy , 
les  détails  les  plus  exacts  sur  tout  ce  qui  se  rattache  à  la  nais- 
sance de  saint  Louis.  Voilà  pourquoi  j'ai  attaché  une  impor- 
tance toute  particulière  à  son  témoignage;  c'est  encore  ce  qui 
m'engage  à  citer  comme  dernière  preuve  et  comme  résumé 
de  ce  mémoire  le  début  de  l'opuscule  inédit  où  il  a  pu  consigner 
le  résultat  de  ses  plus  sûres  informations. 

«  Beatus  Ludovicus,  rex  Francorum  illustris,  hujus  nomi- 
«  nisIXus,  alterius  Ludovici  régis,  viri  justi,  et  regin;t' Blanchae 
«  nomine  filius,  natus  fuit,  in  gaudium,  homo  in  mundo  apud 
«Pissiacum,  in  festo  sancti  Marchi,  anno  Domini  m°cc°xiiii0.  » 
(Ms.  lat.  54o6,  fol.  i553.) 

1  Fol.  i  du  ms.  54o6.  par  M.Huillard-Bréholles  dans  un  mande- 

2  Hist.  de  France,  t.  XXI ,  p.  730,  n.  3.  ment  de  la  Chambre  des  comptes ,  adressé , 

3  Puisque  ce  mémoire  est  destiné  à  lu  3i  août  1697 ,  au  vicomte  d'Orbec , 
déterminer  avec  plus  d'exactiludequelques  et  portant  que  Jourdain  Dujardin,  hérilier 
détails  qui  se  rattachent  à  la  naissance  de  de  Marie  la  Picarde,  nourrice  de  saint 
saint  Louis,  il  ne  sera  pas  hors  de  propos  Louis,  jouira  de  la  sergenterie  de  Cham- 
de  faire  connaître  ici  le  nom  de  sa  nour-  brois  donnée  à  ladite  Marie  et  à  ses  héri- 
rice.  Celte  particularité  a   été  découverte  tiers. (Archives  de  l'Empire,  R.  54,  n*  4a  ) 


MÉMOIRE 

SUR  LA  CHRONOLOGIE 
DE    LA   VIE   DU  RHÉTEUR  jELIUS  ARISTIDE, 

PAR    M.    W.    H.  WADD1NGTON. 


Les  œuvres  du  rhéteur  Aristide  sont  peu  lues  de  nos  jours,    Pemière  lecture. 


et  ce  n'est  que  justice  :  en  effet,  bien  quelles  aient  excité  à  un 
haut  degré  l'admiration  des  contemporains,  pour  nous  leur 
valeur  littéraire  est  presque  nulle;  la  lecture  en  est  souvent 
fastidieuse,  et  le  style  de  l'auteur  est  entaché  de  deux  grands 
défauts,  qui  caractérisent  les  écrivains  de  la  décadence,  la  né- 
gligence dans  la  forme  et  le  manque  de  nettelé  dans  l'expres- 
sion. La  plupart  de  ces  œuvres  sont  de  froides  déclamations 
sur  des  sujets  empruntés  à  l'histoire  et  à  la  mythologie  de  la 
Grèce,  ou  de  pâles  imitations  des  chefs-d'œuvre  de  la  littéra- 
ture ancienne.  Ainsi  Aristide  a  écrit  l'éloge  des  principales  di- 
vinités de  l'Olympe,  de  Jupiter,  de  Minerve,  de  Bacchus,  et 
toute  une  série  de  discours  qu'il  suppose  avoir  été  prononcés 
devant  une  assemblée  athénienne  après  la  bataille  de  Leuctres; 
il  y  en  a  deux  en  faveur  des  Lacédémoniens,  deux  en  faveur 
des  Thébains,  et  un  cinquième  destiné  à  prouver  que  l'intérêt. 
d'Athènes  consiste  à  ne  secourir  ni  les  uns  ni  les  autres.  Enfin 
le  rhéteur  asiatique  a  eu  la  prétention  de  dire  mieux  et  de 
trouver  de  meilleurs  arguments  que  les  grands  orateurs  athé- 

36. 


19,56  janvier, 
2  et  9  février-. 

2'  'lecture, 

16,  23,  28  ma;s 

1866. 


204  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

niens;  il  n'a  pas  craint  de  composer  un  Panathénaïque  après 
celui  d  Isocrate,  ni  de  refaire  à  sa  façon  la  réplique  de  Démos- 
thène  à  Leptine.  Toutefois,  de  son  temps,  on  le  jugeait  moins 
sévèrement;  il  fut  un  maître  écouté,  la  foule  se  pressait  pour 
l'entendre,  et  il  se  faisait  prier  avant  de  consentir  à  déclamer 
devant  l'empereur  Marc-Aurèle;  non-seulement  on  lisait  ses 
écrits,  mais  ils  furent  étudiés  et  commentés  par  les  gram- 
mairiens, qui  commençaient  dès  lors  à  négliger  les  grands 
modèles.  Les  amis  d'Aristide  le  comparaient  naïvement  à  Dé- 
mosthène,  et  lui-même  prenait  le  compliment  au  sérieux; 
comme  tout  grand  homme,  il  eut  des  jaloux  et  des  détracteurs; 
on  a  quelque  peine  à  le  croire  aujourd'hui. 

A  côté  de  ces  fades  compositions,  il  s'en  trouve  quelques- 
unes  qui,  sans  avoir  plus  de  mérite  littéraire,  présentent  néan- 
moins un  intérêt  réel,  et  contiennent  de  précieux  rensei- 
gnements pour  l'histoire,  la  géographie  et  les  institutions  de 
la  province  d'Asie,  et  surtout  pour  les  mœurs  du  temps.  La 
plus  importante  est  une  sorte  de  journal  ou  d'autobiographie, 
où  Aristide  a  consigné  toutes  les  péripéties  d'une  longue  ma- 
ladie dont  il  souffrit  pendant  dix-sept  ans;  il  y  raconte  les 
remèdes  qu'il  employait,  le  régime  qu'il  suivait,  il  s'étend  avec 
complaisance  sur  les  marques  de  distinction  qu'il  reçut  en 
plusieurs  circonstances  des  proconsuls  d'Asie,  et  il  rapporte 
tout,  remèdes,  guérisons,  honneurs,  et  jusqu'aux  moindres 
incidents  de  sa  vie,  à  l'intervention  directe  du  dieu  Esculape; 
c'est  même  cette  action  constante  de  la  divinité  qui  constitue 
le  lien  entre  les  différentes  portions  du  récit,  d'ailleurs  fort 
embrouillé,  de  l'auteur,  et  c'est  de  là  que  vient  le  titre  de  Dis- 
cours Sacrés  (Aôyoi  iepol)  qu'il  lui  a  donné. 

Aristide,  quoique  contemporain  et  compatriote  de  Galien, 
ne  mentionne  pas  une  seule  fois  l'illustre  médecin  de  Pergame: 


VIE  DU  RHETEUR  ,EL1US  ARISTIDE.  205 

il  est  vrai  qu'il  était  déjà  guéri  à  l'époque  où  Galien  vint  s'ins- 
taller dans  cette  ville  comme  médecin  de  l'école  des  gladia- 
teurs; mais  comme  son  récit  ne  fut  écrit  que  longtemps  après, 
et  lorsque  Galien  était  déjà  célèbre,  on  s'étonne  de  n'y  trouver 
aucune  allusion  à  une  des  gloires  de  sa  province  auxquelles 
il  devait  être  le  plus  sensible.  Ce  silence  peut  cependant  s'ex- 
pliquer :  Aristide  croyait  peu  aux  médecins,  et  il  n'en  parle  gé- 
néralement que  pour  constater  leur  impuissance;  mais  en 
revanche  il  avait  une  foi  aveugle  dans  l'intervention  directe 
d'Esculape,  qui  par  la  voie  des  songes  lui  manifestait  sa  vo- 
lonté, lui  imposait  un  régime,  ou  lui  dictait  des  ordonnances. 
Galien  lui-même,  ce  profond  observateur,  ce  savant  si  supé- 
rieur à  ses  contemporains,  n'était  pas  à  l'abri  des  superstitions 
de  son  temps;  lui  aussi  croyait  en  Esculape,  et  plus  d'une  fois 
il  raconte  les  songes  où  le  dieu  de  la  médecine  lui  révéla  ses 
secrets.  D'ailleurs  la  superstition  poussée  jusqu'à  ses  dernières 
limites  est  un  des  caractères  du  siècle  des  Antonins  et  de  cette 
société  prospère,  oisive  et  bien  administrée,  au  sein  de  laquelle 
vivait  Aristide.  Qui  ne  connaît  la  plaisante  histoire  d'Alexandre, 
l'imposteur  paphlagonien,  et  de  sa  dupe  le  consul  Rutilianus, 
l'un  des  premiers  personnages  de  son  temps,  tous  les  deux  si 
vertement  flagellés  par  Lucien?  A  côté  de  Rutilianus,  Aristide 
est  presque  un  esprit  fort. 

On  peut  s'étonner  aussi  de  ne  pas  trouver  dans  les  écrits 
d'Aristide  la  moindre  allusion  aux  chrétiens,  tandis  que  Lucien 
se  montre  fort  au  courant  de  leurs  doctrines,  et  que  Galien  fait 
l'éloge  de  leurs  vertus  et  de  la  pureté  de  leurs  mœurs.  Et  ce- 
pendant Aristide  ne  pouvait  ignorer  leur  existence;  il  résidait 
à  Pergame  ou  à  Smyrne,  lors  delà  persécution  où  périt Poly- 
carpe,  le  saint  évêque  de  Smyrne,  l'une  des  plus  pures  et  des 
plus  vénérables  figures  des  premiers  temps  du  christianisme. 


206  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Nous  ne  savons  s'il  assista  au  supplice  du  martyr,  et  sans  doute 
il  était  trop  homme  du  monde  pour  partager  les  passions 
féroces  de  la  populace;  mais  assurément  il  était  de  l'avis 
de  ceux  qui  criaient  devant  le  proconsul  :  «  Voilà  l'ennemi 
de  nos  dieux,  celui  qui  enseigne  qu'il  ne  faut  ni  leur  offrir 
des  sacrifices,  ni  se  prosterner  devant  eux.  »  Fervent  ado- 
rateur d'Esculape,  minutieux  observateur  des  pratiques  les 
plus  ridicules  du  paganisme,  il  ne  pouvait  voir  sans  inquié- 
tude l'importance  toujours  croissante  d'une  secte  ennemie;  il 
était  d'ailleurs  bien  vu  de  l'empereur,  et  l'ami  des  grands  de 
son  pays;  il  était  un  des  heureux  de  son  temps,  peu  enclin 
à  écouter  les  novateurs,  et  dès  lors  les  doctrines  chrétiennes 
devaient  trouver  en  lui  un  adversaire  décidé. 

Par  un  singulier  retour  des  choses  d'ici-bas,  c'est  précisé- 
ment parce  que  les  œuvres  d'Aristide  contiennent  des  indica- 
tions chronologiques,  pouvant  servir  à  déterminer  la  date  du 
martyre  de  Polycarpe,  que  la  critique  moderne  leur  a  accordé 
une  attention  sérieuse,  et  les  a  tirées  de  l'oubli  auquel  elles 
semblaient  condamnées.  En  effet,  dans  le  journal  de  sa  mala- 
die, le  rhéteur  mentionne  plusieurs  proconsuls  d'Asie,  avec 
qui  il  fut  en  relations,  et  entre  autres  Quadratus,  celui-là 
même  qui  présida  au  supj)lice  de  l'évêque  de  Smyrnc. 

Au  commencement  du  siècle  dernier,  le  savant  Masson , 
dans  un  mémoire1. intitulé  Collecianea  historien  ad  vitam  Aris- 
ticlis,  rassembla  tous  les  passages  des  auteurs  anciens  relatifs 
à  Aristide,  ainsi  que  les  données  chronologiques  répandues 
dans  ses  ouvrages;  il  étudia  surtout  avec  un  soin  minutieux  ses 
Discours  Sacrés  et  s'appliqua  à  classer  par  ordre  de  date  les 

1   Ce  mémoire  est  imprimé  à  la  suile         édilion  que  nous  citons  toujours  dans  le 
du  texte,  dans  l'édition  d'Aristide  donnée         cours  de  ce  travail, 
par  Dindorf.  Ce  sont  les  pages  de.  celte 


VIE  DU  RHÉTEUR  /EL1US  ARISTIDE.  207 

nombreux  incidents  qui  se  rattachent  à  sa  longue  maladie.  Ce 
travail,  indispensable  à  celui  qui  veut  étudier  les  oeuvres  d'A- 
ristide, est  en  général  bien  fait;  mais,  du  temps  de  Masson,  les 
fastes  consulaires  du  second  siècle  étaient  fort  imparfaitement 
connus,  et  on  ignorait  complètement  les  règles  qui  présidaient 
à  l'avancement  des  fonctionnaires  romains  sous  l'empire.  De 
plus,  le  savant  anglais  n'avait  qu'un  seul  point  d'attache  pour 
relier  la  vie  d'Aristide  à  la  chronologie  générale,  c'était  l'année 
de  la  mort  de  Polycarpe,  telle  qu'elle  est  donnée  par  Eusèbe. 
Préoccupé  de  cette  date  capitale,  il  a  youIu  tout  faire  rentrer 
dans  les  limites  qu'elle  lui  imposait,  et  il  s'est  heurté  contre 
des  difficultés  qu'il  ne  s'était  pas  entièrement  dissimulées, 
mais  qu'il  a  traitées  trop  légèrement.  Depuis  lors  les  décou- 
vertes épigraphiques  ont  modifié  les  éléments  du  problème; 
on  a  trouvé  des  inscriptions  concernant  les  personnages  men- 
tionnés par  Aristide,  on  a  reconstruit  en  partie  les  fastes  con- 
sulaires de  l'époque  impériale,  et  on  s'est  convaincu  de  plus 
en  plus  que  la  date  assignée  par  Eusèbe  au  martyre  de  Poly- 
carpe était  erronée.  Avec  elle  tombait  tout  le  système  de 
Masson. 

C'est  Letronne  qui  le  premier  fut  frappé  des  difficultés  qu'il 
soulevait,  et,  se  fondant  sur  une  inscription  découverte  en 
Egypte,  il  montra  que  la  date  delà  naissance  d'Aristide  devait 
être  reculée  de  douze  ans.  Plus  tard  Borghesi,  dans  son  mé- 
moire sur  Burbuleius,  adopta  les  conclusions  de  Letronne  et 
les  fortifia  par  de  nouvelles  considérations,  tirées  des  règles 
d'avancement  en  vigueur  au  siècle  des  Anlonins,  règles  dont 
lui-même  aie  premier  déterminé  les  bases.  Toutefois,  ni  Le- 
tronne ni  Borghesi  n'ont  soumis  à  un  examen  approfondi  la 
chronologie  de  la  vie  d'Aristide;  ces  deux  savants  illustres  n'ont 
fait  qu'effleurer  le  sujet,  et  en  ont  signalé  les  difficultés  sans 


208  MEMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

chercher  à  les  résoudre.  C'est  cette  lacune  que  je  voudrais  rem- 
plir aujourd'hui,  et,  grâce  à  quelques  nouveaux  documents 
récemment  découverts ,  j'espère  pouvoir  démontrer  que  le  sys- 
tème proposé  par  Letronne  est  le  seul  véritable;  je  traiterai 
ensuite  de  quelques  faits  mentionnés  incidemment  par  Aris- 
tide, et  qui  appartiennent  à  l'histoire  générale  de  son  temps. 


PROCONSULAT  DE  JULIANUS. 


A  la  fin  du  quatrième  Discours  Sacré,  après  avoir  raconté 
les  démêlés  qu'il  eut  avec  les  proconsuls  Pollio  et  Severus, 
Aristide  termine  par  le  récit  d'un  service  que  lui  rendit  le 
proconsul  Julianus,  avant  que  toutes  ces  autres  affaires  eussent 
eu  lieu1.  Il  était  à  cette  époque  à  Pergame,  malade  et  respirant 
avec  difficulté2,  et  il  n'y  avait  pas  très-longtemps  qu'il  était  re- 
venu de  ses  grands  voyages;  car  il  réclamait  l'intervention  du 
proconsul  pour  qu'il  lui  assurât  la  paisible  possession  du  domaine 
de  Lanion,  que  ses  parents  avaient  acheté  pour  lui  pendant 
son  séjour  en  Egypte,  et  dont  la  propriété  lui  était  disputée 
par  des  paysans  mysiens.  Un  songe  qu'il  eut  alors  nous  ramène 
également  aux  premières  années  qui  suivirent  son  retour  dans 
sa  patrie;  l'empereur  Hadrien  lui  apparut,  et  il  rêva  qu'il  lui 
était  présenté,  que  le  prince  le  traitait  avec  distinction  et  lui 
donnait  de  grandes  espérances3;  c'est  la  seule  fois  qu'il  est 
question  d'Hadrien  dans  les  œuvres  d'Arislide. 

1   P.  532.  OfioiovSs  tovtù)  xai  tô  -arpaj-  toû  ispod,  ^epiéituv  ri  fie  apn  yvd}pip.ov 

rov  ànâvzwv  tovtwv  ysvop.svov.  aÙT<£>  yeyovôta  xai  inrotidsis  èXnfàxs  p.eyi- 

-  Ibid.  AyyeXôémoûv  Se  torj-vwv  eis  Ifép-  Xas.  Le  mot  àpri  montre  qu'Aristide  n'a- 

yafiov  eiypv  pèv  ovtcos  tô  crâfia  &a1e  âva-  vait  pas  été  présenté  à  Hadrien  de  son 


TVVSIV 


(lôhs.  vivant,    et  qu'Antonin   était   déjà   surv  le 

Ibid.  Kcti  tô  dxpOTeAeÛTioi'  tûv  ovsi-         trône   lorsque  notre   auteur  était  allé   à 
pâjœv  ÀSpiavôs  ))i>  o  aÙTOxpârcop  iv  -n)  aiiXr)         Home. 


VIE  DU  RHÉTEUR  ^LIUS  ARISTIDE.  209 

Les  détails  qu'il  donne  au  sujet  de  sa  santé  se  rapportent  à 
la  deuxième  année  de  sa  maladie.  En  effet,  dans  le  second 
Discours,  il  se  plaint  de  l'espèce  d'asthme  dont  il  souffrait 
après  son  retour  d'Italie1,  et  il  nous  apprend  qu'au  bout  d'un 
an  et  de  quelques  mois  après  le  commencement  de  sa  maladie, 
au  printemps  de  la  seconde  année,  et  à  la  suite  d'un  court  sé- 
jour à  Smyrne,  il  alla  s'établir  à  Pergame2.  Dans  un  autre 
passage  il  rapporte  que,  quelque  temps  après  son  établisse- 
ment à  Pergame,  Esculape  lui  ordonna  de  reprendre  ses  occu- 
pations littéraires  et  de  prononcer  de  nouveau  des  discours 
en  public;  et  ensuite  il  raconte  comment  il  obéit  à  l'injonction 
divine3.  Il  est  évident  que  la  reprise  des  discours  publics  ne 
pouvait  avoir  lieu  qu'après  que  la  difficulté  de  respirer  fut 
passée,  et  il  en  résulte  que  l'entrevue  avec  Julianus  doit  se 
placer  vers  le  commencement  du  séjour  d'Aristide  à  Pergame, 
c'est-à-dire  dans  le  courant  de  la  seconde  année  de  sa  maladie. 

Ce  point  établi,  nous  allons  déterminer  la  date  du  procon- 
sulat de  Julianus.  Elle  nous  sera  fournie  par  une  inscription 
inédite  qui  m'a  été  communiquée  par  M.  Wood,  architecte 
anglais,  et  qui  a  été  trouvée  récemment  dans  le  cours  des 
fouilles  qu'il  a  fait  exécuter  sur  l'emplacement  d'Ephèse.  En 
voici  le  texte  avec  les  restitutions  que  permet  l'état  mutilé  du 
monument  : 


1  P.  466.  XaÀe7JW<rroi>  l'an âvrcov  On 
tov  •cri'SÛfzaTO»  àmsmxXsip.iiv ,  xai  fiera 
■SToXXijs  t>;î  -ûTpayftaTEia»  xai  ÙTïtaTias  p.o- 
Xis  iv  ©ors  àvénvevcrct  fiiziœs  nai  âya-jïrj- 

T&S. 

3  P.  483.  Kai  -w0LpeX66v7os  èviatiToO  xaï 
fiip'àiv  sttj  Tr/r  èv  ïlspyà>ii>>  KaOélpav  ijXdo- 
fiev.  Pour  saisir  l'enchaînement  des  diffé- 
rents incidents,  il. faut  lire  les  pages  466- 
467  et  483. 

tome  xxvi,  1"  partie. 


3  IV,  p.  5o5.  Kadr}(j.évii)  hé  ftoi  r/Srç  èv 
Uepyip.ù}  xetTÙ  tj)v  xÀrço-i'i»  ts  nal  ixere/av 
ylyvsTai  isapà  toù  S-eoO  ■ttpàcrlayp.a.,  p.i) 
ispoXntsïv  tous  Xàyovs.  —  P.  507.  K.ai  fii- 
Jipov  ETno-^àv  Tjyùn>t£ô(U}v ,  xal  rà  Trjs  &X- 
A>;s  àvvtxueciis  rjv  oîa  S-sov  'BapaaxsvâZov- 
tos,  nui  ého^sv  b  toû  èviavTOv  %pôvos  où 
tjiwufjs,  âXX'  âamjcrsoûs  élvai.  —  Cf.  p.  467. 
Msrà  raûra  xXïî<jisxai  aÇn^is  âità  Sfivpvrçs 
sis  Uépytxpiov  fxsrà  -vijs  àyaOrjs  tû^j/j. 

27 


210  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 


a. 


AÙTOxpaT«u]p  Kaîjo-ajp,  S-[eoS  ÂSpiavo~\v 

vî6s,  B-eov  Tpa<']aro[£/  IIap6i](xo[{/  vlco^vés , 

Seov  Nspou'a  £lxyoi>[os,  TYtoj]  AÏXto[s  ASpt\a.vbs 

Kvtwvsîvos  2£ê]ao-7é[s,  dpy^ispsvs  (xéytcrlos,  <5jj]ftap- 

yjxijs  êÇoua-ias  t]o  tj,  a[ÔTOxpixTù)p  t]o  /S,  vTiaTOs  [to  <£, 

■crJaT^p  •5r[aTp<'<5bs,  É<p£o-<']aii'  toîTs  alp^ouo"*  x[a<  t^]  /SouXj?  xai  j  tsô 

(5»/f*w  ^Jai'psfii'.]  Tij»  (pfAoTifxi'ar  $[r]  <p«AoT<f*[sÎTa< 

•crpos  t!f*]âs  0[i/>/<5W]  Avtwvsïvos  sfiadov  ovy^  ovtoo[s  e]x 

TSMI  ÛfX£T£pO>[l>   ypaf/lf/OtTWl'   i)S   fX  TûW  [ex]£<VoU  '    (ZovkbfiE- 

ros  }àp  OTap'  e'^cC  Tvyeïv  (SonOet'as  leis  to\v  xôcrfxov  t2>v 
ipyuv  côv  vfxsïv  siznvy£t\ct.ro ,  èStjX^uaev  '6<m  xa]i  j/Xi'xa  o/- 
KoSofxrfixara  ■apoulîô^atv  t>ï  ,ssok\si,  àXk'  vy~\eïs  o[vx]  bp- 

dûs  àiroSêysaQs  aùrbv  '  xâyco  xai  au 

a  rj-rtfaiXT^o]  xai  àTisSs^olpLrjv  ôt) [fftiJi'Tro- 

X?iTsvo(J.sveov  ipô-ïïov  ol  tov stv  yoi- 

pjiv  eîs  3-eas  xai  Siai'0[xàs  xai  t<x  vù\y 

.  .  v  (pi).[oTt(x]tav,  dÀÀà  Si'  où  •apbs  xo 

astv  tfiv  tsÔXiv  ?spoy'p[ina.t.  Ta  ypdfXfxaTa.  STrefiyév 

Io]u\tavbs  b  xpolriulos  àvB\iminos. 

b. 

AvTOxp(XTCo[p  Kaîa-ap ,  3-sov 
ASpiavov  vios ,  Bsov  T[païavoîJ 
ITap#<xoi;  vîtvvés ,  Ssov  [Nep- 
ova  ê'xyovos,  T[/tos  Ai'Xtos  AjSpiavbs 
AvTù)ve7vos  ~Esëaa[16s,  à]p%iepevs 
(Âsyto-l[os,  (Tjijf/ap^xrçfs  sçJouoYas  to 
ty,  aùtoxpâiu\j>  to  (3,  £i7raT0js  to  <î, 
waTijp  zsa.Tp\_iSoi ,  \L<pso-îojv  toïs 
àpyovo-t  xai  t»7  |3[otA>7  xai]  tô>  Sri^iu 
X<x{[petv]. 

El'^OTi   {JlOI    SrjAo[îjTS   TrjV  <plXJ0Tt\fXt0LV 

r)v  OùriSios  Avt[ci)vs7vos]  Ç>i\qti(â£Ï- 
tai  'zspbs  ù(j.Ss 


VIE  DU  RHETEUR  ^LIUS  ARISTIDE.  211 

L'inscription  contient  deux  lettres  adressées  par  l'empereur 
Antonin  aux  magistrats  d'Ephèse,  et  relatives  aux  édifices  pu- 
blics dont  un  certain  Vedius  Antoninus  voulait  doter  la  ville; 
elles  sont  datées  de  la  huitième  et  de  la  treizième  puissance  tri- 
bunicienne  d'Antonio,  c'est-à-dire  des  années  1 45  et  i5o,  et 
dans  la  première  il  est  fait  mention  du  proconsul  Julianus. 
Bien  que  le  texte  de  la  lettré  soit  très-endommagé1,  l'intitulé 
peut  être  restitué  avec  certitude;  car  les  chiffres  des  puissances 
tribuniciennes  sont  parfaitement  conservés,  ainsi  qu'on  peut 
s'en  assurer  en  examinant  l'estampage  que  j'ai  l'honneur  de 
soumettre  à  l'Académie.  Ainsi,  Julianus  était  proconsul  d'Asie 
pendant  la  huitième  puissance  tribunicienne  d'Antonin,  qui 
correspond  à  l'an  i45  (898  a.  U.  a). 

Mais  les  proconsuls  n'entraient  pas  en  fonctions  au  com- 
mencement de  l'année;  ils  partaient  de  Rome  au  printemps, 
et  débarquaient  à  Ephèse  vers  le  mois  de  mai;  ainsi,  l'année 
proconsulaire  s'étendait  sur  deux  années  juliennes  et  compre- 
nait environ  sept  mois  de  l'une  et  cinq  mois  de  l'autre.  Ou 
doit  donc  se  demander  si  Julianus  arriva  en  Asie  en  \kk  ou 
i45.  Il  nous  sera  facile  de  répondre  à  cette  question,  grâce  à 
une  médaille  d'Ephèse,  dont  voici  la  description  : 

OYHPOC-KAICAP[cD]AYCTei[N]ACe.   Têtes  affrontées  de 
Marc-Aurèle  et  de  Faustine;   celle  de  Marc-Aurèle  est 
nue  et  légèrement  barbue. 
m.  eni-[K]A-IOYAIANOY-ecDeCIQN.  Fleuve  couché2.  AE.  mo- 
dule 5. 

1  La   plaque  de  marbre   sur  laquelle  a  une  troisième  lettre  d'Antonin  sur  la 

était  gravée  l'inscription  est  brisée  en  un  même  plaque;  mais  elle  n'intéresse   pas 

grand  nombre  de  morceaux,  qui  n'ont  pas  notre  sujet. 

tous  été  retrouvés.  Les  fragments  décou-  2  Mionnet,  Ionie,  n°  3a  1.  La  pièce  est 

verts   sont  parfaitement   conservés.  Il   y  au  cabinet  de  France;  c'est  la  même  quia 

27. 


212  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Cette  pièce,  qui  offre  une  combinaison  de  têtes  fort  rare,  a 
été  frappée  à  l'occasion  du  mariage  de  Marc-Aurèle  et  de  Faus- 
tine.  En  effet,  ce  fut  après  la  naissance  de  son  premier  enfant 
que  Marc-Aurèle  reçut  la  puissance  tribunicienne1  ;  mais 
puisque  sa  trente-quatrième  puissance  tribunicienne  courait  à 
l'époque  de  sa  mort,  le  17  mars  180,  la  deuxième  avait  com- 
mencé le  1e1' janvier  î  4<S,  et  il  est  probable  qu'il  la  reçut  pour 
la  première  fois  le  ier  janvier  de  l'année  précédente,  en  même 
temps  qu'Antonin  entrait  dans  sa  dixième  puissance.  Dans  tous 
les  cas,  la  première  puissance  tribunicienne  de  Marc-Aurèle 
avait  commencé  avant  le  5  des  calendes  d'avril;  car  il  existe 
une  lettre  de  lui  portant  cette  date  et  adressée  à  une  corpora- 
tion de  Smyrne,  qui  lui  avait  fait  parvenir  ses  félicitations  à 
l'occasion  de  la  naissance  d'un  fds,  mort  presque  aussitôt;  et 
dans  cette  lettre,  les  titres  du  jeune  César  sont  :  tribunicia  po- 
testate,  cos.  II2.  Par  conséquent  son  mariage  avec  Faustine  eut 
lieu  en  1 46,  et  le  Julianus  de  la  médaille  était  proconsul 
cette  année  ;  c'esl  donc  en  1 1\  5  qu'il  était  venu  prendre  possession 
de  son  gouvernement.  De  plus,  comme  Julianus  dut  quitter 
sa  province  vers  le  mois  de  mai  1  46,  le  mariage  de  Marc-Au- 
rèle et  de  Faustine  est  antérieur  à  cette  date. 

Cette  inscription  de  Smyrne,  le  plus  ancien  monument  qui 
fasse  mention  du  mariage  de  Marc-Aurèle3,  nous  apprend  aussi 


été  vue  et  décrite  inexactement  par  Vail-  «  lia;c  (se.  secundum  consulatum)  Fausti- 
lanl  (Mionnet,  Ionie,  suppl.  n"  44a,)-  Ce  •  nam  duxit  uxorem;  et  suscepta  filia  tri- 
savant  a  lu  par  erreur  €111  '  CTPA  ■  IOY-  «  bunicia  potestate  donatus  esl.  »  —  Marc- 
AIANOY;  sur  les  monnaies  d'Éphèse,  l'é-  Aurèle  fut  cos.  II  en  i45- 
ponyme  local  est  toujours  le  ypafxf/arsûs  '  Corp.  inscr.  gr.  3176.  Cette  lettre 
ou  Yàpxiepevs,  jamais  le  ulpcnriyùi.  Je  montre  que  le  premier  enfant  de  Marc- 
n'ai  pas  rencontré  d'autre  exemplaire  de  Aurèle  fut  un  fds,  et  non  une  fille, 
cette  rare  médaille.  comme  le  dit  Capitolin. 

1   Capitolin,  M.    Aarel.  cap.  vi.   «  Post  3  II  existe  une  autre  inscription  datée 


VIE  DU  RHÉTEUR  /ELIUS  ARISTIDE.  213 

que  le  successeur  de  Julianus  fut  T.  Atilius  Maxirnus,  qui  gou- 
verna l'Asie  pendant  l'année  proconsulaire  1 4^6-1 4^7 . 

Le  consulat  de  Julianus  ne  figure  pas  dans  les  fastes;  il  fut 
donc  un  des  nombreux  consuls  suffecd  de  cette  époque,  et  tout 
ce  qu'on  peut  affirmer  sur  son  compte,  c'est  qu'il  fut  revêtu 
de  cette  dignité  sous  le  règne  d'Hadrien,  une  douzaine  d'an- 
nées avant  son  proconsulat  d'Asie.  Nous  aurions  voulu  déter- 
miner au  moins  à  quelle  famille  il  appartenait;  malheureuse- 
ment son  nomen  gentiliciam  manque  sur  le  marbre  d'Ephèse, 
fracturé  en  cet  endroit.  Sur  la  médaille  ce  nom  est  indiqué 
par  deux  lettres  dont  la  seconde  est  certainement  un  A;  mais 
la  première  est  entièrement  effacée;  il  peut  donc  avoir  été 
Claudius,  ou  Flavius ,  ou  Plotius.  Je  n'ai  pas  rencontré  de  Fla- 
vius Julianus  dans  les  monuments  du  temps  d'Hadrien  et 
d'Antonin.  H  y  a  un  Plotius  Julianus1  qui  fut  légat  de  la  cin- 
quième légion  macédonique  en  1  34;  mais  il  ne  pouvait  guère 
être  parvenu  au  proconsulat  d'Asie  en  1 45.  Quant  aux  Salvii 
Juliani ,  qui  florissaient  sous  le  règne  d'Antonin ,  ils  sont  ex- 
clus par  la  légende  de  la  médaille.  Notre  Julianus  appartenait 
donc  probablement  à  la  gens  Claudia,  et  effectivement  il  y  eut 
plusieurs  Claudii  Juliani  qui  remplirent  des  fonctions  impor- 
tantes sous  le  haut  Empire.  Tacite2  mentionne  un  personnage 
de  ce  nom  qui,  après  avoir  commandé  la  flotte  de  Misène,  et 
servi  sous  Vitellius,  quitta  le  parti  de  ce  dernier  pour  embras- 
ser celui  de  Vespasien,  et  fut  mis  à  mort  peu  de  temps  après. 
C'est  sans  doute  un  de  ses  descendants  qui  fut  préfet  de  l'an- 
none  sous  Hadrien3,  et  qui  était  contemporain  et  probablement 
parent  de  notre  proconsul.  Enfin  il  y  eut  un  autre  Claudius 

de    la    dixième    puissance   tribunicienne  '   L.  Renier,  Inscr.  de  Troësmis,  n"  10. 

d'Antonin  (1^7),  où  Faustine  est  appelée  -  Tac.  Hist.  III,  57,  76,  77. 

a  uxorM.  Aurelii  Caesaris  0  [Orelli,  n°865).  3  Fragm.  juris  antejustinianei,  S  235. 


214  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Julianus  dont  Fronton  parle  dans  ses  lettres,  et  qui  fut  consul 
snffectus  en  1 58;  il  devait  être  le  fils,  soit  du  préfet  de  l'annone, 
soit  du  proconsul. 

II. 

PROCONSULAT  DE   SEYERUS. 

Au  début  du  quatrième  Discours,  Aristide  raconte  une 
courte  excursion  qu'il  fit,  du  temple  de  Jupiter  Olympien,  au- 
près duquel  il  résidait  habituellement,  aux  bords  de  l'/Esèpe, 
pendant  la  dixième  année  de  sa  maladie,  un  peu  après  le  solstice 
d'hiver,  et  lorsque  Severus  était  proconsul  d'Asie1.  Puisque  la 
deuxième  année  de  la  maladie  correspond  au  proconsulat  de 
Julianus  et  à  l'année  proconsulaire  i45-i  46,  la  dixième  année 
de  la  maladie  et  le  gouvernement  de  Severus  correspondent 
nécessairement  à  l'année  proconsulaire  i53-i54. 

Masson,  dans  ses  Collectanea,  a  placé  à  l'année  168-169  ^a 
dixième  année  de  la  maladie  et  le  proconsulat  de  Severus,  et 
son  opinion  a  été  adoptée  par  Clinton.  Comme  tout  le  système 
du  savant  anglais  dépend  de  ce  synchronisme,  il  sera  néces- 
saire, avant  d'aller  plus  loin,  de  montrer  qu'il  ne  peut  se  con- 
cilier avec  le  texte  d'Aristide.  En  effet,  notre  auteur,  après  avoir 
exposé  la  première  phase  d'une  affaire  qu'il  eut  avec  Severus, 
à  l'époque  de  son  excursion,  s'exprime  en  ces  termes2:  «Et 
«j'étais  dans  une  grande  perplexité,  lorsque  peu  de  jours  après 
«  il  m'arriva  d'Italie  des  lettres  de  nos  princes,  de  l'empereur 
«lui-même  et  de  son  fils,  me  confirmant  l'immunité  (àreÀeta) 
«qui  m'avait  été  accordée,  pour  que  je  pusse  m'occuper  de 
«  mes  discours.  En  même  temps  j'en  reçus  d'autres  d'Héliodore, 
«qui  avait  été  préfet  d'Egypte,  les  unes  pour  moi,  les  autres 
«  adressées  au  proconsul  pour  me  recommander.  Ces  lettres  ho- 

1  P.  5o2,  5o5.—  '  P.  5a4. 


VIE  DU  RHÉTEUR  /ELIUS  ARISTIDE.  21b 

«  norables  et  flatteuses  pour  moi  avaient  été  écrites  bien  aupa- 
«  ravant;  mais  elles  arrivaient  à  point  nommé  pour  me  tirer 
«de  l'embarras  où  je  me  trouvais.  »  Selon  Masson,  les  lettres 
impériales  dont  il  est  ici  question,  et  qui  auraient  été  écrites 
au  plus  tard  au  milieu  de  Tan  1 68,  émanaient  de  l'empereur 
Marc-Aurèle  et  de  son  fils  Commode;  mais  cette  hypothèse 
soulève  deux  objections  capitales.  En  premier  lieu ,  Commode, 
né  le  3i  août  161,  avait  alors  à  peine  sept  ans,  et  ne  pouvait, 
à  aucun  titre,  signer  un  document  officiel;  en  second  lieu, 
L.  Verus,  le  collègue  de  Marc-Aurèle,  ne  mourut  qu'à  la  fin 
de  169.  Or  les  lettres  confirmaient  à  Aristide  l'immunité  de 
toute  charge  publique  qui  lui  avait  été  précédemment  accor- 
dée; elles  devaient  donc  avoir  une  forme  authentique  et  être 
expédiées  régulièrement  par  la  chancellerie  impériale  au  nom 
des  deux  empereurs  régnants,  Marc-Aurèle  et  L.  Verus,  comme 
le  sont  tous  les  diplômes  et  documents  analogues  de  cette 
époque.  Masson,  à  qui  cette  difficulté  n'avait  pas  échappé,  se 
retranche  derrière  la  date  du  proconsulat  de  Quadratus,  qu'il 
place  en  1 65,  qu'il  regarde  comme  certaine,  et  qui,  dans  son 
système,  doit  dominer  celle  du  gouvernement  de  Severus,  et 
il  suppose  une  négligence  de  langage  de  la  part  d'Aristide. 
Mais  il  est  difficile  d'admettre  une  pareille  négligence  chez 
un  auteur  comme  Aristide,  qui  écrivait  pour  ses  contempo- 
rains, et  qui  se  complaît  dans  le  récit  minutieux  des  honneurs 
qu'on  lui  rendait.  D'ailleurs,  il  ne  faut  point  oublier  que  le 
règne  simultané  des  fratres  augusti,  Marc-Aurèle  et  Verus,  était 
pour  les  contemporains  un  fait  immense  et  qui  produisit  une 
profonde  impression;  c'était  la  première  fois  que  l'empire  ro- 
main avait  en  même  temps  deux  maîtres,  et  le  partage  delà  sou- 
veraineté était  d'autant  plus  frappant  qu'il  avait  été  volontaire 
de  la  part  de  Marc-Aurèle. 


216  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

Enfin  le  système  de  Masson  soulève  une  autre  difficulté  non 
moins  grave,  mais  qu'il  ne  semble  pas  avoir  aperçue.  Aristide 
dit  dans  deux  passages  de  ses  Discours  qu'il  fut  atteint  de 
la  peste  et  qu'il  en  fut  guéri  par  l'intervention  d'Esculape  el  de 
Pallas;  dans  le  premier  passage,  il  place  cet  événement  long- 
temps après  son  voyage  aux  bords  de  l'yEsèpe1;  et,  dans  le  se- 
cond, il  en  parle  comme  ayant  eu  lieu  après  la  fin  de  sa  longue 
maladie,  qui  dura  en  tout  dix-sept  ans2.  Mais  cette  peste,  qui 
fut  un  des  principaux  événements  du  règne  de  Marc-Aurèle, 
est  mentionnée  par  plusieurs  auteurs.  Capitolin  dit  expressé- 
ment3 que  L  Verus  sembla  l'amener  avec  lui  dans  les  provinces 
qu'il  traversa  en  revenant  de  la  guerre  des  Parthes;  or  il  était 
de  retour  à  Piome  dès  le  commencement  de  1  66.  D'autres  au- 
teurs indiquent  l'année  167  ou  168  comme  celle  où  la  peste 
éclata  à  Rome;  aucun  ne  descend  aussi  bas  que  169,  et  il  est 
évident  que  le  fléau,  venu  de  la  Babylonie  et  marcbant  vers 
l'Occident,  sévissait  en  Asie  Mineure  avant  d'avoir  atteint  l'Ita- 
lie. Il  y  a  donc  ici  une  contradiction  flagrante  entre  la  chro- 
nologie générale  et  celle  qu'adopte  Masson;  et  puisque  l'appa- 
rition de  la  peste  en  Asie  Mineure  est  postérieure  de  plusieurs 
années  au  proconsulat  de  Severus,  ce  personnage  ne  peut 
avoir  exercé  sa  charge  en  169.  Examinons  maintenant  si  les 
indications  chronologiques  contenues  dans  le  texte  d'Aristide 
se  concilient  mieux  avec  l'année  1 53- 1 54,  à  laquelle  nous 
plaçons  le  gouvernement  de  Severus. 

Les  lettres  qui  arrivaient  si  à  propos  pour  Aristide  étaient 


'    P.  5o4-   Kai  %pôvois  S))  ïtalepov  r)  Xot-  ■sràrTas  a^ehàv  tous  ■npoar%o)povs.  Sur  la 

fjiùihjs  èxsivv]  ewiëy  vbaos.  TSpàppycris ,    ou    prédiction   relative  à  la 

2  P.  à~b.  ÀAX'  èttsiS))  ûteyéveTO  %pùvos  durée  de  la  maladie,  voyez  plus  loin,  au 

b  tTjs  -apopp->'jaeo)s,  avviSri  roiaSe.  Mixpov  chapitre  vu. 
Se  àvaXiJTpop.a.1.  Noo-os  xaréo-^s  Aoifi&>§>;s  3  Capitol.   Verus,  cap.  vnr. 


VIE  DU  RHETEUR  yELKJS  ARISTIDE.  217 

envoyées -crapà  fîctaîkéwv ,  tov  ts  avroxpdTopoç  clvtov  ncd  rov 
tsouSôs1.  Puisqu'il  ne  peut  être  question  de  Marc-Aurèle  et  de 
Commode,  il  faut  nécessairement  remonter  à  Antonio  le  Pieux 
et  son  fils  adoptif  Marc-Aurèle.  Ce  dernier  avait  épousé  Faus- 
tine  en  1 46,  et,  l'année  suivante,  Antonin  lui  conférait  la  puis- 
sance tribunicienne  et  l'associait  ainsi  au  gouvernement,  en  se 
réservant  toutefois  les  titres  d'auguste  et  de  grand-pontife.  De 
plus,  il  était  tout  naturel  qu'Antonin  et  Marc-Aurèle  portassent 
de  l'intérêt  à  Aristide;  car  il  leur  avait  été  présenté  lors  de  son 
voyage  à  Rome,  et  le  maître  d'Aristide,  le  sophiste  Alexandre 
de  Cotiaeum,  avait  été  un  des  précepteurs  de  Marc-Aurèle2. 
Dans  le  passage  que  nous  avons  cité,  Aristide  écrit  (SacrtAeW, 
en  ayant  soin  d'expliquer  qu'il  s'agit  de  l'empereur  et  de  son 
fils;  mais  dans  un  autre  passage3,  lorsqu'il  prononce  son 
discours  devant  Severus,  il  ne  dit  plus  j3acnÀeW,  mais  tw 
fîacri'keï,  parce  qu'Antonin  était  le  seul  Auguste,  celui  au  nom 
duquel  les  actes  publics  étaient  promulgués. 

Nous  avons  vu  qu'avec  les  lettres  impériales  Aristide  en  re- 
cevait d'autres  écrites  par  Héliodore,  qui  avait  été  préfet  d'E- 
gypte. Or  une  inscription  trouvée  en  Egypte ,  et  signalée  d'abord 
par  Letronne\  nous  apprend  que  ce  personnage  se  nommait 
Avidius  Heliodorus,  et  qu'il  gouvernait  l'Egypte  en  la  troi- 
sième année  d' Antonin,  à  la  date  du  1  2  août  14.0.  Dion  Cas- 
sius5,  qui  mentionne  également  la  préfecture  égyptienne 
d'Héliodore,  ajoute  qu'il  dut  son  élévation  à  ce  poste  important, 
comme  beaucoup  d'autres  fonctionnaires  de  cette  époque,  à 


1  P.  52^.  *  Recherches  sur  l'Egypte,  p.  2  53  sqq. 

2  Capitol.  M.  Aurel.  cap.  n. —  Aristid.  —  Corp.  inscr.  gr.  4o,55. 

p.  i48,  45i.  5  Dion,  LXXI,  22.  —  Èhohcbpov  nvàs 

P.  529.  Ùiroïôs  rts  àv  ehjv  -nrapà  t&>  âycacrj-vàis  es  ttjv  rrjs  Aîyvirlov  r/ysuoviav 

fiaaiXet.  si  èinretpîas  ptjToptKijs  irpo^&jprça-avTos. 
tome  xxvi,  irc  partie.  2 S 


218  lMÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

son  illustration  littéraire,  et  qu'il  était  le  père  du  célèbre  Avi- 
dius  Cassius  qui  se  révolta  en  Syrie  contre  Marc-Aurèle.  C'est 
aussi  sans  doute  le  même  Héliodore  qui  remplissait,  vers  l'an 
1 2  o,  les  fonctions  de  secrétaire  auprès  de  l'empereur  Hadrien  \ 
et  qui,  après  avoir  joui  de  toute  sa  confiance,  tomba  dans  une 
profonde  disgrâce2,  d'où  il  se  releva  sous  Antonin.  Nous  voilà 
bien  loin  de  l'année  169  et  du  système  de  Masson,  puisque 
Héliodore  était  préfet  d'Egypte  près  de  trente  ans  auparavant3. 
Il  est  clair  maintenant  que  la  date  que  nous  avons  assignée  au 
proconsnlat  de  Severus  s'accorde  parfaitement  avec  les  don- 
nées chronologiques  qui  résultent  du  texte  de  notre  auteur; 
il  nous  reste  à  chercher  qui  était  ce  Severus. 

Parmi  les  nombreux  consulaires  de  ce  nom  qui  vécurent 
vers  le  milieu  du  second  siècle,  on  n'en  connaît  qu'un  qui  fut 
proconsul  d'Asie  sous  le  règne  d' Antonin;  c'est  ce  Tiberius  Se- 
verus dont  le  cursus  honorum.  est  connu  en  entier,  grâce  à  deux 
belles  inscriptions  copiées  à  Ancyre  de  Galatie  par  le  voyageur 
anglais  Hamilton4.  Voici  le  texte  de  la  première  : 

Tt.  "Ssoviipov,  ftao-tXscov  xa\  TSTpapyûv  ànôyovov,  fiera  -ado-as  ràs  êv  iS>  sOvst 
(piXoTtixîtxs  xa.Ttna.yevi a  vivo  Seov  ASptavov  sis  tous  Srifxapx'^ovs,  -zsps.tjCsvo-a.vTa. 
êv  Aata.  se,  sTria-loXijs  xa)  xcoStxîXXwv  S-soiï  ASptavov,  rlys(i.6va  XsytcZvos  Teràp- 
777s  ^,xv6txijs  xa)  StoixrfaavTa  Ta  êv  ~2vpîa  -apdy  \xa^a,  nvîxa  HovSXixtos  Map- 
xsXXos  Stà  Trjv  xLvï](jiv  jijv  ïovSatxvv  {MSTaëeërfxst  ànb  "Evpt'as,  àvOvTîonov  A^a'/'as, 
■sspbi  ■asvTe  pdSSovs  ■ae[x(p8svTa  sis  JSsiôvvt'av  StopOurrjv  xa)  Xoyto-lrjv  încb  S-sov 
ASptavov,  sitapyov  alpaptov  tov  Kpôvov,  vnazov,  ixovTt'Cpixa,  ênifxsXyTrjv  spycov 
Sritioa-tav  icûv  êv  Pûpiri,  vysfxéva  •Bpeaësviriv  AvTOxpd-vopos  Kaîo-apos  Tj'tou 
AîXiov  ASptavov  AvtmvsÎvov  2eêa«r7o5  ÏLvosSovs  Tsppavtas  t>;s  xdiu,  M.  lovXtos 
YùvayrilKuv  tbv  avrov  svspy str\v. 


Dion,  LXIX,  3.  gne  d'Antonin,  voyez  plus  loin  au  chapi- 

Spartian.  Hadrian.  cap.  xv.  tre  ix. 

Sur  les  préfets  d'Egypte,  sous  le  rè-         '    '  Corp.  inscr.  gr.  4o33 ,  4o34- 


VIE  DU  RHÉTEUR  .ELIUS  ARISTIDE.  219 

La  seconde  inscription  est  pareille  à  la  première,  sauf  qu'au 
commencement  elle  omet  la  clause  ^OLcri'Xéuv-ÇuXoTifiîaç,  et 
qu'à  la  fin,  après  le  mot  x<xtw,  elle  ajoute  :  àvdvTtiXTOV  kcriaç, 
TdvjaXos  TavrdXov  nal  Swjcos  vios  ocviov  SaouaTpeîs,  rov 
èavz&v  sùepyéTrjv  ncd  (piXov. 

Nous  allons  étudier  avec  soin  ces  textes  intéressants,  qui 
ont  une  véritable  importance  pour  l'histoire  de  l'époque. 

Nous  voyons  d'abord  que  Severus  descendait  des  rois  et  des 
tétrarques  de  la  Galatie  :  Aristide  de  son  côté  nous  dit  qu'il 
appartenait  à  une  famille  considérable  de  la  haute  Phrygie1; 
or  la  Galatie  était  en  grande  partie  un  démembrement  de 
l'ancienne  Phrygie,  et  comprenait  la  haute  Phrygie,  c'est-à- 
dire  celle  qui  avoisine  le  Sangarius;  c'est  là  sans  doute  que  la 
famille  de  Severus  avait  ses  domaines. 

L'inscription  d'Ancyre,  par  une  omission  assez  rare  à  cette 
époque,  ne  donne  pas  le  nom  de  la  gens  à  laquelle  appartenait 
Severus,  mais  seulement  son  prénom  Tiberius.  Il  devait  tou- 
tefois s'appeler  Julius,  parce  que  le  prénom  Tiberius  n'était 
guère  usité  que  dans  les  familles  Julia  et  Claudia;  et  l'on 
sait  que  la  plupart  des  rois  et  des  tétrarques  vassaux  ou  tri- 
butaires de  P»ome,  comme  ceux  dont  descendait  Severus, 
étaient  entrés  dans  la  gens  Julia;  il  suffira  de  citer  les  exemples 
de  Sauromate,  qui  se  nommait  Tiberius  Julius2,  d'Agrippa, 
roi  des  Juifs3,  et  de  Cottius4,  roi  des  Alpes  cottiennes,  qui  tous 
les  deux  portaient  les  noms  de  Marcus  Julius. 

Après  avoir  obtenu  toutes  les  distinctions  que  ses  compa- 
triotes galates  pouvaient  lui  décerner,  Severus  reçut  de  l'em- 
pereur Hadrien  le  titre  de  tribun  du  peuple,  qui  lui  ouvrait 

1  P.  5o5.  kvr)p  xal  ft<£Àa  tûv  yvcapificov  s  Inscription  inédite  du  Haourân.  Mion- 
r&v  cnrô  t^s  âvcodev  Opuy/as.                               net,  Rois  de  Judée,  n°  100. 

2  Mionnet,  Roisda Bosphore,  n° 46,  etc.  i  Dio,  LX,  al\. 

28. 


220  MÉMOiRES  DE  L'ACADÉMIE. 

la  carrière  des  fonctions  sénatoriales.  Il  ne  fut  pas  tribunusplebis, 
mais  adlectus  inter  tribunicios  ;  de  même,  lorsque  l'empereur  vou- 
lait donner  sans  retard  à  quelqu'un  un  emploi  pour  lequel 
la  loi  exigeait  qu'on  eût  rempli  les  fonctions  de  préteur,  il  lui 
en  conférait  le  titre,  et  en  faisait  pour  ainsi  dire  un  préteur 
honoraire,  acllegebat  inter  prœtorios.  De  cette  façon,  tout  en 
paraissant  respecter  les  lois  sur  l'avancement,  les  empereurs 
conservaient  la  faculté  de  nommer  à  des  postes  importants  des 
hommes  que  l'obscurité  de  leur  naissance  ou  la  médiocrité  de 
leur  fortune  avait  empêchés  de  passer  régulièrement  par  tous 
les  degrés  de  la  hiérarchie  administrative  et  dont  les  aptitudes 
ne  s'étaient  révélées  que  tardivement. 

L'inscription,  passant  sous  silence  les  grades  de  questeur  et 
de  préteur,  par  lesquels  Severus  dut  nécessairement  passer, 
nous  le  montre  ensuite  exerçant  les  fonctions  de  légat  dans  la 
province  d'Asie.  11  n'était  pas  un  des  légats  ordinaires  du  pro- 
consul, que  ce  fonctionnaire  choisissait  lui-même,  mais  un 
légat  extraordinaire  nommé  directement  en  vertu  d'une  lettre 
et  d'un  diplôme1  de  l'empereur  Hadrien.  Il  avait  donc  été 
chargé  de  quelque  mission  spéciale,  analogue  peut-être  aux 
missions  financières  qui  furent  confiées  à  ses  contemporains 
Pactumeius  Clemens2  et  Burbuleius  Optatus3;  on  sait  en  effet 
avec  quel  soin  minutieux  Hadrien  s'occupa  des  finances  de 
l'empire'1. 

1   É£   èTctaloXijs   xai  xi>BixiÀÀ&>t>.    È7n-  M.  Egger,  me  signale  une  inscription  bi- 

aloXij  est  la  lettre  écrite  par  l'empereur  à  lingue  (Orelli,  n°  5ooo,)   où  il  est  ques- 

Severus  pour  lui  annoncer  sa  nomination  lion  d'un  liberttis  a  codicillis ,  âireXevdepos 

et  lui  donner  ses  inslructions;  les  codicilli  siri  tûv  KohmCkXùsv,  de  l'empereur  Anto- 

sont  le  diplôme  officiel ,  le  brevet  de  légal ,  nin. 

qui  devait  être  présenté  aux  autorités  de  ~  Orelli-Henzen,  n"  6483. 

la  province.  Le  premier  document  éma-  3   Ibid.  n°  6484. 

nait  du  secrétariat;  lesecond.de  la  chan-  *  Sparlianus,  Vita  Hadriani,  20. 
cellerie    de    l'empereur.    Mon    confrère 


VIE  DU  RHÉTEUR  ,ELIUS  ARISTIDE.  221 

Après  avoir  accompli  sa  mission  en  Asie ,  Severus  fut  nommé 
légat  de  la  quatrième  légion  scythique,  qui  était  cantonnée 
en  Syrie  depuis  le  règne  d'Auguste1. 

Pendant  que  Severus  la  commandait,  la  révolte  des  Juifs 
éclata  et  Publicius  Marcelluâ,  le  légat  de  Syrie,  dut  aller  au 
secours  de  son  collègue  de  Judée;  Severus  resta  chargé  du 
gouvernement  de  la  province  de  Syrie,  pendant  l'absence  de 
son  chef.  Il  semble  que  dans  les  provinces  consulaires  il  était 
d'usage,  sinon  de  règle,  de  confier  l'administration  supérieure, 
pendant  l'absence  du  légat  impérial,  à  un  des  légats. légion- 
naires qui  y  exerçait  un  commandement,  probablement  au 
plus  ancien  en  grade.  Ainsi,  sous  le  règne  de  Tibère,  Pacu- 
vius,  légat  de  la  sixième  légion  ,  alors  cantonnée  en  Syrie, 
gouverna  pendant  plusieurs  années  cette  grande  province  en 
l'absence  d'iElius  Lamia,  que  l'empereur  avait  nommé  légat, 
mais  à  qui  il  ne  voulut  jamais  permettre  d'aller  prendre  pos- 
session de  sa  charge2.  Plus  tard,  le  légat  légionnaire  Cneius 
Collega  paraît  avoir  été  chargé  de  l'administration  de  la  même 
province,  en  attendant  l'arrivée  de  Caesennius  Paetus,  le  gou- 
verneur nommé  par  Vespasien3.  Ces  deux  exemples,  auxquels 
il  faut  ajouter  celui  de  Severus,  semblent  indiquer  l'existence 
d'une  règle  générale,  règle  qui  de  tous  les  temps  et  sous  tous 
les  gouvernements  a  été  nécessaire  afin  de  parer  aux  cas  im- 
prévus. 

La  révolte  des  Juifs,  mentionnée  dans  notre  inscription  et 
fixée  par  les  auteurs  à  l'année  i32\  fournit  une  date  à  la- 
quelle on  peut  rattacher  la  chronologie  de  la  vie  de  Severus. 

1  Voyez,  pour  l'histoire  de  celte  légion,  4  Eckliel,  D.  N.  VI,  p.  482.  Je  dois 
Pauly,  Real-Encychpâdie ,  IV,  p.  879.  dire  cependant  que  celte  date,  bien  que 

2  Borghesi,  Œuvres  complètes,  V,  p.  9/4-  généralement  acceptée  maintenant,  ne  me 

3  Jos.  Bell.  Jad.  VII,  3,  U-  paraît  pas  parfaitement  certaine. 


-222  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

La  charge  qu'il  remplit  ensuite  fut  celle  de  proconsul  d'Achaïe. 
Cette  province  était  une  de  celles  qui  étaient  réservées  aux  sé- 
nateurs de  rang  prétorien ,  et  que  les  plus  anciens  prétoriens , 
ou  ceux  que  l'empereur  désignait,  tiraient  au  sort  entre  eux 
chaque  année;  le  proconsulat  durait  un  an. 

Après  son  gouvernement  d'Achaïe,  Severus  reçut  de  nouveau 
de  l'empereur  Hadrien  une  mission  extraordinaire.  Il  fut  en- 
voyé en  Bithynie  avec  le  titre  de  correclor  et  de  curator,  et  le 
droit  d'avoir  cinq  licteurs,  c'est-à-dire  qu'il  avait  le  même  rang 
qu'un  legalus  Augusti  pro  prœtore.  Pour  déterminer  exactement 
la  nature  de  ces  fonctions,  nous  serons  obligé  d'entrer  dans 
quelques  détails,  d'autant  plus  que  deux  hommes  éminents, 
dont  l'opinion  fait  autorité,  Borghesi  et  Mommsen,  ont  émis 
à  ce  sujet  des  avis  différents. 

Mommsen1,  s'appuyant  sur  un  passage  de  Dion2  qu'il  a  ré- 
tabli d'après  les  manuscrits,  a  démontré  que  tous  les  légats 
impériaux:,  tant  consulaires  que  prétoriens,  n'avaient  droit 
qu'à  cinq  licteurs,  tandis  que  les  proconsuls  de  rang  prétorien 
en  avaient  six,  ceux  d'Asie  et  d'Afrique  douze.  Ce  règlement, 
établi  par  Auguste,  était  en  harmonie  avec  tout  son  système 
de  gouvernement,  qui  consistait  à  laisser  au  sénat  les  distinc- 
tions honorifiques,  tout  en  gardant  pour  lui-même  et  pour  ses 
officiers  la  réalité  du  pouvoir.  Dion,  qui  écrivait  sous  Sévère 
Alexandre,  nous  apprend  que  de  son  temps  le  titre  donné  aux 
légats  prétoriens  était  dérivé  du  nombre  de  leurs  licteurs,  ou, 
en  d'autres  termes,  qu'un  légat  impérial  de  rang  prétorien 
était  appelé  cjuincjuefascalis.  On  ne  sait  pas  au  juste  à  quelle 
époque  cette  dénomination  commença  à  s'introduire  dans  le 
langage  officiel.  Le  plus  ancien  exemple  que  l'on  en  connaisse 

1   Bull.  Inst.  archeol.  i852,  p.  172.  —  *   LUI,  i3. 


VJE  DU  RHÉTEUR  /ELIUS  ARISTIDE.  223 

est  celui  que  M.  Léon  Renier1  a  signalé  le  premier,  et  qui 
est  emprunté  à  la  célèbre  inscription  de  Thorigny.  Dans  ce 
document,  qui  est  daté  de  l'année  2  38,  iEdinus  Julianus  est 
qualifié  par  un  de  ses  clients  de  légat  impérial  de  la  Lyon- 
naise, tandis  que  lui-même,  dans  une  lettre  adressée  à  ce  client, 
s'intitule  cjilincjuefascalis.  Dans  l'inscription  d'Ancyre,  qui  est 
antérieure  d'un  siècle  à  celle  de  Thorigny,  l'expression  Tspài 
tsévTs  pd€8ovs  est  l'équivalent  du  mot  quinquefascaHs ,  et  elle 
montre  que  Severus,  malgré  son  titre  singulier,  était  envoyé 
en  Bithynie  avec  le  pouvoir  et  le  rang  de  légat  impérial.  On 
nous  objectera  peut-être  que,  puisqu'il  en  avait  le  rang  et  le 
pouvoir,  il  eût  été  beaucoup  plus  simple  de  lui  donner  aussi 
le  titre  de  legatus  Aagusli  pro  prœtore.  La  réponse  est  facile;  c'est 
qu'à  cette  époque  la  Bithynie  était  encore  une  des  provinces 
du  sénat,  et  qu'elle  ne  devint  province  impériale  qu'après  la 
mission  de  Severus ,  vers  la  fin  du  règne  d'Hadrien  ;  elle  était 
alors,  ainsi  que  nous  l'apprend  Dion'2,  dans  un  état  de  dé- 
sordre et  de  crise  auquel  il  était  urgent  de  mettre  un  terme , 
et  c'est  là  ce  qui  décida  l'empereur  à  l'échanger  avec  le  sénat 
contre  la  Lycie  et  la  Pamphylie.  Lorsque  Severus  reçut  sa  mis- 
sion, le  changement  n'avait  pas  encore  eu  lieu;  il  était  peut- 
être  décidé  en  principe,  mais  il  ne  fut  accompli  que  plus  tard. 
Voilà  pourquoi,  au  lieu  du  titre  ordinaire  de  légat,  Severus  re- 
çut, avec  le  pouvoir  et  les  insignes  d'un  légat,  les  titres  de 
corrector  et  de  curator. 

Maintenant,  quelles  étaient  les  fonctions  des  correctores  et 
des  curatores,  et  pourquoi  furent-elles  réunies  dans  la  personne 
de  Severus?  Dans  son  mémoire  sur  l'inscription  de  Concordia3, 
Borghesi  a  réuni  tout  ce  que  l'on  sait  au  sujet  des  correctores; 

'  Mém.  Soc.  des  Antiquaires  de  France,  2  LXIX,  \l\. 

XXII,  p.  55.  3  Œuvres  complètes ,  V ,  p.  4o8,  sqq. 


224  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

il  a  démontré  qu'ils  sont  appelés  en  grec  tantôt  £top#«Tat,  tan- 
tôt  èTravopdooTtxi,  et  que,  jusqu'à  une  époque  un  peu  anté- 
rieure au  règne  de  Dioclétien,  ils  étaient  chargés  parles  empe- 
reurs de  missions  extraordinaires  dans  les  provinces  sénatoriales, 
lorsque  quelque  circonstance  particulière  l'exigeait;  plus  tard, 
le  mot  corrector  désigna  des  fonctionnaires  réguliers  d'un  ordre 
tout  différent.  Il  est  évident  que,  dans  les  provinces  impériales, 
les  correclores  n'avaient  pas  de  raison  d'être;  s'il  y  avait  un  dé- 
sordre à  réprimer,  des  abus  à  faire  cesser,  l'empereur  changeait 
de  légat,  et  tout  était  dit  ;  et,  en  fait,  on  n'a  pas  rencontré  dans 
ces  provinces  un  seul  exemple  d'un  corrector.  Leurs  missions 
ne  pouvaient  donc  s'exercer  que  dans  les  provinces  sénato- 
riales; mais  Borghesi  va  plus  loin,  et  il  voudrait  en  restreindre 
encore  le  champ,  en  le  bornant  exclusivement  aux  villes  libres 
ou  autonomes,  qui  étaient,  dans  une  certaine  mesure,  indé- 
pendantes du  proconsul1.  Il  est  certain  que  les  correctores 
étaient  souvent  envoyés  dans  les  villes  libres;  les  exemples 
réunis  par  Borghesi  ne  laissent  aucun  doute  à  cet  égard,  et 
nous  en  citerons  bientôt  un  nouveau  ;  mais  parmi  les  inscrip- 
tions qu'il  invoque  à  l'appui  de  sa  thèse,  il  y  en  a  qui  ne  sont 
pas  aussi  concluantes,  bien  qu'elles  aient  été  gravées  par  les 
habitants  de  villes  libres.  Ainsi,  dans  un  décret  des  Platéens, 
L.  Egnatius  Victor  Lollianus  est  appelé  ô  Àa^upoTaTos  U7ra- 
Tixos  è%avopOwTi)s  Avouas;  dans  une  inscription  de  Thespies, 
le  même  personnage  n'a  que  le  titre  de  intaniKÔs,  et  sur  un 
marbre  trouvé  à  Sparte,  on  lit  :  Tw  Xa^upoTarw  inrocrmô) 
ÊyvaTiw  îlpàxXw  ëTvavopdœrri  ëSoBsv^.  Rien  ne  prouve  que  la 
mission  de  Lollianus  ou  de  Proclus  ait  été  limitée  aux  villes 
libres;  et  quant  au  premier  de  ces  deux  personnages,  son  titre 

Voyez  à  ce  sujet  Eckhel,  D.  N.  IV,  p.  263.  —  -  Corp.  inscr.  gr.  1624,  35i6,  \3ù\. 


VIE  DU  RHETEUR  JELUiS  ARISTIDE.  225 

implique,  jusqu'à  preuve  du  contraire,  quelle  s'étendait  à 
toute  la  province,  et  on  doit  en  conclure  que  l'Achaïe  fut  sou- 
mise pendant  quelque  temps  à  un  régime  exceptionnel,  comme 
la  Bithynie  l'avait  été  sous  Trajan.  D'ailleurs,  si  on  restrei- 
gnait la  mission  de  Severus  aux  seules  villes  libres  de  la  Bi- 
thynie, comme  le  veut  Borghesi,  elle  serait  singulièrement 
amoindrie;  car,  du  temps  d'Hadrien,  Amisus  était  probable- 
ment la  seule  ville  libre  de  toute  la  province  ;  les  deux  autres 
citées  par  Borghesi,  Cius  et  Chalcédon,  l'avaient  été  autrefois; 
mais  à  partir  du  règne  de  Vespasien,  époque  où  commencent 
leurs  monnaies  impériales,  il  n'y  a  pas  trace,  soit  sur  les  mé- 
dailles, soit  dans  les  inscriptions,  de  cette  situation  privilégiée. 
Tandis  que  les  fonctions  du  corrector  étaient  surtout  po- 
litiques, celles  du  carator  ou  logista  étaient  essentiellement 
financières,  ainsi  que  M.  Henzen  l'a  clairement  démontré1.  On 
pouvait  être  curator  d'une  ville  ou  d'une  province  ;  les  exemples 
du  premier  cas  sont  nombreux;  quant  au  second,  on  peut  citer 
Pactumeius  Clemens2  qui ,  sous  le  règne  d'Hadrien,  fut  legatus 
ad  raliones  civitatum  Syriœ  putandas ,  et  celui  de  Burbuleius3  qui, 
à  la  même  époque,  fut  logista  Syriœ.  Ainsi,  les  fonctions  de 
corrector  et  de  curator,  bien  que  distinctes  et  rarement  réunies, 
n'avaient  rien  d'incompatible.  Dans  les  cas  ordinaires,  il  n'y 
avait  pas  lieu  de  les  réunir;  mais  dans  les  circonstances  ex- 
traordinaires, lorsqu'il  s'agissait  de  substituer  au  gouvernement 
normal  d'une  province  un  régime  temporaire  de  réorganisa- 
tion, alors  il  fallait,  au  contraire,  pour  concentrer  dans  les 
mêmes  mains  le  pouvoir  civil  et  l'administration  financière, 
conférer  au  même  personnage  le  double  titre  de  corrector  et  de 
curator.  Borghesi  ne  connaissait  que  l'exemple  de  Severus  ;  une 

1  Annal.  Inst.  archeol  i8bi,p.  3i.  — 2  Orelli-Henzen ,  n"  6483.  — 3  Iliid  n°  6/484. 
tome  xxvi,  impartie.  29 


226  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

inscription  récemment  découverte  à  Athènes  en  fournit  un  se- 
cond; en  voici  le  texte1  : 

H  iséXis  Tië.   KA.  KaXÀnmtavov  liaXtxov  vntxTGv,  ■apsaësinrjv 
xcà  dvTtal poaijybv  tcov  "Esëaaluv,  Xoyialtiv  xa)  èitctvopQtxnnv 
twv  iXsvdépcov  ■aoXscov,  toi»  evspysTtiv. 

Les  fonctions  d'Italicus,  qui  était  probablement  contempo- 
rain de  Septime  Sévère,  sont  les  mômes  que  celles  de  Severus. 
Les  mots  -srpos  'zsévre  pd§Sovs  sont  remplacés  ici  par  ceux  de 
legatns  Augg.  pro  prœlore ,  ce  qui  donne  complètement  raison  à 
l'explication  proposée  par  Mommsen.  La  mission  de  Severus 
s'étendait  à  toute  la  Bithynie,  tandis  que  celle  d'Italicus  ne 
concernait  que  les  villes  libres  de  l'Achaïe;  voilà  la  seule  dif- 
férence. 

A  l'appui  de  sa  thèse,  et  pour  limiter  la  mission  de  Severus 
aux  villes  libres  de  la  Bithynie,  Borghesi  faisait  valoir  des  con- 
sidérations historiques.  Nous  avons  vu  qu'au  début  de  la  révolte 
des  Juifs,  Marcellus,  le  légat  de  Syrie,  quitta  sa  province  pour 
aller  au  secours  du  légat  de  Judée.  Il  paraît  qu'il  ne  se  montra 
pas  à  la  hauteur  des  circonstances;  car  l'empereur  Hadrien, 
effrayé  du  dévelopjDement  que  prenait  l'insurrection,  fit  venir 
de  la  Bretagne,  dont  il  était  alors  légat,  Sexlus  Julius  Severus  , 
le  premier  général  de  son  temps,  et  lui  confia  la  direction  des 
opérations  contre  les  Juifs.  Xiphilin,  l'abréviateur  de  Dion, 
après  avoir  raconté  la  fin  de  la  guerre  qui  fut  longue,  san- 
glante et  mêlée  de  revers,  ajoute  le  passage  suivant,  qui  paraît 
être  emprunté  textuellement  a  Dion  :  «Quant  à  Severus,  Ha- 
«  drien  l'envoya  en  Bithynie,  province  qui  n'avait  pas  besoin 
«d'une  année,  mais  d'un  gouverneur  juste,  sage  et  entouré 

'    Bail.  Inst.  archeol.  1862.  p.  1  19. 


VIE  DU  RHÉTEUR  yELIUS  ARISTIDE.  227 

«de  considération.  Severus,  qui  possédait  toutes  ces  qualités, 
«  régla  et  administra  les  affaires  publiques  et  privées  des  Bithy- 
«  niens  avec  tant  de  succès  que  nous  nous  souvenons  encore 
«  maintenant  de  lui.  Et  le  sénat  reçut  la  Pamphylie  en  échange 
«  de  la  Bithynie1.  »  Après  avt»ir  cité  ce  passage,  Borghesi  pose 
le  dilemme  suivant  :  Si  la  mission  de  Tib.  Severus  s'est  étendue 
à  toute  la  Bithynie,  elle  a  dû  être  antérieure  ou  postérieure  à 
celle  de  Sext.  Severus;  or,  elle  ne  put  lui  être  postérieure,  car 
alors  quel  besoin  la  province  avait-elle  d'un  corrector?  Mais 
elle  ne  peut  non  plus  lui  être  antérieure,  car  alors  Dion  n'au- 
rait pas  pu  dire  que  la  Bithynie  était  devenue  province  impé- 
riale sous  Sextus  Severus.  Le  savant  italien  termine  en  décla- 
rant qu'on  ne  peut  sortir  de  la  difficulté  qu'en  restreignant 
aux  villes  libres  la  mission  de  Tib.  Severus,  et  en  la  plaçant 
avant  l'arrivée  de  Sextus  Severus  en  Bithynie. 

Tel  était  l'état  de  la  question  lorsque  Borghesi  et  Mommsen 
l'ont  traitée.  Mais  voici  un  nouveau  document  qui  apporte 
d'autres  éléments  au  débat,  et  nous  permettra,  je  crois,  de  le 
vider.  C'est  une  inscription  qui  a  été  copiée  récemment  en 
Dalmatie  par  M.  Mommsen,  et  que  ce  savant  a  bien  voulu 
me  communiquer;  comme  il  compte  la  publier  bientôt,  je 
me  bornerai  à  en  citer  la  portion  qui  concerne  notre  sujet, 
et  qu'il  a  d'ailleurs  déjà  fait  connaître  lui  même2.  Elle  con- 
tient le  cursus  honoram  de  Sext.  Julius  Severus,  le  vainqueur 
des  Juifs,  dont  les  trois  dernières  charges  sont  les  légations  de 
Bretagne,  de  Judée  et  de  Syrie,  et  elle  se  termine  par  la  men- 
tion que  le  sénat,  sur  la  proposition  d'Hadrien,  décerna  à  Se- 
verus les  insignes  du  triomphe  pour  ses  victoires  en  Judée. 
L'inscription  a  été  gravée  avant  la  mort  d'Hadrien. 

1  Dio,  LXIX,  i4-  —  '  Borghesi,  OEavres  complètes,  IV,  p.  1 68,  note. 

29- 


228  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Il  résulte  de  ce  texte  important,  .qu'après  avoir  été  légat 
de  Judée,  sinon  pendant  toute  la  guerre,  du  moins  pen- 
dant sa  période  la  plus  critique,  Sext.  Severus  reçut,  en 
récompense  de  ses  services,  les  insignes  du  triomphe  et  le 
gouvernement  de  la  Syrie,  la  province  la  plus  importante 
parmi  celles  qui  étaient  réservées  à  l'empereur.  Or,  comme 
la  guerre  ne  fut  terminée  qu'en  1 35,  Severus  ne  put  obte- 
nir la  légation  de  Syrie  que  cette  année,  et  la  durée  nor- 
male dune  légation  étant  de  trois  ans,  il  est  bien  difficile 
d'admettre  qu'il  pût  encore  être  envoyé  en  Bithynie  avant  la 
mort  d'Hadrien,  qui  arriva  au  milieu  de  1 38.  D'ailleurs  il  res- 
sort du  récit  de  Dion  que  la  mission  de  Bithynie  eut  lieu  vers 
la  fin  de  la  guerre,  c'est-à-dire  au  moins  trois  ans  avant  la 
mort  de  l'empereur.  Enfin  comment  supposer  qu'on  songeât 
à  donner  un  gouvernement  aussi  insignifiant  que  celui  de  la 
Bithynie,  simple  province  prétorienne,  dépourvue  de  tout 
commandement  militaire,  au  premier  général  de  son  temps, 
à  un  consulaire  qui  avait  commandé  les  légions  de  Bretagne, 
de  Judée  et  de  Syrie,  qui  venait  de  terminer  heureusement  une 
guerre  difficile,  et  qui  avait  mérité  les  insignes  du  triomphe, 
honneur  devenu  bien  rare  à  cette  époque  ? 

11  est  évident  que  Xiphilin  a  confondu  les  deux  Severus, 
et  la  confusion  pouvait  naître  d'autant  plus  facilement  qu'ils 
s'appelaient  probablement  tous  les  deux  Julius,  que  Tib.  Se- 
verus avait  gouverné  la  Syrie  par  intérim  au  début  de  la  guerre , 
et  qu'il  avait  été  probablement  mentionné  à  ce  titre  dans  le  récit 
détaillé  de  Dion.  De  cette  façon  tout  s'explique,  et  on  comprend 
pourquoi,  dans  le  passage  que  nous  avons  cité  plus  haut,  il 
est  dit  que  «  la  Bithynie  n'avait  pas  besoin  de  force  armée ,  mais 
«d'un  gouverneur  juste,  sage  et  ayant  de  l'autorité,  qualités 
«qui  se  trouvaient  réunies  chez  Severus.  «  En  effet,  Tib.  Sève- 


VIE  DU  RHÉTEUR  .ELIUS  ARISTIDE.  229 

rus  n'était  pas  un  grand  général,  mais  il  était  d'une  naissance 
illustre;  il  possédait  la  confiance  de  l'empereur,  qui  l'avait  déjà 
chargé  d'une  mission  extraordinaire  en  Asie,  et,  comme  gou- 
verneur intérimaire  de  Syrie  et  proconsul  d'Achaïe,  il  avait 
pu  donner  la  mesure  de  ses  talents  administratifs. 

Ainsi  donc  nous  tenons  pour  démontré  que  Tib.  Severus 
est  le  second  Severus  mentionné  par  Dion,  et  qu'il  fut  envoyé 
en  Bithynie  en  l'an  1 34  ou  1 35.  Sa  mission  dut  être  de 
quelque  durée  pour  laisser  chez  les  habitants  les  souvenirs  pro- 
fonds dont  parle  l'historien.  En  supposant  qu'elle  dura  trois 
ans,  il  put  aller  à  Rome  en  1 37  ou  1 3 8,  et  entrer  en  fonctions 
comme  préfet  du  trésor  de  Saturne,  le  ier  janvier  1  38  ou  1 3g. 
Cette  charge  durait  ordinairement  deux  ans1  et  conduisait  di- 
rectement au  consulat,  de  sorte  que  Severus  dut  être  consul 
en  1  4o  ou  1 1\  1  ;  il  fut  un  des  nombreux  consuls  suffecti  de  cette 
époque,  et  son  consulat  n'est  mentionné  que  dans  l'inscription 
d'Ancyre.  En  sortant  du  consulat,  qui,  sous  le  règne  d'Anto- 
nin,  ne  dui'ait  probablement  que  deux  mois,  il  fut  nommé 
curator  operum  locorvmcjiie  pablicoram;  cette  charge,  à  en  juger 
du  moins  par  l'analogie  de  la  cura  aquarum  et  de  la  cura 
alvei  Tiberis ,  n'avait  pas  de  durée  fixe,  et  on  la  confiait  sou- 
vent à  des  consulaires  nouvellement  nommés,  avant  de  les 
envoyer  gouverner  une  province.  Severus  alla  ensuite  comme 
légat  impérial  dans  la  Germanie  Inférieure,  et  s'il  n'y  resta 
que  le  terme  ordinaire  de  trois  ans,  il  dut  s'écouler  un  in- 
tervalle de  quelques  années,  pendant  lesquelles  il  n'eut  pas 
de  fonctions  publiques,  jusqu'à  ce  qu'il  pût  prendre  part 
au  tirage  des  deux  provinces  consulaires  d'Asie  et  d'Afrique. 
Il  obtint  alors  le  proconsulat  d'Asie  et  il  exerça  cette  charge 

1   Borghesi,  Burbuleio,  Œuvres  complètes,  IV,  p.  i4y- 


230  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

du  vivant  d'Antonin;   car  l'inscription,  qui   qualifie   partout 
Hadrien  de  Seôs,  ne  donne  pas  ce  titre  à  son  successeur. 

Au  siècle  des  Antonins.il  s'écoulait  ordinairement  un  inter- 
valle de  douze  à  quinze  ans  entre  le  consulat  et  le  proconsulat 
d'Asie  ou  d'Afrique.  Ainsi,  si  Severus  avait  été  consul  en  i4o 
ou  3  4  i ,  il  dut  arriver  au  proconsulat  entre  i5a  et  î  56.  Or, 
nous  avons  vu  qu'il  gouverna  l'Asie  huit  ans  après  Julianus, 
c'est-à-dire  pendant  l'année  proconsulaire  î  53- 1  54  •  Il  v  a  donc 
accord  parfait  entre  les  données  qui  résultent  du  texte  d'Aris- 
tide et  celles  qui  sonl  fournies  par  l'inscription  d'Ancyre. 

III. 

PROCONSULAT   DE    POLL10. 

La  date  du  proconsulat  de  Pollio  ne  souffre  aucune  diffi- 
culté. Aristide  dit  expressément  qu'il  précéda  celui  de  Severus'; 
par  conséquent  Pollio  est  le  proconsul  de  l'année  î  5 2-1 53. 

Il  s'agit  ici  d'un  personnage  considérable  qui  remplit  plu- 
sieurs fonctions -importantes  pendant  les  règnes  d'Antonin  et 
de  Marc-Aurèle.  Il  s'appelait  T.  Vitrasius  Pollio,  et  il  avait 
épousé  Annia  Faustina,  fille  de  L.  Annius  Libo,  consul  en  1  28 
et  oncle  de  Marc-Aurèle;  il  était  donc  cousin  germain,  par  al- 
liance, de  ce  prince.  Il  existe  trois  inscriptions  qui  font  con- 
naître à  peu  près  toutes  les  charges  dont  il  fut  investi.  La  pre- 
mière2, trouvée  à  Rome,  est  malheureusement  fort  mutilée; 
elle  contenait  tout  son  cursus  honornni,  et  a  été  restituée  en 
partie  par  Borghesi  et  Henzen.  La  seconde  existe  à  Gréoux3, 

1  P.  520.  Oïov  S'av  «ai  tô  -mobaBsv  bliée,  mais  toujours  inexactement.  M.  Léon 
■vovtuiv  èviawrcô  rryslbv  yevà[xevov  stt<  IloA-  Renier  en  a  donné  une  copie  fidèle  dans 
Xiiovos  âpxpvTOs  rrjs  Àcri'as.  les  notes  des  Œuvres  de  Borghesi,  I.  III, 

2  Orelli-Henzen ,  5^77-  p.  2^5. 

3  Cette  inscription  a  été  plusieurs  fois  pu- 


VIE  DU  RHÉTEUR  iELlUS  ARISTIDE.  231 

village  du  département  des  Basses-Alpes,  et  la  troisième  a  été 
découverte  à  Varna1,  dans  la  Turquie  d'Europe. 

Vitrasius  Pollio  commença  sa  carrière  parle  triumvirat  mo- 
nétaire; il  fut  ensuite  questeur,  préteur  et  piœfeclus  alimen- 
torum;i\  est  probable  qu'il  commanda  ensuite  une  légion  et 
qu'il  gouverna  une  province  prétorienne;  mais  l'inscription 
de  Piome  est  mutilée  dans  cette  partie  du  cursus  honorum. 
Après  son  premier  consulat,  qui  fut  un  consulat  suffecius, 
et  qu'il  obtint  sous  le  règne  d'Antonin,  il  fut  nommé  par 
ce  prince  légat  de  la  Mésie  Inférieure,  ainsi  que  nous  l'ap- 
prend l'inscription  de  Varna,  l'ancienne  Odessus,  qui  appar- 
tenait à  cette  province.  Son  proconsulat  d'Asie  est  men- 
tionné dans  l'inscription  de  Gréoux,  et  nous  avons  vu  qu'il 
fut  envoyé  dans  cette  province  en  i5a.  Quelques  années  plus 
tard  il  accompagna  Marc-Aurèle  et  L.  Verus,  lors  de  leur  ex- 
pédition contre  les  Germains,  et  ensuite  Marc-Aurèle  et  Com- 
mode, dans  la  guerre  contre  les  Sarmates;  en  176,  il  fut 
consul  pour  la  seconde  fois.  Le  sénat,  sur  la  proposition  de 
Marc-Aurèle  et  de  Commode,  lui  décerna  deux  statues,  dont 
l'une  fut  placée  dans  le  forum  de  Trajan ,  l'autre  dans  le  pronaos 
du  temple  d'Antonin. 

Puisque  son  proconsulat  d'Asie  est  de  l'année  162,  son  pre- 
mier consulat  .doit  se  placer  vers  l'an  i3o,  ou  1  4o,  c'est-à-dire 
très-peu  de  temps  après  la  mort  d'Hadrien  ;  il  a  donc  pu  gou- 
verner une  province  prétorienne  sous  cet  empereur.  Or,  on 
trouve  dans  le  Digeste2  un  fragment  de  rescrit  adressé  par  Ha- 
drien à  Vitrasius  Pollio,  légat  de  la  Lyonnaise,  et  il  semble 
naturel  de  supposer  que  c'est  toujours  du  même  personnage 
qu'il  est  question.  Henzen  croit  que  c'est  plutôt  son  père,  parce 

1  Orelli-Henzen,  52go.  —  ~  XXVII,  1,  i5. 


232  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

que,  d'après  l'inscription  de  Rome,  Pollio  paraît  avoir  reçu  le 
titre  de  sodalis  Antoninianas  avant  d'avoir  eu  une  légation  pro- 
vinciale; et,  en  effet,  si  le  titre  de  sodalis  est  relaté  à  sa  place 
chronologique,  l'objection  est  fondée.  Quoi  qu'il  en  soit  de  la 
légation  de  la  Lyonnaise,  les  autres  fonctions  remplies  par 
Pollio  s'accordent  parfaitement  avec  un  premier  consulat  en 
1 39  ou  j  4o,  et  le  proconsulat  d'Asie  en  iÔ2. 

IV. 

PROCONSULAT  DE  QUADRATUS. 

Masson,  et  après  lui  Clinton,  ont  placé  le  proconsulat  de 
Quadratus  à  la  sixième  année  de  la  maladie  d'Aristide;  mais 
le  jjassage  des  Discours  Sacrés  qu'ils  invoquent  à  l'appui  de 
leur  thèse  n'a  nullement  la  portée  qu'ils  lui  attribuent. 

En  effet,  le  premier  Discours  d'Aristide  contient  le  récit  de 
deux  phases  de  sa  maladie  :  celle  qui  fut  caractérisée  surtout 
par  les  douleurs  du  bas-ventre1,  et  celle  qui  fut  marquée  par 
l'apparition  d'une  grosse  tumeur  très- douloureuse2;  la  période 
de  la  tumeur  précéda  de  plusieurs  années  celle  des  douleurs 
abdominales3.  Aristide  donne  le  journal  détaillé  de  sa  maladie  et 
de  ses  songes  pendant  deux  mois  consécutifs,  Posïdéon  et  Lé- 
naeon,  qui  appartiennent,  selon  Masson,  au  proconsulat  de 
Quadratus,  et  qui  font  partie  de  la  période  pendant  laquelle 
le  malade  souffrait  du  bas-ventre;  à  la  fin  de  son  récit,  il 
déclare  que  pendant  cinq  ans  et  quelques  mois  l'usage  des 
bains  chauds  lui  fut  interdit  par  Esculape4.  Selon  Masson, 
il  a  voulu  dire  qu'il  y  avait  alors  plus  de  cinq  ans  qu'il  ne 

1  P.   Z|46-/j6o,  TO  TOÛ  rJTpOV,  TO  TSSpl  TO  3    P.  46o  ,  TUoXXoÏS  &TSOt  TSpÔTSpOV. 
ï')TpOV.  "    P.  46o. 

2  P.   46o,  TO  TOÛ  <pVp.CtTOS. 


VIE  DU  RHETEUR  .ELIUS  ARISTIDE.  233 

prenait  plus  de  bains  chauds;  mais  cette  interprétation  n'est 
pas  admissible,  car,  au  commencement  même  du  journal  de 
ces  deux  mois,  Aristide  mentionne  la  défense  faite  par  Escu- 
lape1,  et  son  infraction  à  cette  défense,  infraction  qui  fut 
punie  par  des  douleurs  violentes;  et  il  résulte  clairement  de  la 
suite  du  journal  que  l'abstention  de  bains  chauds,  aCkovcria, 
était  alors  une  nouveauté  pour  le  malade.  Ce  n'est  donc  pas 
depuis  le  commencement  de  la  maladie,  mais  plutôt  depuis 
ce  mois  de  Posidéon  (janvier)  dont  nous  avons  le  journal 
détaillé,  qu'il  faut  compter  les  cinq  années  de  YàXovcria,.  D'ail- 
leurs, sans  paider  des  difficultés  historiques  que  nous  expose- 
rons plus  loin,  le  système  de  Masson  ne  peut  se  concilier 
avec  la  chronologie  de  la  maladie.  En  effet,  avant  les  dou- 
leurs de  l'abdomen,  il  faut  placer,  à  une  distance  de  plu- 
sieurs années2,  celles  que  produisit  la  tumeur,  et,  à  une 
époque  encore  plus  ancienne,  tout  le  récit  du  voyage  en  Italie 
et  de  la  deuxième  année  de  la  maladie3.  Il  est  évident  que  tout 
cela  ne  peut  tenir  dans  un  espace  de  cinq  ans,  et  que  le  jour- 
nal des  deux  mois  ne  peut  se  placer  dans  la  sixième  année  de 
la  maladie. 

Masson  affirme  aussi  que  ces  deux  mois  sont  contempo- 
rains du  proconsulat  de  Quadratus.  Ce  personnage  est  men- 
tionné à  propos  d'un  songe4  qu'Aristide  lui  raconta  plus  tard, 
et  cette  mention  est  encadrée  dans  le  récit  d'un  autre  songe, 
de  sorte  qu'il  est  difficile  d'en  tirer  une  indication  chronolo- 
gique d'une  valeur  absolue.  Néanmoins  je  crois  que  Masson  a 
raison,  parce  que  les  cinq  ans  et  quelques  mois  d'àAouer/a, 

1  P.  446,  S&)Sshc(t>7  toû    [irjvùs  àÀou-  3  P.  465,    <péps  Si;    «ai  t<ûi>  âvooTspoû 
criav  ■vspoiylct.Tlei  b  Q-eos  naï  rfj   vcrlepaia         pLvrjp\ovs\iaoôp.ev. 

xai  Tfj  fxer'  èxeivrjv.  *   P.  45 1. 

2  P.  46o,  iroAAoFs  êrscri  ■zspÔTepov. 

tome  xxvi,  i™  partie.  3o 


234  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

comptés  à  partir  du  proconsulat  de  Quadratus,  nous  mènent 
précisément  à  la  fin  de  la  maladie,  qui  dura  en  tout  environ 
dix-sept  ans,  ainsi  que  nous  le  verrons  plus  loin.  Ainsi  le  syn- 
chronisme établi  par  Masson  entre  la  sixième  année  de  la  ma- 
ladie et  le  proconsulat  de  Quadratus  doit  être  écarté;  mais  on 
peut  admettre  celui  qu'il  indique  entre  le  proconsulat  et  le 
journal  des  deux  mois.  Nous  avons  insisté  sur  ce  point  parce 
que  le  premier  des  deux  synchronismes  est  la  pierre  angulaire 
du  système  de  Masson,  et  qu'il  a  été  admis  sans  difficulté  par 
le  judicieux  Clinton.  Voyons  si  on  ne  peut  pas  en  trouver  un 
autre  dans  le  texte  d'Aristide. 

Dans  son  quatrième  Discours1  l'auteur  raconte  l'excellent  ac- 
cueil qu'il  reçut  de  Quadratus,  et  il  ajoute  que  par  modestie 
il  ne  répétera  pas  les  louanges  dont  il  fut  comblé  par  ce  pro- 
consul. Puis,  une  page  plus  loin2,  il  écrit  :  «  Severus  gou- 
verna l'Asie,  je  crois,  l'année  avant  mon  ami.  »  Les  commen- 
tateurs n'ont  pas  compris  qui  était  cet  ami  d'Aristide;  selon 
nous,  c'est  Quadratus.  En  effet,  Quadratus  était'  rhéteur  de 
profession3,  et  on  est  généralement  d'accord  pour  l'identifier 
avec  le  consul  appelé  Quadration  par  Philostrate \  qui  fut  le 
maître  du  sophiste  Varus  et  le  disciple  de  Favorinus,  le  con- 
temporain d'Hadrien.  Il  était  donc  voué  aux  mêmes  études 
qu'Aristide,  qui  était  à  peu  près  de  son  âge,  et  il  paraît  s'être 
lié  d'amitié  avec  lui  à  l'époque  de  son  proconsulat.  Comme  le 
passage  où  se  trouvent  les  mots  tou  ■fjfisTépov  èTatpov  suit  im- 
médiatement le  récit  des  relations  avec  Quadratus,  et  comme 
il  n'y  a  aucune  autre  personne  mentionnée  dans  les  Discours 
Sacrés  à  qui  cette  désignation  puisse  s'appliquer,  il  y  a  tout 

1    P.    52  1-522.  3    P.    52  1  ,  à<pMO[lèvOV  KoSpCtTOU  TOÛ   ptj- 

5  P.  523,  èviawù  -apÔTapov  toû   rips-         ropos  stw  rr)v  tj/s  Aoïas  àp/rfv. 
■zépov  éTaipov.  4    Vita  Sophist.  II,  6. 


VIE  DU  RHÉTEUR  tELIUS  ARISTIDE.  235 

lieu  de  croire  que  l'ami  d'Aristide  était  Quaclratus,  qu'il  fut  le 
successeur  de  Severus,  et  que,  par  conséquent,  il  gouverna 
l'Asie  pendant  l'année  1 54- 1 55.  Or  on  trouve  dans  les  fastes 
qu'un  des  consuls  ordinaires  de  l'année  îfri  était  précisément 
L.  Statius  Quadratus;  il  s'écoula  donc  un  intervalle  de  douze 
ans  entre  son  consulat  et  son  proconsulat,  ce  qui  est  parfai- 
tement en  harmonie  avec  les  usages  de  l'époque. 

Quadratus  est  mentionné  dans  une  inscription  funéraire  de 
Magnésie  du  Sipyle,  qui  est  datée  de  son  proconsulat1,  et  à  la 
fin  de  ce  document  il  est  dit  que  celui  qui  violera  la  tombe 
devra  payer  une  amende  au  trésor  impérial,  ete  tov  Katcrapos 
(pitjKOV.  Il  résulte  de  là  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul  empereur; 
car,  si  le  proconsulat  de  Quadratus  tombait,  comme  le  veut 
Masson,  sous  le  règne  de  Marc-Aurèle  et  L.  Verus,  on  aurait 
certainement  écrit  sis  tov  Kaicrdpwv  (ptcntov. 

Les  témoignages  relatifs  à  Quadratus,  que  nous  avons  exa- 
minés jusqu'à  présent,  s'accordent  à  placer  son  proconsulat 
sous  le  règne  d'Antonin,  ou  au  moins  sous  le  règne  d'un  seul 
empereur.  Mais  ici  surgit  une  difficulté  sérieuse,  que  nous  avons 
signalée  au  commencement  de  ce  travail,  et  qui  a  été  une 
source  féconde  d'erreur  pour  tous  les  commentateurs  d'Aristide; 
c'est  que  tous  les  historiens  ecclésiastiques  placent  le  martyre 
de  Polycarpe  à  la  fois  sous  le  proconsulat  de  Statius  Quadratus 
et  sous  le  règne  de  Marc-Aurèle  et  L.  Verus. 

La  source  commune  à  laquelle  tous  'ces  auteurs  ont  puisé 
est  la  lettre  circulaire  adresse'e  par  l'église  de  Smyrne  aux 
églises  d'Asie,  et  où  le  martyre  de  Polycarpe  est  raconté  en 
détail.  Le  texte  grec  de  cette  lettre  a  été  conservé2,  ainsi  qu'une 
ancienne  traduction  latine3,  et  Eusèbe  en  a  donné  des  extraits 

1   Corp.   inscr.  gr.    3410,    STar/ço  K&>-  2Dressel,  Paires  apostolici,  p.  3g  1,  sqq. 

hpârco  âvÔVTtÛTCf).  3  Ruinart,  Acta  sincera  martyrum. 

3o. 


236  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

dans  son  Histoire  ecclésiastique1.  Dans  le  grec,  la  date  est  ainsi 
conçue  :  «  Le  bienheureux  Polycarpe  souffrit  le  martyre  le  2 
«du  mois  de  Xanthicus,  le  7  des  calendes  de  mai,  un  jour 
«  de  grand  sabbat,  à  la  huitième  heure,  lorsque  Statius  Qua- 
«  dratus  était  proconsul.»  Dans  la  version  latine,  d'ailleurs 
conforme  au  texte  grec,  on  trouve  :  «  le  7  des  calendes  de 
mars.  » 

D'après  le  calendrier  en  usage  à  Ephèse  et  à  Pergame2,  le 
mois  Xanthicus  commençait  au  22  février  de  l'année  julienne; 
par  conséquent  le  2  de  Xanthicus  correspondait  au  2  3  février, 
c'est-à-dire,  selon  le  calendrier  romain,  au  7  des  calendes  de 
mars.  Ainsi,  dans  le  texte  latin  des  actes  du  martyre,  il  y  a  ac- 
cord parfait  entre  le  jour  du  mois  asiatique  et  celui  du  mois 
romain.  Aussi  le  mot  MaiW,  qui  se  trouve  dans  le  texte  grec, 
ne  peut-il  être  qu'une  erreur  de  copiste,  erreur  assez  fréquente 
dans  les  manuscrits,  où  les  mots  Moiïwv  et  Map-nW,  générale- 
ment écrits  en  abrégé ,  sont  souvent  confondus.  D'ailleurs  il  n'y  a 
aucun  calendrier  asiatique  où  le  2  de  Xanthicus  corresponde 
au  7  des  calendes  de  mai,  c'est-à-dire  au  2  5  avril.  Ainsi  donc, 
d'après  le  seul  document  original  relatif  au  marlyrede  Polycarpe, 
cet  événement  eut  lieu  le  7  des  calendes  de  mars,  ou  le  2  3  février 
de  l'année  julienne;  l'église  grecque  a  toujours  célébré  ce 
jour-là  l'anniversaire  du  martyre,  et  il  est  inscrit  à  cette  date 
dans  presque  tous  les  martyrologes,  notamment  dans  celui 
de  l'église  de  Naples,  qui  fut  gravé  sur  le  marbre  au  neuvième 
siècle3. 


'   IV,  1  5.  nus,  17^4,  in-4",  l.  I,  p.  67.  On  a  aussi 

~  Ideler,  Hundbuch  der  Ckronohgie ,  I,  invoqué  en  faveur  de  la  da le  du  2.3  février 

p.  4ig-  les   actes  du   martyre  de    Pionius;   mais 

Mazochius ,  In  velus  marmoream  Nea-  voyez  à  ce  sujet  la  noie  de  Mazocchi,  toc. 

politanee   ecclesiœ    hulendurium   commenta-  cit.  p.  6g. 


VIE  DU  RHÉTEUR  yELIUS  ARISTIDE.  237 

Nous  avons  établi,  d'après  le  récit  d'Aristide,  que  Quadra- 
lus  alla  gouverner  l'Asie  eu  l'an  i54  et  que  par  conséquent  il 
y  était  encore  en  février  1  5  5*.  Pour  que  notre  démonstration 
soit  complète,  il  faut  qu'en  cette  année  le  2  3  février  soit  un 
jour  de  sabbat,  c'est-à-dire  un  samedi;  or,  c'est  précisément 
le  cas.  L'année  1 55  est  une  année  ordinaire,  elle  a  pour  lettre 
dominicale  la  lettre  F,  ce  qui  signifie  que  le  premier  dimanche 
de  l'année  tomba  le  6  janvier;  et  si  le  6  janvier  fut  un  di- 
maûche,  le  2  3  février  fut  un  samedi1. 

On  pourrait  croire ,  et  naguère  encore  on  pouvait  croire  avec 
raison,  qu'un  calcul  fondé  sur  la  coïncidence  d'un  jour  du  mois 
et  de  la  semaine  à  cetie  éj)oque  reculée  a  bien  peu  de  valeur, 
à  cause  de  tous  les  éléments  d'incertitude  qui  peuvent  s'y  in- 
troduire. Mais  depuis  les  savantes  recherches  de  M.  de  Rossi, 
il  n'est  plus  permis  de  douter  de  l'extrême  importance  de  ce 
genre  de  synchronismes  pour  la  chronologie  générale.  En  effet, 
les  inscriptions  chrétiennes  des  premiers  siècles  contiennent 
assez  souA'ent,  outre  l'indication  du  consulat,  celle  du  jour  du 
mois  et  de  la  semaine,  et  il  en  est  de  même  quelquefois,  mais 
plus  rarement,  dans  les  inscriptions  païennes.  M.  de  Rossi, 
qui  le  premier  a  réuni  un  nombre  suffisant  de  ces  textes  à 
triple  date,  a  montré  clairement  et  d'une  manière  définitive 
que,  depuis  le  troisième  siècle,  la  nomenclature  des  fêtes  et 
par  conséquent  des  jours  de  la  semaine  n'a  pas  changé  dans 
l'Eglise,  et  de  plus,  que  la  semaine  des  païens  et  celle  des 
chrétiens  étaient  identiques2.  J'ai  moi-même  vérifié  l'assertion 
du  savant  italien  par  l'étude  de  bon  nombre  de  monuments 
chrétiens,  et  elle  est  confirmée  par  le  témoignage  accidentel 

1  Sur  les  lettres  dominicales,  voyez  Ide-  ':  Inscr.  Chi'ist.  Piomœ,  prolegom.  p.  73, 

1er,  Handbuchder  Chronologie ,  II,  p.  1 85 ,         sqq. 
sqq. 


238  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

de  textes  d'un  autre  genre,  tels  que  l'importante  inscription 
d'Algérie  publiée  et  commentée  par  M.  Léon  Renier1,  et  d'où 
il  résulte  que  l'année  168  de  notre  ère  était  une  année  bis- 
sextile. 

Les  auteurs  ecclésiastiques  diffèrent  singulièrement  entre 
eux  quant  à  l'année  du  supplice  de  Polycarpe.  Suidas2  et  le 
Syncelle3  rapportent  cet  événement  au  règne  deMarc-Aurèle, 
sans  préciser  davantage  la  date.  La  chronique  d'Idatius  le 
place  en  161;  la  chronique  Pascale  ou  d'Alexandrie4  en  i63, 
sous  le  consulat  de  Laelianus  et  de  Pastor;  celles  d'Eusèbe  et 
de  saint  Jérôme5  en  168. 

Cette  variété  dans  les  dates  adoptées  par  les  historiens, 
alors  que  les  actes  du  martyre,  où  tous  ont  puisé  leurs  ren- 
seignements, n'en  donnaient  pas  de  précise,  montre  qu'elles 
ne  sont  pas  empruntées  à  des  récits  contemporains,  mais 
qu'elles  sont  le  résultat  de  calculs  faits  après  coup.  Supposant 
probablement  que  les  mots  &a.6€c&7Ta)  (isydXcp  signifiaient  le  jour 
de  Pâques,  ils  auront  voulu  mettre  d'accord  l'année  du  mar- 
tyre avec  les  tables  pascales  en  usage  dans  les  différentes 
églises ,  qui  présentaient  à  cette  époque  de  notables  divergen- 
ces, ainsi  que  le  dit  expressément  dans  son  inti'oduction  l'au- 
teur delà  chronique  d'Alexandrie.  De  plus,  il  y  eut  précisément 
en  l'an  167  un  consul  qui  s'appelait  Ummidius  Quadratus,  et 
comme,  à  l'époque  où  écrivaient  Eusèbe  et  les  autres  historiens 
ecclésiastiques,  le  proconsulat  d'Asie  précédait  le  consulat,  au 
lieu  de  venir  douze  ans  après,  il  y  avait  encore  là  une  source 
d'erreur. 


Mélanges  d'Épigraphie,  p.  245.                         6  Euseb.  Canon,  et  Hieronymus ,  adan- 

In  v.  noÀûxapiros.  num  2183,  édition  Schoene,  Berlin,  1866, 

P-  664.  p.  170-171. 
P.  48i,  édit.  de  Bonn. 


VJE  DU  RHÉTEUR  MUUS  ARISTIDE.  239 

D'ailleurs,  il  y  a  une  autre  difficulté  que  les  écrivains  ecclé- 
siastiques ont  traitée  trop  légèrement.  Dans  les  actes  du  mar- 
lyre,  Polycarpe  s'écrie  devant  le  proconsul:  «  H  y  a  quatre- 
vingt-six  ans  que  je  sers  le  Christ».  Le  sens  naturel  de  ces 
paroles  est  que  le  saint  évêque  était  alors  âgé  de  quatre-vingt- 
six  ans,  et  c'est  ainsi  que  les  a  comprises  l'auteur  de  la  chro- 
nique Pascale.  Or,  Irénée,  qui  dans  sa  jeunesse  avait  reçu  les 
enseignements  de  Polycarpe,  dit  formellement1  que  ce  dernier 
avait  été  le  disciple  de  saint  Jean  et  d'autres  apôtres,  qu'il  avait 
vécu  avec  beaucoup  de  ceux  qui  avaient  vu  le  Christ,  et  qu'il  fut 
établi  par  les  apôtres  évêque  de  l'église  de  Smyrne.  Mais  si  Po- 
lycarpe est  mortvers  1 66  et  s'il  avait  quatre-vingt-six  ans  à  cette 
époque,  il  n'avait  que  vingt  ans  à  la  mort  de  saint  Jean,  qui  eut 
lieu  en  l'an  1  oo 2,  et  l'on  sait  que  cet  apôtre  survécut  longtemps 
à  tous  les  autres.  Pour  écarter  cette  difficulté,  quelques  auteurs 
ont  supposé  qu'il  faut  compter  les  quatre-vingt-six  ans  de  Poly- 
carpe, non  à  partir  de  sa  naissance,  mais  à  partir  de  son  bap- 
tême; cette  hypothèse,  assez  admissible  d'ailleurs,  amoindrit  la 
difficulté,  mais  ne  suffit  pas  à  la  résoudre.  Pour  que  Polycarpe 
ait  pu  être  nommé  évêque  à  une  époque  où  plusieurs  des 
apôtres  étaient  encore  vivants,  il  faut  faire  remonter  sa  nais- 
sance bien  plus  haut  que  l'an  80 ,  et  admettre  qu'au  moment  de 
sa  mort  il  était  bien  plus  que  centenaire.  Si  au  contraire  on 
adopte  pour  son  martyre  la  date  du  2  3  février  i55,  qui  ressort 
des  écrits  d'Aristide  et  des  autres  considérations  que  nous  avons 
fait  valoir,  on  arrive  à  des  résultats  moins  éloignés  de  la  pro- 
babilité historique.  De  cette  façon  la  naissance  ou  le  baptême  de 
Polycarpe  tombe  en  l'an  69,  et  même  en  adoptant  cette  date  on 
est  forcé  de  reconnaître  qu'il  était   bien  jeune  lorsqu'il  fut 

1  Euseb.  Hist.  eccl.  IV,  i4-  —  !  Clinton,  Fusti Romani ,  ad  annum. 


240  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

nommé  évêque  par  les  apôtres  qui  pouvaient  être  encore  en 
vie  pendant  le  dernier  quart  du  premier  siècle. 

Ainsi  donc,  à  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place,  et  du 
moment  qu'on  se  borne  aux  témoignages  contemporains  d'Aris- 
tide, d'Irénée,  de  la  lettre  de  l'Eglise  de  Smyrne,  et  de  l'inscrip- 
tion de  Magnésie,  il  faut  bien  admettre  que  Statius  Quadratus 
fut  proconsul  d'Asie  en  i5A-i55  et  que  le  martyre  de  Poly- 
carpe  eut  lieu  le  a3  février  1  55.  Si  on  préfère  une  des  dates 
adoptées  par  les  historiens  ecclésiastiques,  on  se  heurte  contre 
les  difficultés  et  les  contradictions  de  tout  genre  que  nous  avons 
déjà  signalées,  et  enfin  on  est  forcé  d'admettre  qu'entre  le  con- 
sulat et  le  proconsulat  de  Quadratus  il  se  serait  écoulé  un  in- 
tervalle de  vingt  à  vingt-cinq  ans,  ce  qui  est  absolument  sans 
exemple  dans  tout  le- cours  des  deux  premiers  siècles  de  l'em- 
pire romain. 

A  partir  du  règne  de  Tibère  l'intervalle  qui  séparait  le  con- 
sulat du  proconsulat  d'Asie  ou  d'Afrique  varie  de  neuf  à  quinze 
ans;  mais  il  se  maintient  constamment  entre  ces  deux  limites 
extrêmes,  sauf  de  très-rares  exceptions.  Le  temps  a  tellement 
maltraité  les  annales  du  règne  d'Antonin,  que  les  exemples 
de  personnages  dont  on  connaît  à  la  fois  le  consulat  et  le  pro- 
consulat sont  assez  peu  nombreux.  Toutefois  ceux  que  l'on 
peut  citer  confirment  pleinement  la  règle  énoncée  plus  haut. 
Ainsi,  Cornélius  Fronto1,  consul  suffectus  en  1 43 ,  Lollianus 
Avitus  et  Claudius  Maximus2,  consuls  ordinaires  en  i44,  arri- 
vèrent tous  les  trois  au  proconsulat  avant  la  mort  d'Antonin, 
mais  sans  qu'on  puisse  en  préciser  l'année.  Scipio  Orfitus3, 
consul  en  1 49 ,  fut  proconsul  d'Afrique  en  1 63 ,  et  Serius  Au- 

1  Fronto,  adAnton.Pium,  epist.viu  ;ac/  3  Apuleius,     Florida ,     17;    Muralori, 
M.  Aurelium,  epist.  v,  26.                                    p.  454,  6. 

2  Apuleius ,  De  Maçjia,  cap.  lxxxv,  xciv. 


VIE  DU  RHETEUR  .ELIUS  ARISTIDE.  241 

gurinus1,  consul  en  1 56 ,  gouverna  la  même  province  en 
170;  dans  ces  deux  cas  l'intervalle  fut  de  quatorze  ans.  Statius 
Quadratus,  qui  fut  consul  en  1/12,  arriva  donc  nécessairement 
au  proconsulat  sous  le  règne  d'Anlonin,  et  avant  les  consuls 
des  années  1  43  et  1 44;  carie  tirage  au  sorl  des  deux  provinces 
d'Asie  et  d'Afrique  avait  toujours  lieu  entre  les  deux  plus 
anciens  consulaires,  soit  qu'ils  fussent  réellement  les  plus  an- 
ciens, soit,  comme  il  arrivait  souvent,  que  ceux  qui  les  précé- 
daient sur  le  tableau  eussent  été  écartés  ou  indemnisés  par 
l'empereur;  en  aucun  cas  on  ne  revenait  en  arrière,  et  l'admis- 
sion d'un  consulaire  au  tirage  excluait  définitivement  ceux  des 
années  antérieures. 

J'ajouterai,  en  terminant  cette  portion  de  mon  sujet,  que  la 
date  que  nous  venons  de  fixer  n'est  pas  sans  importance  pour 
la  chronologie  des  papes,  qui,  pendant  tout  le  cours  du  second 
siècle,  est  fort  obscure  et  incertaine.  Le  martyre  de  Polycarpe 
donne  un  synchronisme  pour  le  pontificat  d'Anicet;  car,  d'après 
le  témoignage  irrécusable  d'Irénée,  Polycarpe  alla  à  Piome 
peu  d'années  avant  sa  mort,  et  lorsque  Anicet  occupait  le 
siège  de  Rome2.  L'ouvrage  de  saint  Hippolyte  récemment  dé- 
couvert et  publié  par  notre  confrère  M.  Miller  fournit  un 
autre  synchronisme  plus  précis  et  plus  important  pour  le  pon- 
tificat de  Victor,  deuxième  successeur  d'Anicet.  En  effet,  l'au- 
teur3 raconte  une  affaire  qui  fut  portée  devant  Fuscianus,  pré- 
fet de  Rome  sous  le  règne  de  Commode,  pendant  que  Marcia, 
la  concubine  chrétienne  de  ce  prince,  était  toute -puissante,  et 
sous  le  pontificat  de  Victor.  Ces  deux  synchronismes  contri- 
bueront à  fixer  les  annales  "ecclésiastiques  du  second  siècle,  et 
les  successeurs  de  Tillemont  devront  en  tenir  compte. 

1  Cod.  Just.  ni ,  xxxi ,  1 .  —  2  Apud  Euseb.  Hist.  eccl.  IV,  1  à-  —  3  Hippolytus ,  Refat. 
Haeres.  IX,  12. 

tome  xxvi,  impartie.  3l 


242  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

V. 

PROCONSULAT   D'ALBUS. 

Le  cinquième  proconsul  d'Asie  mentionné  par  Aristide  s'ap- 
pelle Albus;  c'est  pendant  son  administration  qu'eut  lieu  un 
tremblement  de  terre  qui  détruisit  Mitylène  presque  en  entier, 
et  causa  de  grands  dégâts  dans  beaucoup  d'autres  villes.  Mas- 
son  a  confondu  ce  tremblement  de  terre  avec  celui  qui  détrui- 
sit entièrement  la  ville  de  Smyrne  quelques  années  plus  tard; 
mais  l'étude  attentive  du  texte  d'Aristide  montre  qu'il  s'agit 
ici  d'un  événement  parfaitement  distinct.  En  effet,  la  destruc- 
tion de  Smyrne  eut  lieu  vers  la  fin  du  règne  de  Marc-Aurèle , 
lorsque  Commode  était  déjà  associé  à  l'empire,  et  avait  reçu  de 
son  père  le  titre  d'Auguste;  elle  est  fixée  à  cette  époque  par  les 
témoignages  concordants  de  Dion  Cassais1,  d'Eusèbe  et  de  saint 
Jérôme2,  du  Syncelle3,  de  Philostrate u  et  d'Aristide  lui-même, 
qui  écrivit  à  cette  occasion  une  lettre  pathétique5  aux  deux  em- 
pereurs, grâce  à  laquelle  la  ville  fut  rebâtie  en  grande  partie 
aux  frais  du  trésor  impérial.  Ainsi  l'événement  capital  de  ce  der- 
nier tremblement  de  terre  fut  la  destruction  de  Smyrne,  tandis 
que  celui  qui  eut  lieu  sous  le  proconsulat  d' Albus  fut  signalé 
par  la  destruction  de  Mitylène.  Voici  en  quels  termes  Aris- 
tide en  parle 6  :  «  Quelque  temps  après  arriva  le  violent  trem- 
«  blement  de  terre  qui  eut  lieu  sous  le  gouvernement  d' Albus, 
«  Mitylène  fut  détruite  presque  en  entier;  dans  beaucoup  de 
«  villes  les  édifices  furent  ébranlés,  des  villages  entiers  dispa- 


1  LXXI,32.  4   VitaSopkist.  II,  9. 

1  Euseb.  Canon,  el  Hieronymus ,  arf  an-  5   Orat.  XLI,  édit.  Dindorf. 

num2195,  édit.  Schoene,  p.  172-173.  6   P.  1697. 
'  P.  281,  édii.  de  Bonn. 


VIE  DU  RHÉTEUR  ^LIUS  ARISTIDE.  243 

«rurent,  les  habitants  d'Ephèse  et  de  Smyrne  couraient  en 
«  tumulte  les  uns  chez  les  autres,  et  la  fréquence  des  secousses 
«  ne  fut  égalée  que  par  la  persistance  de  la  panique  qu'elles 
«  causaient.  » 

Il  est  évident  que  ce  passage  ne  peut  s'appliquer  à  la  grande 
catastrophe  de  Smyrne,  qui,  cette  fois,  en  fut  quitte  pour  la 
peur;  et  Aristide,  qui  eut  une  si  belle  part  dans  la  restau- 
ration de  la  ville,  n'était  pas  homme  à  passer  sous  silence  un 
événement  si  glorieux  pour  lui.  D'ailleurs,  à  l'époque  du 
gouvernement  d'Albus,  il  était  encore  au  milieu  de  sa  mala- 
die, car  il  raconte  un  songe  qu'il  eut  alors,  et  dans  lequel  le 
dieu  lui  défendait  de  manger  du  bœuf.  De  plus,  c'était  avant 
la  phase  de  la  maladie  où  les  bains  chauds  lui  furent  inter- 
dits, et  par  conséquent  avant  le  proconsulat  de  Quadratus; 
car  lors  du  tremblement  de  terre,  il  fréquentait  les  sources 
,    thermales  situées  près  de  Smyrne  *. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  confondre  la  secousse  qui  renversa 
Mitylène  avec  celle  qui  avait  détruit  Rhodes  quelques  années 
auparavant,  et  fait  beaucoup  de  mal  en  Lycie  et  en  Carie.  Cette 
catastrophe  eut  lieu  lorsque  Aristide  voyageait  en  Egypte, 
ainsi  qu'il  le  dit  lui-même2;  d'un. autre  côté,  nous  avons  vu 
qu'Aristide  était  lié  d'amitié  avecHéliodore,  le  préfet  d'Egypte, 
et  il  est  probable  que  cette  liaison  se  forma  lors  de  son  séjour 
dans  le  pays  et  avant  sa  maladie.  Or  Héliodore  gouvernait 
l'Egypte  pendant  les  premières  années  du  règne  d'Antonin ,  et 
c'est  à  cette  époque  qu'il  faut  fixer  la  destruction  de  Rhodes. 
En  effet,  Capitolin3  et  Pausanias4  placent  cet  événement  sous 
le  règne  d'Antonin,  et  ils  ajoutent  que  l'empereur  restaura 
magnifiquement  les  villes  qui  avaient  souffert. 

1  P.  499.  3    Vita  Antonini,  9. 

2  Oral.  XLIV,  p.  824.  "  II,  vu,  1  ;  VIII,  xliii  ,  3. 

3i. 


244  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Ainsi  il  faut  distinguer  trois  grands  tremblements  de  terre 
qui  eurent  lieu  du  vivant  d'Aristide;  le  premier,  qui  détruisit 
Rhodes,  est  antérieur  à  sa  maladie;  le  second,  qui  causa  la 
ruine  de  Mitylène,  arriva  pendant  sa  maladie;  et  le  troisième, 
qui  renversa  Smyrne,  eut  lieu  après  son  rétablissement  et 
vers  la  fin  du  règne  de  Marc-Aurèle.  Quant  à  celui  qui  détrui- 
sit Cyzique  sous  le  règne  d'Antonin  ',  il  n'y  fait  aucune  allusion. 
Aristide  est  le  seul  auteur  qui  ait  parlé  du  second  de  ces  dé- 
sastres; mais  les  médailles  en  ont  conservé  le  souvenir.  Il  existe 
au  cabinet  de  France2  une  monnaie  frappée  à  Smyrne  à  l'effi- 
gie de  Marc-Aurèle,  lorsqu'il  n'était  que  César,  et  dont  le  re- 
vers représente  le  songe  d'Alexandre;  on  y  voit  le  héros 
macédonien  endormi  sous  un  arbre,  la  tête  appuyée  sur  son 
bouclier;  près  de  lui  sont  deux  Némésis  debout.  On  trouve 
dans  Pausanias3  l'explication  de  ce  type;  cet  auteur  raconte 
qu'Alexandre,  étant  à  la  chasse  sur  le  mont  Pagus,  s'arrêta 
auprès  du  temple  des  Némésis,  et  s'endormit  sous  un  platane 
qui  croissait  au  bord  d'une  source  devant  le  temple;  les  déesses 
lui  apparurent  en  songe  et  lui  ordonnèrent  de  rebâtir  en  cet 
endroit  la  ville  de  Smyrne,  ce  qui  eut  lieu,  sinon  sous  son 
règne,  du  moins  sous  celui  d'Antigone,  héritier  de  sa  domi- 
nation et  de  ses  projets  en  Asie  Mineure.  Le  songe  d'Alexan- 
dre est  représenté  deux  fois  sur  les  monnaies  de  Smyrne,  une 
fois  sous  le  règne  d'Antonin,  et  une  autre  fois  sous  celui  de 
Gordien  ;  et  il  est  plus  que  probable  qu'en  rappelant  ainsi 
la  légende  de  la  fondation  de  la  ville,  les  magistrats  moné- 
taires de  Smyrne  ont  voulu  assimiler  en  quelque  sorte  l'empe- 
reur régnant  au  roi  de  Macédoine  ,  et  le  remercier  des  secours 
qu'il  avait  accordés  à  la  suite  d'un  des  nombreux  tremblements 

1   Dion,  LXX,  4-  —  '  Mionnel,  Ionie.n"  1296. —  3  VII,  v,  1. 


VIE  DU  RHÉTEUR  ^ELIUS  ARISTIDE.  245 

de  terre  qui  désolaient  périodiquement,  et  qui  désolent  encore 
aujourd'hui  ces  belles  contrées  si  bénies  du  ciel  sous  tant  d'autres 
rapports.  Au  surplus,  le  rapprochement  que  nous  faisons  n'est 
point  une  simple  conjecture;  car  dans  un  morceau  où  il  cé- 
lèbre la  reconstruction  de  Smyrne  par  Marc-Aurèle  et  Com- 
mode, Aristide  dit  expressément1  :  «Qui  n'a  entendu  vanter  la 
«  munificence  et  la  générosité  des  empereurs  ?  Grâce  à  eux,  on 
«  ne  pleure  plus  la  catastrophe,  mais  on  célèbre  la  renaissance 
«  de  Smyrne,  et  on  chante  partout  le  songe  d'Alexandre  comme 
«  le  prélude  de  sa  restauration.  » 

Quant  à  l'année  du  proconsulat  d'Albus,  le  texte  d'Aristide 
ne  permet  pas  de  la  fixer  exactement;  tout  ce  qu'on  peut  affir- 
mer, c'est  qu'il  gouverna  l'Asie  après  Atilius  Maxim  us  et  avant 
Pollio,  c'est-à-dire  entre  les  années  1A7  et  iÔ2. 

Toutefois,  il  existe  un  document  qui  peut  nous  aider  à  pré- 
ciser davantage  la  date,  bien  que  son  authenticité  soit  plus 
que  douteuse.  C'est  la  lettre  adressée  par  Antonin  au  koivov 
kcrîas,  et  conservée  par  Eusèbe2,  ainsi  que  dans  les  manus- 
crits de  l'apologie  de  Justin  Martyr.  Elle  est  datée  de  la  quin- 
zième puissance  tribunicienne  d'Antonin,  qui  correspond  à 
l'année  1 52  ,  et  il  y  est  fait  mention  des  tremblements  de  terre 
«  qui  ont  eu  lieu  et  qui  ont  lieu.  »  En  ce  qui  touche  l'histoire 
du  christianisme,  la  valeur  de  ce  document  est  nulle;  mais 
celui  qui  l'a  inventé  a  dû  trouver  dans  les  histoires  du  temps 
le  récit  des  secousses  terrestres  auxquelles  il  fait  allusion ,  et 
rien  n'empêche  d'accepter  comme  sincère  son  témoignage  sur 
ce  point  secondaire,  d'autant  plus  qu'il  est  entièrement  d'ac- 
cord avec  celui  d'Aristide.  Dans  ce  cas,  Albus  aurait  été  le 
proconsul  de  l'année  i5i-i52,  et  le  prédécesseur  de  Pollio. 

1  P.  43 1.  —  3  Hist.eccllV,  i3. 


246  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

Dans  les  actes  des  frères  Arvales1,  à  l'année  1 39 ,  figure  un 
L.  Antonius  Albus,  qui  doit  certainement  être  notre  pro- 
consul, car  les  dates  s'accordent  parfaitement,  et  le  surnom 
Albus  est  trop  rare  pour  qu'il  ait  été  porté  par  plusieurs  per- 
sonnages contemporains.  Il  n'est  pas  mentionné  ailleurs,  à  ma 
connaissance  du  moins. 

VI. 

PROCONSULAT    DE   GLABRIO. 

Dans  le  récit  de  son  affaire  avec  le  proconsul  Pollio2,  Aris- 
tide fait  allusion  à  l'intervention  «  du  fameux  Glabrio,  qui  se 
trouvait  alors  à  Philadelphie;  »  puis  à  la  page  suivante,  après 
avoir  terminé  ce  récit,  il  en  commence  un  autre3  :  « Remon- 
«  tons  maintenant  plus  haut  comme  par  les  degrés  d'un  escalier 
«  et  rappelons  un  incident  qui  m'arriva  à  une  époque  anlé- 
«rieure.  Le  sophiste  dont  j'ai  fait  mention  tout  à  l'heure  était 
«  gouverneur.  »  Bien  qu'il  ne  le  dise  pas  expressément,  Aristide 
a  voulu  indiquer  par  le  mot  vpxev  clne  ^e  sophiste  gouvernait 
l'Asie;  car  il  applique  souvent  cette  expression  aux  proconsuls 
de  la  province  \  L'on  sait  d'ailleurs  de  quelle  faveur  les  rhé- 
teurs et  les  sophistes  furent  entourés  par  les  princes  lettrés  qui 
régnaient  alors.  Je  n'ai  trouvé  aucune  mention  de  ce  Glabrio 
dans  les  fastes;  il  dut  gouverner  l'Asie  après  Atilius  Maximus 

1   Marini,  Frat  Arvul.  p.  33y.  ov  (impù  Tspàadsv  èp.vrja6riv,  r)p%ev.  Dans 

s  P.  53o.  K.a<  -sriÀiv  ^<rai>  viroexérreis ,  les  dix  pages  qui  précèdent,  Glabrio  est  le 

as  TXaêpLwvos  toû  tsàvv  Gvyxa,Ta<77ijcrav-  seul  personnage  auquel  les  mots  ou  fitxpû 

ros  tô  Tsàv  •  b  Vé?v)(sv,  olpat ,  tots  stti-  TzpàcrOev   sp.vrj(rdr}v   peuvent   s'appliquer. 

hrjfiûv.  On  trouve  à  la  page  523  un  autre  exemple 

3  P.  53 1.  <bépe  S»)   Hadâirsp   xXipaxos  des  mots  p.ixpâ>  -apôaÔev  se  rapportant  à 

àei    t<ù    àvùitépep    ■mpoïôwres   èrépov    tùv  ce  qui  a  été  dit  à  la  page  précédente. 

imèp  ratura  fii>>/f/oi>£Ûcr&)f/£v.  Ô  Go(pio1y)s ,  4  Voyez  p.  /I97,  5ai,  5a3,  5ag, 


VIE  DU  RHETEUR  JELIUS  ARISTIDE.  247 

et  avant  Albus  et  Pollio.  Il  était  peut-être  parent  d'Acilius  Gla- 
brio,  consul  en  iÔ2. 

VIL 

NAISSANCE  ET  MORT  D'ARISTIDE.  DUREE  DE  SA  MALADIE.  LA  PESTE 
EN  ASIE  MINEURE.  DATE  DE  LA  REDACTION  DES  DISCOURS  SACRES 
ET  DE  QUELQUES  AUTRES  DISCOURS  D'ARISTIDE. 

Aristide  raconte '  qu'au  moment  de  sa  naissance  la  planète 
Jupiter  était  dans  le  signe  du  Lion,  ce  qui  arrive  tous  les 
douze  ans,  la  période  de  Jupiter  embrassant  ce  nombre  d'an- 
nées. D'après  les  tables  de  l'astronome  Halley,  cette  donnée 
s'applique  aux  années  1 1 7  et  129;  Masson  a  choisi  la  seconde, 
qui  s'accordait  mieux  avec  son  système,  mais  Letronne  2  a 
montré  que  c'est  la  première  de  ces  deux  dates  qui  est  la  véri- 
table. En  effet,  si  Aristide  est  né  en  1 1 7,  il  avait  environ  vingt- 
cinq  ans  lors  de  son  séjour  en  Egypte,  qui  eut  lieu  dans  les 
premières  années  du  règne  d'Antonin,  et  probablement  pen- 
dant la  préfecture  d'Héliodore,  et  on  ne  peut  guère  lui  en 
supposer  moins;  car  il  laissa  en  Egypte  une  grande  réputa- 
tion, s'il  faut  en  croire  l'inscription3  placée  sous  la  statue  qui 
lui  fut  élevée  par  la  ville  d'Alexandrie  et  par  quelques  autres 
villes  égyptiennes.  Letronne  pense  que  cet  honneur  lui  fut  dé- 
cerné pendant  son  séjour  en  Egypte;  mais  rien  ne  prouve 
que  ce  ne  fut  pas  plus  tard,  lorsque  sa  réputation  était  bien 
établie  et  lorsqu'il  était  devenu  l'objet  des  faveurs  impériales. 
Quoi  qu'il  en  soit,  sa  vie  se  prolongea  jusque  sous  le  règne  de 
Commode,  auquel  il  adressa  un  discours  intitulé  /apoaÇ>wvrj- 
-vixos  1,(JLvpv(x,ïxôs  après  la  mort  de  Marc-Aurèle  4.  Philostrate 

1   P.  5 19.  3   Corpus  inscr.  gr.  4679. 

'  Recherches  sur  l'Egypte,  p.  267.  4   P.  43g  ,  kkk- 


248  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

dit  qu'il  vécut,  selon  les  uns,  soixante  ans,  et  près  de  soixante- 
dix  ans,  selon  les  autres1;  Suidas  place  sa  mort  sous  le  règne 
de  Commode2.  Toutes  ces  indications  s'accordent  suffisam- 
ment entre  elles  et  permettent  de  fixer  avec  certitude  la  nais- 
sance d'Aristide  à  l'année  117,  ainsi  que  le  veut  Letronne. 

La  durée  de  sa  maladie  est  exactement  indiquée  dans  plu- 
sieurs passages  des  iepoi  Xôyoï.  L'auteur  mentionne  expressé- 
ment la  deuxième  année  après  son  retour  des  bords  de  l'iEsèpe, 
qui  était  la  douzième  de  la  maladie  3.  Mais  elle  dura  plus  long- 
temps. Dans  un  songe  qu'Aristide  eut  à  Smyrne,  Esculape  lui 
apparut  :  «  Le  dieu  se  tenait  debout,  dit-il  \  devant  mon  lit, 
«  les  mains  étendues  et  ouvertes,  et  après  avoir  calculé  les  épo- 
«  ques  sur  ses  doigts,  il  me  dit  :  Je  te  donne  dix  ans,  et  Sérapis 
«t'en  donne  trois;  mais  au  même  moment  les  treize  me  sem- 
«  blèrent  être  dix-sept,  à  la  manière  dont  il  tenait  ses  doigts; 
«  puis  le  dieu  ajouta  que  ce  n'était  pas  un  vain  songe,  mais  qu'il 
«  s'accomplirait  et  que  je  le  verrais  bien  moi-même.  »  Dans  deux 
autres  passages5,  Aristide  rappelle  les  paroles  prophétiques 
d'Esculape,  qu'il  appelle  yjïyoïxusUcL  ou  izpôppricris  zsepl  t&»> 
£T&h>,  et  dont  il  constate  l'accomplissement. 

L'époque  à  laquelle  il  faut  placer  la  vision  n'est  pas  clai- 
rement indiquée;  toutefois  elle  eut  lieu  certainement  quelque 
temps  après  le  premier  séjour  à  Pergame,  séjour  qui  com- 
mença pendant  la  seconde  année  de  la  maladie.  Mais  le  récit 
même  de  la  vision  montre  qu'elle  eut  lieu  pendant  la  qua- 
trième année;  en  effet,  c'est  parce  qu'il  était  déjà  malade  de- 
puis quatre  ans  que  les  treize  années  annoncées  par  Esculape 
semblèrent  à  Aristide  en  faire  dix-sept.  On  peut  donc  admettre 

1    Vita  Sophisl.  II,  9.  ££up>7«Tit>    Trjv   dir'  Aïo-rçiroti,   IiûIshAico  Se 

5  In  v.  kpicrlslhjs.  à<p'  ov  TSpânov  énap-ov.  —  *  P.  46g.  — 

1   P.  55i,  hswépui  erei  fiera  rr/v  àva-         5  P.  h"]à,  l\Ti- 


VIE  DU  RHÉTEUR  ^LIUS  ARISTIDE.  249 

avec  toute  apparence  de  certitude  que  la  maladie  dura  en  tout 
dix-sept  ans.  Nous  avons  vu  que  la  seconde  année  coïncide 
avec  le  proconsulat  de  Julianus,  qui  gouverna  l'Asie  en  1 4^5- 
1^6;  par  conséquent  la  dix-septième  année  et  la  maladie  elle- 
même  se  terminent  à  l'automne  de  161  *. 

Nous  pouvons  déterminer  maintenant  la  date  d'un  événe- 
ment important  qui  eut  lieu  après  la  guérison  d'Aristide,  la 
fameuse  peste  qui  ravagea  l'empire  romain  pendant  les  pre- 
mières années  du  règne  de  Marc-Aurèle.  Notre  auteur  la  décrit 
en  ces  termes2  :  «Lorsque  le  temps  marqué  par  la  prophétie 
«  se  fut  écoulé,  voici  ce  qui  m'arriva.  On  était  au  plus  fort  de 
«l'été;  je  demeurais  dans  les  faubourgs  de  la  ville,  et  presque 
«  tous  les  habitants  des  environs  étaient  atteints  de  la  peste. 
«  D'abord  deux  ou  trois  de  mes  serviteurs  tombèrent  malades, 
«  puis  quelques  autres,  et  enfin  tous  tant  jeunes  que  vieux;  et 
«je  fus  frappé  le  dernier  de  tous.  Les  médecins  venaient  de  la 
«  ville,  et  leurs  aides  nous  servaient  de  domestiques;  quelques- 
«  uns  même  d'entre  eux  restaient  près  de  nous  en  guise  de  ser- 
«  viteurs.  Les  bêtes  de  somme  étaient  également  atteintes  par  le 
«  fléau,  et  il  y  avait  aussi  de  terribles  maladies  dans  l'intérieur 
«de  la  ville3.  Pendant  quelque  temps  je  résistai  à  l'action  du 
«  mal,  mais  à  la  fin  je  fus  pris  d'une  fièvre  ardente  et  mes  forces 
«m'abandonnèrent.  Les  médecins  désespéraient  de  moi,  et  on 
«  répandit  le  bruit  que  je  ne  tarderais  pas  à  succomber.  »  C'est 
alors  qu'Esculape  et  Pallas  apparurent  en  songe  à  Aristide  et 
lui  indiquèrent  les  remèdes  qu'il  fallait  prendre  et  qui  lui  ren- 
dirent la  santé.  Dans  un  autre  passage,  après  avoir  raconté  son 

1  La  maladie  commença  par  un  refroi-  èeival.  Aristide  veul-il  dire  par  là  que  la 
dissement  en  hiver.  (Voy.  p.  466,  5o2.)  pesle  régnait  aussi  dans  la  ville,  ou  bien 

2  P.  475.  qu'elle  était  décimée  par  d'aulres  mala- 

3  P.  475 ,  rjaa.v  Ss  nùv  t>7  -aôXst  vôaot  dies  ?  Il  est  difficile  de  se  prononcer. 

tome  xxvi,  ire  partie.  32 


250  MEMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

retour  des  bords  de  l'/Esèpe  sous  le  proconsulat  de  Severus , 
il  fait  allusion  à  la  même  peste  l  :  «  Et  par  la  suite  [yjpôvots 
«  valepov)  éclata  cette  maladie  pestilentielle,  dont  je  fus  guéri 
«  par  l'intervention  d'Esculape  et  de  Pallas.  » 

Ainsi  la  peste  dont  Aristide  fut  atteint  régnait  aux  environs 
de  Smyrne  pendant  l'été  qui  suivit  la  fin  des  dix-sept  ans  de 
sa  maladie,  c'est-à-dire  dans  le  courant  de  l'année  162.  Elle 
avait  commencé  en  Babylonie  et,  après  avoir  ravagé  plusieurs 
contrées  de  l'Orient,  elle  éclata  à  Rome  peu  de  temps  après  le 
retour  de  L.  Verus,  et  y  sévit  dans  toute  son  intensité  en  166, 
au  point  de  retarder  et  presque  d'arrêter  les  préparatifs  de  la 
guerre  contre  les  Marcomans.  «Le  destin  voulut,  dit  Capi- 
«tolin2,  que  Verus  semblât  ramener  avec  lui  le  fléau  jusqu'à 
«  Rome,  à  travers  les  provinces  qu'il  traversa  pendant  son  re- 
«tour.  »  Galien  en  parle  plusieurs  fois,  et  il  dit  notamment3 
qu'en  168  il  y  eut  une  recrudescence,  et  qu'elle  sévit  alors 
comme  elle  ne  l'avait  pas  encore  fait.  Aussi  est-ce  à  cette 
année  qu'elle  est  mentionnée  par  les  cbroniqueurs  Eusèbe 
et  le  Syncelle.  Le  fléau  dura  donc  plusieurs  années,  se 
portant  successivement  sur  plusieurs  points  de  l'empire,  et 
sévissant  d'une  manière  intermittente.  Nous  voyons,  d'après 
le  calcul  des  années  d'Aristide,  que  dès  162  il  avait  fait  son 
apparition  en  Ionie. 

Il  nous  reste  maintenant  à  déterminer  à  quelle  époque  Aris- 
tide écrivit  les  Xôyoi  Ispoi.  Il  le  dit  lui-même  très-clairement, 
bien  que  le  passage  k  n'ait  pas  été  compris  par  les  commenta- 
teurs :  «  La  j^remière  nuit  de  mon  séjour  à  Pergame,  Esculape 

1   P.   5o4-  à  S-eôs  rà  rpotpsï  [xov  èv  t&>  SaASi'ou  toû 

"    Verus,  cap.  vm.  vvv  vTïirov  ayj)p.wi  •  Ôalts  hè  o  'ZâXëtos 

Tome  XIX ,  p.  18.  oinrco  tùts  ys  ifisiaev  •  à  S'  stii) x.*v-  ^p0*7" 

"   P.  467.  T);  -zjpùiTij  tùv  riiitTcôii  è<3àvij  ehpevw  iû>  8-sôi  xaT  èxeïvov  ràv  zpôvov. 


VIE  DU  RHÉTEUR  MLWS  ARISTIDE.  251 

«  apparut  à  un  de  mes  serviteurs  sous  les  traits  de  Salvius ,  celui 
«qui  est  maintenant  [vvv)  consul,  et  qui  à  cette  époque  était 
«  établi  dans  le  temple  du  dieu  ;  nous  ne  savions  pas  alors  (totê) 
«  qui  était  ce  Salvius.  »  Masson ,  que  ce  passage  embarrassait 
fort,  se  tire  d'affaire  en  supposant  que  l'expression  tov  vvv 
invdTOV  est  l'équivalent  de  xov  rare  vndTov.  Il  est  vrai  que 
quelquefois  le  mot  vvv  est  appliqué  à  un  événement  qui  n'est 
pas  strictement  contemporain  de  l'auteur,  au  moment  où  il 
écrit;  mais  dans  tous  les  exemples  cités  par  Masson,  le  con- 
texte est  tellement  clair  que  le  lecteur  ne  pouvait  s'y  tromper; 
ici  au  contraire  les  mots  vvv  et  rare  sont  employés  dans  la 
même  phrase,  et  ils  sont  évidemment  opposés  l'un  à  l'autre. 
Une  seconde  difficulté,  c'est  que  si  Salvius  était  consul  alors, 
il  ne  pouvait  pas  être  à  Pergame;  aussi,  pour  sortir  d'embarras, 
Masson  traduit-il  vtvutos  par  consularis,  ce  qui  est  tout  à  fait 
inadmissible.  Du  reste,  les  difficultés  chronologiques  qui  for- 
çaient Masson  à  torturer  ainsi  le  sens  des  mots  n'existent 
plus,  et  nous  n'avons  qu'à  prendre  le  passage  dans  son  sens 
simple  et  naturel,  c'est-à-dire  que  Salvius  était  consul  l'année 
où  Aristide  rédigeait  ses  mémoires.  Or,  les  fastes  consulaires 
nous  apprennent  que  précisément  en  l'an  175  l'un  des  con- 
suls ordinaires  était  P.  Salvius  Julianus. 

Cette  date  s'accorde  parfaitement  avec  les  expressions  em- 
ployées à  plusieurs  reprises  par  Aristide,  et  d'où  il  résulte 
qu'il  composa  son  ouvrage  longtemps  après  sa  maladie.  Ainsi, 
au  début  du  second  discours1,  il  se  sert  des  mots  vvvl  Se 
toctovtois  ërecri  xai  -^pavois  vcrlepov,  et  ailleurs2,  à[xr\yjxvov 
eîizeïv  invo  zsX^dovs  èrœv.  L'année  175  convient  également 
bien  aux  données  historiques  contenues  dans  l'ouvrage;  en 

1  P.  465.—  2  P.  5o5. 

32. 


252  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

effet,  d'un  côté,  le  dernier  événement  mentionné  par  Aristide 
est  la  peste,  et  de  l'autre,  il  ne  fait  aucune  allusion  au  grand 
tremblement  de  terre  qui  renversa  Smyrne  et  qui  lui  fournit 
l'occasion  d'adresser  à  Marc-Aurèle  et  à  Commode  une  lettre  cé- 
lèbre dans  l'an  tiquité.  Or  à  l'époque  où  cette  lettre  fut  écrite,  Com- 
mode était  déjà  auguste,  et  d'ailleurs  la  destruction  de  Smyrne 
est  fixée  à  l'an  180  par  les  témoignages  positifs  de  Dion  Cas- 
sius1  et  delà  cbronique  d'Eusèbe.  C'est  donc  en  175,  lorsque 
Salvius  était  consul,  qu'Aristide  a  rédigé  ses  Discours  Sacrés. 
Le  discours  sur  la  Concorde2  entre  les  villes  de  Pergame, 
de  Smyrne  et  d'Ephèse  se  rapporte  à  des  incidents  qui  ont 
laissé  quelque  trace  sur  les  monuments  épigrapbiques  et  nu- 
mismaliques.  Ces  trois  villes  se  disputaient  la  suprématie3, 
suprématie  qui  à  cette  époque  ne  pouvait  être  qu'honorifique,  et 
qui  consistait  soit  dans  les  titres  dont  elles  se  paraient,  comme 
celui  de  ■trrpw'nj  kuitxs  \  soit  dans  un  droit  de  préséance  aux 
jeux  et  aux  sacrifices  célébrés  en  commun  par  le  koivov  Àaias. 
Aristide  reproche  à  ses  auditeurs  de  se  disputer  pour  des 
choses  auxquelles  eux-mêmes  ont  donné  le  titre  de  xoivà, 
c'est-à-dire  leurs  sénats,  leurs  temples  et  leurs  jeux5;  mais  il 
ne  s'explique  pas  autrement  sur  l'objet  précis  du  litige.  Une 
inscription  d'Ephèse6,  que  nous  publions  ici  pour  la  première 
fois,  jette  quelque  jour  sur  la  question  : 

1  LXXI,  32.  xctrs.  Les  xotvà  |3ovÀetm;pia  sont  les  xowo- 

2  Oral.  XLIf,  édit.  Dindorf.  ëovXta,  mentionnés  dans  quelques    textes 

3  P.  771.   Iïepi  toû  TSpunslov  âftiÀÀco-  épigiaphiques  et  sur  quelques  médailles. 
y.éva.s.  (Voyez  Le  Bas   et  Waddington,   Inscrip- 

4  Sur  ce  titre,  et  sur  les  rivalités  des  tions  de  l'Asie  Mineure,  n°  1176,  et  mon 
villes  d'Asie  entre  elles,  voyez  l'excellent  commentaire.) 

chapitre  d'Eckhel,  D.N.  V.  IV,  p.  282.  "  Ce  marbre  a  été    trouvé   en  même 

:    P.   790.  Kotvà  ftèv  Ta  (SotiAetmjpia ,  temps  que   celui  que  nous  avons  publié 

xoivovs  hè  tous  veùs  xal  tous  dyûvas ,  xotvà  plus  haut. 
hr,  zsâvd'  cos  eîirsîv  rà  (léyiultx  ■zspoaetpij- 


VJE  DU  RHÉTEUR  yELIUS  ARISTIDE.  253 

AtÎTOH|s[cÉT<yp  Koûcrap,  3-zou  k.§\pia.vov 

vî6s,  B-so[v  Tpatavov  TLap8iK0v  vîajv^ôs , 

B-sov  Nep[otîa  êxyovos,  Tj'tos  A'iXtos  ASpijavbs 

KvTOûvsl\yos  Sséao^oî ,  àpx.iepeiis  p.i\yi</los, 

<J>7f/ap^(K)J[s  èçovcricLs  to.  .  .  axnoKpcLiup  to.  .  .]  iizatos 

tÔ  y,  tsonrjp  ■zsa\yp[§os,  tXpsatav  t]oîs  \_âpyov<?i  nal  irf\  @ov\y 

\xcà  tS>  Srf\(j.ai  yjxlp\e.iv\. 
Tlepya.fxrivo[vs  àneSs^dfinv  èv  to<s  \yspbs  v(J.âs  y\pdtix(xaa-tv 
yjpyaa.p.évo\ys  to<]s  ovô^ncnv  oh  èyù  y^prjaBcti  iriv  tsokiv 
ttjv  J|USTepa[v  àTr]e(p[iï\v d[À>iv.  Olpat  §è  kcÙ  "Envpvai'ovs  xatà. 
Tvyjiv  iiïct.pa[\s\\onrÉv(Xi  ravra,  èv  iû  -asp)  ?ijs  a-vvOvalas 
•fyr)(p[a-[ioni ,  rov  Xontov  Se  ëKovras  evyvu^ovii'asiv,  èàv 
xa\  tfyxsîs  èv  toîs  zspbs  civtovs  ypâ(xpMcriv,  bv  zspoarfxsi 
ipb-ïïov  xoà  xéxpnai,  rfjs  tsôXsws  ai/TÔw  [de)  tfTJe  \xe\wr)- 
(j.é\vot.  To  \|/>/(pi(T(ita  'énep^ev  ^ovXtvikios  lovXtavbs  êivhpoTtos  [âov. 

^vzvy^eÏTS. 
To  S]è  ^rf(piap.a  è-xoiycrev  ypapixcasvcov  Ho.  OvrfStos  Avrwsïvos . 

Dans  cette  lettre,  l'empereur  dit  qu'il  a  appris  que  les  auto- 
rités de  Pergame,  en  écrivant  aux  Epliésiens,  leur  ont  donné 
les  titres  qu'il  avait  déclaré  appartenir  à  Ephèse.  H  suppose 
que  c'est  par  hasard  que  les  Smyrnéens  les  ont  omis  dans  leur 
décret  au  sujet  des  sacrifices  en  commun,  et  il  exprime  la 
conviction  qu'à  l'avenir  ils  les  accorderont  volontiers,  pourvu 
que  les  Epliésiens,  de  leur  côté,  dans  leurs  lettres  aux  Smyr- 
néens, donnent  à  ces  derniers  les  titres  qui  sont  convenables 
et  qui  leur  ont  été  régulièrement  attribués  (xéxpnai).  Ainsi 
ceux  de  Pergame  s'étaient  conformés  à  la  décision  impériale, 
tandis  qu'il  y  avait  encore  des  tiraillements  entre  Ephèse  et 
Smyrne.  Aristide  fait  allusion  à  la  décision  impériale  qui  une 
fois  déjà  avait  réglé  les  prétentions  de  chacun,  et  qui  avait 
été  prise  au  début  du  drfférend;  les  expressions  dont  il  se  sert 


254  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

s'appliquent  évidemment  à  Antonin  l.  La  seule  autre  indica- 
tion chronologique  qu'on  y  trouve ,  c'est  qu'Aristide  était  déjà 
malade  depuis  quelque  temps  et  qu'il  avait  déjà  reçu  de  nom- 
breuses preuves  de  l'intervention  d'Esculape 2.  Comme  le  chiffre 
de  la  puissance  tribunicienne  manque  sur  le  marbre,  on  ne 
peut  préciser  l'année  où  la  lettre  d' Antonin  fut  écrite;  mais  dans 
tous  les  cas,  elle  ne  peut  être  antérieure  à  l'an  i/io,  date  de 
son  troisième  consulat,  ni  postérieure  au  1"  janvier  i<45, 
époque  à  laquelle  il  reçut  les  faisceaux  consulaires  pour  la 
quatrième  fois.  C'est  sans  doute  à  l'occasion  du  règlement  dé- 
finitif de  la  querelle  que  les  Éphésiens  firent  frapper  la  mon- 
naie suivante 3  : 

T-AI-KAICAP-ANTQNEINOC.  Tête  iaurée  d'Antonin. 
Bf.    ZMYP-rrePr-eoeCIftN-OMON.    Diane    d'Éphèse    entre 
Esculape  et  Némésis  debout. 

Le  discours  d'Aristide  fut  donc  prononcé  du.  vivant  d'An- 
tonin, et  non  sous  le  règne  de  Marc-Aurèle,  comme  le  pré- 
tend Masson4.  D'ailleurs,  Philostrate5,  qui  parle  de  la  rivalité 
de  Smyrne  et  des  autres  villes,  place  à  la  même  époque  la  dé- 
cision impériale.  Selon  cet  auteur,  Smyrne  réclamait  en  faveur 
de  ses  temples  et  des  droits  qui  y  étaient  attachés  (v7rèp  twî' 
vcl&v  Ktxï  twv  èir' avToïs  Sixaiwv)  ;  elle  avait  choisi  le  célèbre 
sophiste  Polémon  pour  aller  plaider  sa  cause  à  Rome;  Polé- 
mon  mourut  au  moment  de  partir,  mais  on  lut  devant  l'em- 
pereur un  mémoire  qu'il  avait  composé  pour  soutenir  les  droits 


'    P.  793.  ToO  xparltyloM  twv  fiatTtXéwv  '  Cabinet  de  France;   Mionnet,  lome, 

xai   «àvras   iraiSei'a    -moipe)  dovzos   aùroû  n0!28c),  1291. 
hizppijhjv   ssepl  toOt&w  sttkx'si'/îii'tcs  to  '   Collectaneu ,  p.  cxxxn. 

xar  'àp^às  eiftiis  "    Vita  Sophist.l,  p.  53q-54o 

4  P.  773- 


VIE  DU  RHÉTEUR  -ELIUS  ARISTIDE.  255 

des  Smyrnéens,  et  l'empereur  leur  donna  gain  de  cause.  On 
sait  que  Polémon  survécut  plusieurs  années  à  l'empereur  Ha- 
drien, de  sorte  que  c'est  bien  à  la  décision  prise  par  Antonin 
que  Philostrate  fait  allusion. 

Le  morceau  intitulé  e*s  P«p7i>  fut  composé  sous  le  règne 
d'Antonin  et  probablement  lors  du  séjour  de  l'auteur  à  Rome 
au  début  de  sa  maladie,  ainsi  que  Masson  l'a  très-bien  dé- 
montré '. 

Le  discours  ek  fi&aCkéa  fut  écrit  au  moment  du  rétablisse- 
ment de  la  paix  entre  Antonin  et  Vologèse2,  et  je  crois  que 
c'est  à  ce  morceau  qu'Aristide  fait  allusion  dans  ses  Discours 
Sacrés,  sous  le  nom  de  'ZspôejoSos  zypos  ibv  aÙTOKpdzopix6. 
Le  discours  aux  Rliodiens  de  Concordia,  les  morceaux  intitu- 
lés Xiâvvaos,  HpaJcA^s,  Aerx'XyitidSat,  sisrô  (ppéctp  tov  kcrxXrj- 
nrlov,  èiri  AXe^dvSpw  èizndtpios,  AireXXd  ysveôXaxxô? ,  furent 
tous  composés  pendant  la  maladie  de  l'auteur  et  sous  le 
règne  d'Antonin  4. 

Le  morceau  intitulé  Àdrjvâ  appartient  au  règne  des  fratres 
auyusti5.  Il  en  est  de  même  du  ïlavyyvpixos  èv  KvÇikw,  qui  fut 
récité  peu  de  temps  après  la  fin  de  la  guerre  Parthique 6;  mais 
c'est  à  tort  que  Masson 7  le  place  à  la  huitième  année  de  la  ma- 
ladie; le  discours  auquel  Aristide  fait  allusion  dans  ses  mé- 
moires comme  ayant  été  prononcé  à  Cyzique  est  nécessaire- 
ment antérieur  au  Panégyrique,  qui  nous  a  été  conservé;  La 
(jLOvaiSîtx  ènl  SfAwpyr;,  la  'ZStxXtvoiSta,  èm  H^vpvy,  et  la  lettre  à 
Marc-Aurèle  et  à  Commode  se  rapportent  à  la  destruction  de 

1  Collectanea,  p.  i.v.  3  P.  453.  Voyez  plus  loin,  ch.  ix. 

2  P.  1 1  1 .  ïliv  hè  Ôaov  Eù<pp&TOv  t£  y.ai  4  Collectanea,  p.  cxxxm ,  cliii. 
Tiypiïîos  èiréxeivzTzpùs  àvcttoXis  olxeîhtoi-  s  P.  29.  Ilap'  à{j.(3oTéoaiviwv  (3a<7iAs&»'. 
xtvrjdèv  kolî  §>)  xaT);pTi<77a/  rs  ko.1  •srSTrai-  ■  P.  392,  397. 

SstiTai  roua  xpsfclovs  si'Sîi'ai  •  yav/iZei  Se  7   Collectanea ,  p.  cix. 

■sriua  1)  -ijusipos. 


256  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

la  ville  parle  grand  tremblement  de  terre,  et  à  sa  restauration 
dans  les  dernières  années  du  règne  de  Marc-Aurèle.  Le  trrpoo-- 
(pwvtiTixos  Hfxvpvaïxds  est  un  peu  postérieur  à  la  mort  de 
Marc-Aurèle1.  L'écrit  intitulé  trrpos  rovs  aiTiwfxévovs  ôti  p? 
(xe'ksTwyi  appartient  au  règne  de  Marc-Aurèle,  car  il  est  pos- 
térieur à  la  grande  peste2.  Enfin  le  morceau  els  k<jx\r)mov  a 
été  composé  après  les  Discours  Sacrés3,  et  par  conséquent  après 
l'année  176;  ainsi  que  le  fait  remarquer  Masson4,  cet  écrit 
paraît  être  le  dernier  en  date  de  ceux  qu'Aristide  a  laissés,  et 
il  semble  être  l'œuvre  d'un  homme  qui  se  retire  du  monde  et 
qui  prend  congé  de  la  vie  active. 

VIII. 

DE    QUELQUES    PERSONNAGES    SECONDAIRES    MENTIONNES 
PAR    ARISTIDE. 

Nous  réunissons  dans  ce  chapitre  les  renseignements  que 
nous  avons  recueillis  au  sujet  de  quatre  personnages  mention- 
nés par  Aristide,  et  nous  les  insérons  ici  parce  qu'ils  parais- 
sent avoir  échappé  aux  commentateurs. 

Parmi  les  hommes  qui  fréquentaient  le  temple  d'Esculape  à 
Pergame  pour  des  raisons  de  santé,  se  trouvait  un  certain 
Sedatus,  qui  est  mentionné  plusieurs  fois  5  par  notre  auteur. 
Il  nous  apprend  que  Sedatus  était  originaire  de  Nicée,  qu'il 
s'était  appelé  Théophile  avant  de  prendre  le  nom  de  Sedatus, 
et  qu'il  avait  été  préteur.  Or  on  a  trouvé  à  Laodicée  de  Phrygie 
une  inscription6  en  l'honneur  d'un  Sedatius  Theophilus,  qui 

1    Collcclanca,  p.  clu.  ''  Collectanea ,  p.  cliv. 

a  P.    572.    AteXé^drjv   stpÙTspov  -aspt  s  P.  £77.  5o6,  5i5. 

-orjTwv,  i)vl%  b  \oip.bs  rjxpaÇe.  6  Corpus  inscr.  <jr.  ?>$%';. 
3  P  6à- Oircos  èv-rots iepoïs Xôyoïs etpyjtou. 


VIE  DU  RHÉTEUR  ^ELIUS  ARISTIDE.  257 

avait  été  nomophylax  de  Laodicée,  et  qui  avait  été  le  bienfaiteur 
de  sa  patrie.  Sans  aller  jusqu'à  dire  que  ce  personnage  est  le 
même  que  l'ami  d'Aristide,  il  nous  semble  assez  probable 
qu'ils  devaient  appartenir  à  la  même  famille.  En  effet,  le  nom 
de  Sedatius  ne  se  rencontre  pas  souvent  sur  les  monuments, 
et  les  principaux  personnages  qui  l'ont  porté  à  Rome  appar- 
tiennent précisément  au  siècle  des  Antonins  l. 

Dans  le  journal  des  deux  mois,  dont  nous  avons  déjà  parlé, 
et  qui  se  rapporte  probablement  au  proconsulat  de  Quadratus, 
c'est-à-dire  à  l'année  1 55,  il  est  question  d'un  certain  Pelops2, 
à  qui  Aristide  raconte  plus  tard  quelques-uns  de  ses  songes, 
et  qu'il  mentionne  sans  rien  ajouter  au  sujet  de  sa  personne 
ni  de  sa  profession,  comme  s'il  était  parfaitement  connu  des 
contemporains.  C'est  qu'en  effet  ce  Pelops  était  un  des  méde- 
cins les  plus  célèbres  de  son  temps,  renommé  surtout  pour 
sa  science  anatomique,  et  l'un  des  maîtres  de  Galien.  Ce  der- 
nier parle  de  lui  plusieurs  fois  avec  respect  dans  ses  ouvrages 3; 
il  suivait  ses  leçons  à  Smyrne  vers  l'an  i5o,  et  plus  lard,  eu 
168,  lorsque  lui-même  avait  déjà  une  réputation  faite,  il  vint 
s'établir  auprès  de  lui  à  Smyrne  pour  profiter  de  sa  grande 
expérience. 

Enfin,  il  y  a  un  certain  Rufinus  qui  figure  plusieurs  lois 
dans  le  récit  d'Aristide4,  et  qui  était  un  personnage  considé- 
rable, ayant  de  l'influence  auprès  des  proconsuls  romains.  Il 
avait  élevé  à  ses  frais,  probablement  à  Smyrne,  un  temple 
somptueux  et  dédié  nombre  d'offrandes  magnifiques  aux  dieux. 
Il  est  mentionné  à  la  deuxième  et  à  la  dixième  année  de  la 


1  Gruter,  p.  127,  1077;  Muratori,  58,  VIII,  p.  19/i;  XV,  p.  i36;  XIX,  p.   16, 

8;  Apuleius,  Florida,  9.  17,  57. 

!  P.  455.  "  P.  5io,  5i4,  526. 
3  Galen.  tome  II,  p.  217;  V,  p.'  1 12  ; 

tome  xxvi,  impartie.  33 


258  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

maladie,  et  paraît  avoir  résidé  habituellement  à  Smyrne  ou  à 
Pergame.  Il  fut  peut-être  le  père  du  sophiste  Claudius  Rufinus, 
qui  fut  stratège  éponyme  de  Smyrne  sous  Septime  Sévère, 
ainsi  que  l'attestent  les  médailles  de  cette  ville 1.  Les  rhéteurs 
ou  sophistes  ont  joué  un  grand  rôle  à  l'époque  des  Antonins; 
ils  étaient  choyés  par  les  chefs  de  l'empire,  ils  parvenaient 
aux  plus  hautes  fonctions  de  l'État  et  ils  amassaient  de  grandes 
richesses,  dont  ils  faisaient  généralement  un  usage  libéral. 
C'est  ainsi  que  Hérode  Atticus  à  Athènes,  Proclus,  Polémon 
et  Altale  à  Smyrne  et  à  Laodicée,  élevèrent  à  leurs  frais  des 
édifices  publics  qui  illustrèrent  leur  mémoire. 

Parmi  les  œuvres  d'Aristide,  il  y  a  un  morceau  intitulé 
Â7T£ÀÀœ  yevsdliixxôs ,  et  composé  à  l'occasion  du  jour  de  nais- 
sance d'Apellas,  jeune  homme  appartenant  à  une  des  prin- 
cipales familles  de  Pergame.  L'auteur  y  fait  un  magnifique 
éloge  de  Quadratus,  le  bisaïeul  d'Apellas;  il  célèbre  les  bien- 
faits dont  il  avait  comblé  Pergame  sa  patrie,  et  les  honneurs 
qu'il  avait  reçus  des  empereurs.  Ce  Quadratus,  inconnu  à 
l'histoire,  est  mentionné  dans  plusieurs  inscriptions  trouvées 
à  Pergame2,  à  Elaea  3  et  à  Tlos4  en  Lycie.  Il  avait  rempli  de 
nombreuses  et  Importantes  fonctions  sous  les  règnes  de  Do- 
mitien  et  de  Trajan;  il  fut  successivement  légat  des  procon- 
suls de  Bithynie  et  d'Asie,  légat  impérial  de  Lycie,  proconsul 
de  Crète  et  de  Cyrène,  légat  impérial  de  Cappadoce  et  de 
Syrie,  et  enfin  proconsul  d'Asie;  il  avait  été  consul  stiffectus5 
en  l'an  98  et  consul  pour  la  deuxième  fois  en   io5.  On  voit 


1  Mionnet,  Ionie,  n"  i338,  i34o.  3  C.   I.    gr.  353a;  Borghesi,  Œuvres 

2  C.    I.   gr.    3548,   354g;  Le  Bas  et  complètes,  II,  p.  i5. 
Waddinglon,    Inscr.    de    l'Asie   Mineure,  '   C.  I.  gr.  l\2?t%,  d. 

n°  1722.  5  Cardinali,  Diplomi  militari,  IX. 


VIE  DU  RHÉTEUR  ^ELIUS  ARISTIDE.  259 

que  les  habitants  de  Pergame  avaient  raison  d'être  fiers  de 
leur  concitoyen ,  et  Apellas  de  son  ancêtre. 


IX. 

DE    QUELQUES    EVENEMENTS    DU    REGNE    D'ANTONIN    EN     SYRIE. 

ET    EN    EGYPTE. 

Nous  avons  vu  que  le  journal  des  deux  mois  de  Posidéon 
et  Lénaeon  x  se  rapporte  très-probablement  au  proconsulat  de 
Quadratus,  et  que  par  conséquent  ces  deux  mois  correspon- 
dent à  janvier  et  février  1  55.  «  Le  cinq  de  Lénaeon,  dit  Aris- 
tide2, je  rêvai  que  j'offrais  mes  prières  à  tous  les  dieux,  selon 
«  mon  habitude,  et  qu'ensuite  j'invoquais  en  particulier  Zeus, 
«  Ares  et  les  dieux  de  la  Syrie.  A  cet  incident  venait  succéder 
«  dans  mon  rêve  celui  du  discours  à  l'empereur  que  j'avais  com- 
«  posé  ;  or,  je  l'avais  envoyé  à  celui  des  deux  empereurs  qui  était 
«  alors  en  Syrie,  et  la  démarche  me  réussit3.  —  Le  douzième 


'  P.  446460. 

2  P.  453-454. 

3  Kai  fterà  toûto  èyîyvero  rj  -uspôcjohos 
>/  Tspos  toi»  ainoxpâ-topa ,  èiïSTtôp.(pstv  hè 
es  tôi>  èv  Ttj  2up/a  tôts  aÙTOxpiropa,  xaî 
eiivéëi]  xaXûs.  Ce  passage  obscur  n'a  pas 
élé  compris  par  Masson  [Colleclanea, 
p.  lxxxviii),  qui  traduit  ainsi  :  Sibi  vide- 
haluT  ad  imperatorem ,  qui  in  Syria  iam 
erat,  esse  missum  alque  ad  eum  accessisse. 
Mais  iiceitbp.<psiv  signifie  miseram  et  non 
missus  fueram.  Le  mot  tûpôo-oSoï  signifie, 
il  est  vrai,  généralement  «  entrevue,  accès 
auprès  d'une  personne,»  et  Aristide  lui- 
même  l'emploie  dans  ce  sens  :  TSpôcrohos 
■73005  tov  r)ysp.6va  (p.  532),  -mpàsTOv  )Sa- 
<7<Àéa  (p.  544).  Mais  ici,  pour  avoir  un 
sens  raisonnable ,  il  faut  traduire  par  t  dis- 


cours, harangue.  »  Voyez  Thésaurus  lin- 
guœ  Grœcce,  in  voce.  Je  crois  que  ce  dis- 
cours envoyé  à  l'empereur  est  le  morceau 
intitulé  sïs  (3acriXsa,  le  onzième  dans  l'édi- 
lion  de  Dindorf  ;  il  est  certainement  adressé 
à  Antonin ,  et  il  fait  précisément  allusion  à 
la  pacification  des  frontières  de  Syrie  :  tsâv 
§£  Ôtrov  Y-iiÇipàrOM  Te  xaî  Tiyp>]TOS  êitéxetva 
iffpôs  àvciToXài  oîxsï  hioixtvrjdèv  xai  h) 
xcrnjptiaTai  Te  xaî  -sreira/SewTai  tous  xpsfc- 
TOtis  eiSeVat  •  7;t7D^â|e(  Se  Tôica  ))  ijirsi- 
pos  (p.  1 1 1 ).  Le  style  d'Arislide  manque 
généralement  de  clarté  et  de  précision  ; 
dans  les  Ispoi  Xàyot  l'obscurité  est  encore 
accrue,  parce  qu'il  est  malaisé,  quelque- 
fois ,  de  démêler  si  l'auteur  raconte  un 
rêve  ou  un  fait  réel. 

33. 


2(30  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

«jour  du  mois,  je  vis  en  songe  Antonin,  le  plus  âgé  des  empe- 
«  reurs,etle roi  de  nos  ennemis  faire  alliance  ensemble.  Lorsque 
«les  gens  de  la  suite  de  Vologèse  approchèrent,  ils  parlaient 
«beaucoup,  et  il  me  sembla  qu'ils  se  servaient  de  la  langue 
«  grecque.  Ensuite  les  deux  princes  passèrent  auprès  de  moi 
h  vêtus  de  leurs  robes  royales;  1  empereur  avait  une  expression 
«  d'une  grande  douceur,  tandis  que  le  roi  avait  un  air  sévère; 
«  il  s'assit  non  loin  de  moi,  et  de  l'autre  côté  Antonin  prit  place 
«  sur  un  trône.  »  Aristide  raconte  ensuite  comment  Vologèse  le 
pria  de  faire  un  discours  devant  lui,  sa  vanité  de  rbéleur  le 
poursuivant  jusque  dans  ses  rêves. 

Il  est  évident  que  ce  songe  se  rapporte  à  des  événements 
contemporains,  et  qui  étaient  l'objet  de  la  préoccupation  gé- 
nérale. On  peut  donc  en  conclure  qu'en  février  i55  l'empe- 
reur Antonin  était  en  Svrie,  occupé  à  faire  la  paix  avec  Volo- 
gèse. Masson ,  qui  rapporte  ce  passage  à  l'année  1 66 ,  l'applique 
à  L.  Verus,  qui  dirigea  la  longue  guerre  contre  les  Partlies  de 
162  à  166.  Mais  L.  Verus  n'a  jamais  porté  le  nom  d'Antonin, 
et  il  ne  peut  être  question  de  lui  dans  le  récit  d'Arislide;  il  ne 
peut  non  plus  être  question  de  Marc-Aurèle,  car  ce  prince  ne 
quitta  pas  l'Italie  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre  Par- 
thique,  et  n'alla  en  Syrie  que  longtemps  après,  lors  de  la  ré- 
volte d'Avidius  Cassius. 

D'ailleurs,  les  indications  fournies  par  Aristide  sont  confir- 
mées d'une  façon  remarquable  par  le  passage  suivant  de  la 
chronographic  de  Jean  Malalas1,  auteur  dont  on  ne  peut  con- 
tester l'autorité  en  ce  qui  touche  l'histoire  de  la  Syrie,  puisque 
Antioche  était  sa  patrie.  «A  Héliopolis  de  Phénicie,  Antonin 
«  éleva  un  grand  temple  de  Zeus,  qui  est  une  des  merveilles  du 
«monde.  A  Laodicée  de  Syrie,  il  construisit  le  forum  et  les 

1    P.  280,  édition  de  Bonn. 


VIE  DU  RHÉTEUR  yELIUS  ARISTIDE  261 

«  bains  publics ,  qui  portent  son  nom .  Il  fit  une  campagne  contre 
«  les  Égyptiens  qui  s'étaient  révoltés  et  qui  avaient  tué  le  préfet 
«  (rov  avyovald'Xiov)  Dinarchus;  après  les  avoir  vaincus  et  châ- 
<(  tiés,  il  revint  à  Alexandrie  et  fit  construire  la  porte  du  Soleil 
«  et  celle  de  la  Lune,  ainsi  que  le  dromos.  Lorsqu'il  vint  à  An- 
«  tioche  la  Grande ,  il  fit  paver  la  place  devant  les  portiques  de 
«  Tibère,  ainsi  que  toutes  les  rues  de  la  ville,  avec  des  pierres  à 
«  meules,  qu'il  fit  venir  de  la  Thébaïde;  et  il  supporta  tous  les 
«  frais  de  cette  opération,  ainsi  qu'il  est  relaté  dans  l'inscription 
«  qu'il  fit  placer  au-dessus  de  la  porte  dite  des  Chéroubim,  car 
«  c'est  par  là  qu'il  commença,  et  l'inscription  y  est  encore  main- 
«  tenant.  Il  fit  aussi  construire  des  bains  à  Césarée  de  Palestine, 
«  à  Nicomédie  de  Bithynie l  et  à  Ephèse  ;  ces  bains  étaient 
«publics  et  portaient  son  nom.  Il  retourna  ensuite  à  Rome.  » 

Ce  passage  important  nous  apprend  qu'Antonin,  à  l'imita- 
tion de  son  prédécesseur  Hadrien,  fit  un  assez  long  séjour 
dans  les  provinces  orientales  de  l'empire,  notamment  en  Egypte 
et  en  Syrie;  mais  il  était  impossible  de  deviner  à  quel  mo- 
ment de  son  règne  il  s'était  éloigné  si  longtemps  de  Rome. 
Nous  avons  maintenant  un  point  fixe,  c'est  qu'en  février  i55 
il  était  en  Syrie,  occupé  à  conclure  un  traité  de  paix  et  d'al- 
liance avec  Vologèse.  Borghesi ,  dans  son  Mémoire  sur  les  ins- 
criptions de  Sepino'2,  a  parlé  des  rapports  entre  les  Parthes  et 
les  Romains  sous  Anlonin,  et  il  s'est  servi  du  passage  d'Aris- 
tide; mais  il  n'a  pas  connu  celui  de  Malalas.  Le  savant  italien 
a  montré,  d'après  le  cursus  honorum  de  L.  Neratius  Proculus, 
qu'il  y  eut  une  guerre  contre  les  Parthes,  ou  au  moins  une 
menace  sérieuse  de  guerre,  sous  le  règne  d'Antonin;  en  effet, 

1  Ces  Thermœ  Antoninianœ  sont  men-  a  Borghesi,  Œuvres  complètes,  V,  p.  374, 

lionnées  dans  une  inscription  de  Nicomé-        sqq. 
die,  Gruter,  p.  1079,  2. 


262  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

il  est  dit  de  Neratius  qu'il  fut  chargé  par  ce  prince  de  con- 
duire en  Syrie  les  détachements  destinés  à  la  guerre  Par- 
ihique1,  et  les  autres  fonctions  qu'il  remplit  ensuite,  toujours 
du  vivant  d'Antonin,  occupèrent  au  moins  quatre  ans. 

Pendant  tout  le  règne  d'Hadrien,  la  paix  entre  les  Romains 
et  les  Parthes  n'avait  pas  été  troublée;  et  cet  état  de  choses  ne 
changea  pas  tant  que  Vologèse  III  resta  sur  le  trône.  Mais  ce 
prince  étant  mort  en  1 48 ,  après  un  règne  de  soixante-douze 
ans,  son  successeur  Vologèse  IV  se  montra  d'humeur  moins 
pacifique;  il  semble  d'ailleurs  qu'il  réunit  de  nouveau  sous 
son  sceptre  les  différentes  fractions  de  la  monarchie  des  Par- 
thes, qui  pendant  une  grande  partie  du  règne  de  son  prédé- 
cesseur "avaient  obéi  à  différents  princes  Arsacides2.  Vologèse  IV 
nourrissait  dès  le  début  de  son  règne  les  projets  qu'il  accom- 
plit plus  tard;  il  réclama  le  trône  des  rois  Parthes,  que  Trajan 
avait  enlevé  de  Ctésiphon  comme  trophée  de  sa  victoire,  et  se 
mit  en  mesure  d'expulser  de  l'Arménie  le  roi  qu'Antonin  y 
avait  installé  en  1  l\o 3.  Mais  il  suffit,  dit  Capitolin  4,  d'une  lettre 
de  l'empereur  pour  l'arrêter  dans  cette  entreprise,  et  quant  au 
trône,  Antonin  refusa  de  le  rendre.  Borghesi  fait  observer 
avec  raison  qu'Antonin  ne  se  borna  pas  à  écrire  des  lettres  à 
Vologèse,  mais  qu'il  réunit  des  troupes  sur  la  frontière,  et 
qu'il  y  eut  même  probablement  un  commencement  d'hostilités, 
ainsi  que  l'indiquent  les  mots  bellum  Parthicum  de  l'inscription 
de  Neratius.  Nous  voyons  maintenant  que  le  danger  fut  assez 
sérieux  pour  qu'Antonin  se  rendît  de  sa  personne  à  Antioche, 


1  Missus  ah  imp.  Antonino  Aug.  Pio  ad  Vologèse  III,  résultent  des  monnaies  pu- 
dedacendas  vexillationes  in  Syriam  ob  bel-  bliées  et  commentées  par  M.  de  Longpé- 
lam  Parthicum.  Gruler,  p.  Zi/|i,  3.  rier  (Arsacides,  p.  118-1^7)- 

2  Ces  dates  et  le  fait  du  morcellement  3  Eckbel,  D.N.  V.  VII,  p.  i5. 
de  la  monarchie  parthique,  à  l'époque  de  i  Anloninus,    cap.  ix. 


VIE  DU  RHETEUR  ^ELIUS  ARISTIDE.  263 

et  que  les  difficultés  étaient  aplanies  au  commencement  de 
1 55.  La  paix  ne  fut  plus  troublée  pendant  le  règne  d'Antonin  \ 
et  la  sécurité  devint  si  grande  sur  les  frontières  de  Syrie,  qu'à 
sa  mort  elles  étaient  presque  dégarnies  de  troupes,  et  les  lé- 
gions de  la  province  désorganisées  par  une  longue  inaction. 
Mais  Vologèse  n'avait  pas  renoncé  à  ses  projets,  et  à  peine 
Antonin  était-il  mort  qu'il  envahit  subitement  l'Arménie  et 
commença  ainsi  la  guerre  qui  coûta  à  l'empire  romain  quatre 
années  d'efforts  incessants  et  de  luttes  sanglantes. 

On  ne  peut  fixer  la  durée  du  séjour  d'Antonin  en  Orient2. 
Il  ne  quitta  pas  l'Italie  avant  î  53,  car  sous  le  proconsulat  de 
Severus,  au  commencement  de  1 54,  Aristide  reçut  d'Italie  des 
lettres  de  lui,  écrites  quelque  temps  auparavant.  Quant  à 
l'époque  de  son  retour,  tout  ce  qu'on  peut  affirmer,  c'est  qu'il 
était  à  Rome  le  3o  novembre  ï 5 7 3 . 

On  ne  sait  pas  non  plus  si  la  révolte  des  Egyptiens  précéda 
ou  suivit  les  difficultés  avec  Vologèse,  Malalas  la  place  avant 
le  séjour  d'Antonin  à  Antiocbe,  et  comme  il  est  présumable 
que  c'est  pendant  ce  séjour  que  fat  conclu  le  traité  de  paix 
avec  Vologèse,  on  peut  supposer  que  le  meurtre  du  préfet 
Dinarchus  eut  lieu  en  1 53  ou  i5/i-  Quant  à  ce  gouverneur 
d'Egypte,  dont  Letronne  ne  connaissait  que  le  nom,  on  sait 
maintenant  quelque  chose  de  sa  famille,  grâce  aux  inscriptions 
de  Lambèse  publiées  par  M.  Léon  Renier  \  Elles  nous  appren- 
nent en  effet  qu'en  l'an  1 69^  sous  Marc-Aurèle,  le  légat  de 
Numidie  s'appelait  M.  Aemilius  Macer  Saturninus,  qu'il  avait 


Nous  avons  déjà  cité  plus  haut  un  cap.  vu)  s'est  trompé  en  disantqu'Antonin 

passage  du  discours  d'Aristide  sis  (Sacri-  ne  quitta  pas  l'IlaliependanUoutson  règne. 
Xéct  (p.  111)  qui  se  rapporte  aux  mêmes  3  Le  Bas  et  Waddington,  Inscriptions  de 

événements.  l'Asie  Mineure,  n°  866. 


2  II  est  évident  que  Capilolin  (ânlonintis,  4  Inscriptions  de  l'Algérie,  38-4 


264  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

un  frère  appelé  M.  Aemilius  Macer  Dinarchus,  qui  fut  aussi 
légal  de  Numidie,  et  qu'ils  étaient  tous  les  deux  fils  de  M.  Ae- 
milius Macer.  Le  surnom  de  Dinarchus  est  trop  rare  pour 
qu'on  puisse  raisonnablement  douter  de  la  parenté  du  préfet 
d'Egypte  avec  le  légat  de  Numidie,  dont  il  était  probablement 
l'oncle. 

Letronne1  plaçait  la  mort  de  Dinarchus  vers  i/i8,  et  lui 
donnait  pour  successeur  Félix,  le  gouverneur  mentionné  par 
Justin  Martyr  dans  sa  première  Apologie2.  Franz  a  adopté 
sans  observations  le  système  de  Letronne3.  Tous  les  deux  ont 
admis  sans  hésitation,  pour  la  date  de  l'ouvrage  de  Justin, 
l'opinion  presque  universelle  des  commentateurs,  à  savoir 
qu'il  fut  composé  en  l'an  1 5o.  Cette  opinion  repose  prin- 
cipalement sur  le  passage  de  l'Apologie4  où  il  est  dit  que 
le  Christ  était  né  cent  cinquante  ans  auparavant;  mais  ce 
chiffre  n'est  qu'un  nombre  rond,  et  d'ailleurs,  même  en  le 
prenant  pour  un  nombre  exact,  il  ne  reporterait  la  date  de 
l'ouvrage  qu'à  l'an  i46,  puisque  le  Christ  est  né  quatre  ans 
avant  le  commencement  de  notre  ère.  Mais  la  dédicace  de 
l'Apologie  montre  clairement  qu'elle  a  été  écrite  jjlus  tôt. 
Voici  cette  dédicace,  telle  qu'on  la  trouve  dans  les  deux  ma- 
nuscrits de  Justin  :  AyTOKpdTopi  TVtw  Aïkiw  Aèpiavw  Avuwvivos 
Evcre€eï  2eéW7w  Kaicrupi,  xai  Ovr\piG(7i{iw  vïw  (pi\ocr6(pw, 
xai  Aovxiw  (piko<jô(pU)  Kaicrapos  (pvaei  viw  xoù  EvcreGovs  eter- 
iroiriTw ,  x.  t.  X.  Dans  Eusèbe5,  qui  l'a  reproduite,  on  trouve 
les  deux  variantes  suivantes  :  Kaiaapi  2eéac77«  au  lieu  de 
Hsëacrlœ  Kaicrapi,  et  Aoujc/w  Ç>ilocrô(pov  Kodcrapos. 

L'ordre  des  titres  dans  les  manuscrits  de  Justin  est  certai- 

'   Recherches  sur  l'Egypte.  "  Cap.  xlvi. 

2  Gap.  xxix.  5  Hist.  eccl.W,  12. 

1   Corp.  inscr.  gr.  III,  p.  3 12. 


VIE  DU  RHÉTEUR  JELWS  ARISTIDE.  265 

nement  fautif;  dans  les  nombreux  documents  officiels  de  cette 
époque,  le  titre  de  Kaîirap  suit  immédiatement  celui  de 
AvTOxpdrœp ,  et  'ZeÇoujlôs  est  toujours  placé  à  la  fin  après  les 
noms  propres;  jamais  le  titre  de  Katcrap  ne  se  trouve  à  la  fin, 
ni  après  celui  de  2eéW7ds.  Eusèbe  s'est  aperçu  de  ce  qu'il  y 
avait  d'insolite  dans  la  position  du  mot  Kaîirap,  et  l'a  mis 
avant  HeSacrlôs.  On  trouverait  sans  doute  quelques  exemples 
de  l'ordre  des  titres  adopté  par  Eusèbe;  mais,  je  le  répète,  il 
est  contraire  à  l'usage  constant  du  second  siècle,  ainsi  que  le 
prouvent  les  inscriptions  si  nombreuses  de  cette  époque.  Je 
crois  donc,  avec  plusieurs  commentateurs,  que  l'ordre  con- 
servé par  les  manuscrits  de  Justin  indique  une  faute  de  co- 
piste, facile  à  commettre  à  cause  du  mot  xal  qui  suivait  im- 
médiatement, et  qu'il  faut  lire  :  Eûo'eêeï'Sséaa^â),  xai  Kaîcxapi 
Oûtipi(j(T{(iœ.  En  effet,  dès  l'avènement  d'Antonin  au  trône, 
son  fils  adoptif  Marc-Aurèle  reçut  le  titre  de  César.  Il  était  fils 
d'Annius  Verus,  et  après  la  mort  de  son  père  il  reçut  d'Ha- 
drien le  nom  de  Verissimus1,  qu'il  conserva  jusqu'à  son  adop- 
tion par  Antonin  en  i38,  un  peu  avant  la  mort  d'Hadrien;  il 
prit  alors  les  noms  de  Aelius  Aurelius  Verus,  qu'il  abandonna 
lors  de  son  avènement  à  l'empire  pour  ceux  de  M.  Aurelius 
Antoninus,  sous  lesquels  il  est  connu  dans  l'histoire.  Ainsi, 
officiellement,  à  partir  de  l'année  i38,  il  ne  porta  plus  le  nom 
de  Verissimus,  et  en  i4o,  lorsqu'il  fut  consul  pour  la  pre- 
mière fois,  les  fastes  lui  donnent  le  nom  de  M.  Aelius  Aurelius 
Verus  Cœsar. 

Il  résulte  de  là  que  Justin  Martyr  a  dû  écrire  son  Apologie 
très-peu  de  temps  après  la  mort  d'Hadrien,  alors  qu'on  ne 
savait  pas  généralement  le  changement  de  nom  du  jeune 

1  On  connaît  un  pelit  nombre  de  mon-        jeune  César  porte  le  nom  de  Verissimus. 
naies  des  villes  grecques,  sur  lesquelles  le        Eckhel,  D.  N.  V.  VII,  p.  69. 

tome  xxvi,  ire  partie.  34 


266  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

prince;  mais  il  est  difficile  d'admettre  que  cette  ignorance 
ait  pu  se  prolonger  au  delà  du  commencement  de  Vannée  1 4o, 
où  il  fut  le  collègue  de  l'empereur  Autonin  dans  le  consulat. 
D'ailleurs  Justin  parle  d'Antinous,  le  favori  d'Hadrien,  comme 
étant  mort  récemment1,  et  de  la  révolte  des  Juifs  sous  Barco- 
chébas2  comme  d'un  événement  presque  contemporain.  Or,  la 
mort  d'Antinous  et  la  défaite  des  Juifs  appartiennent  aux  an- 
nées i3o-i  3i 3.  Quant  à  Félix,  le  passage  de  l'Apologie  où  il 
est  mentionné  ne  prouve  nullement  qu'il  ait  été  préfet  d'E- 
gypte au  moment  où  Justin  écrivait;  il  n'y  a  aucune  indication 
précise  de  temps;  l'anecdote  racontée  par  l'auteur  peut  s'être 
passée  aussi  bien  dix  ou  quinze  ans  auparavant,  qu'au  mo- 
ment où  il  rédigeait  son  Apologie;  et  elle  suppose  même  néces- 
sairement qu'il  s'écoula  un  certain  temps  entre  la  pétition 
adressée  par  le  jeune  chrétien  à  Félix  et  l'époque  où  Justin 
écrivait,  puisque  l'auteur  parle  avec  éloge  de  sa  conduite  pos- 
térieure. Félix  fut  donc  préfet  d'Egypte  avant  l'an  î^o,  pro- 
bablement sous  le  règne  d'Hadrien,  mais  certainement  pas 
sous  celui  d'Antonin. 

Ainsi,  pour  les  vingt-deux  ans  du  règne  d'Antonin  on  ne 
connaît  que  deux  préfets  d'Egypte,  Avidius  Heliodorus  et 
Dinarchus;  le  nom  d'un  troisième  figurait  parmi  les  inscrip- 
tions du  nilomètre,  mais  il  n'en  reste  que  le  prénom  Lucius". 
Nous  avons  déjà  dit  qu'Heliodorus  gouvernait  l'Egypte  en 
août  i4o,  ainsi  qu'il  résulte  d'une  inscription  a  trouvée  dans 
l'oasis  de  Thèbes.  Il  est  probable  qu'il  succéda  à  Petronius 
Mamertinus,  lorsque  ce  dernier  devint  préfet  du  prétoire.  On 

'   Apologie,  29.  kvrivôov  tov  vw  ■ye^s-  3  Eckliel,  D.  N.  V.  VI,  p.  48a,  537 

i>>7fiévou.  "  Corpus  inscr.  gr.  4863. 

2    Ibid.  01.  Èt>  T&j  vïiv  yeysvr][t.évu  lou-  '   Ibid.  4g55. 


VIE  DU  RHÉTEUR  .«UUS  ARISTIDE,  267 

ne  sait  pas  en  quelle  année  Petronius  fut  revêtu  de  ces  fonc- 
tions importantes;  mais  il  est  certain  qu'il  les  exerçait  en  1  4ol, 
et  il  est  probable  qu'il  avait  été  nommé  par  Antonin  vers  le 
début  de  son  règne.  La  préfecture  du  prétoire  était  la  plus 
haute  dignité  à  laquelle  on  pût  atteindre  dans  l'ordre  des 
fonctions  équestres,  et  la  préfecture  d'Egypte  était  peut-être 
la  seconde  en  importance;  il  arrivait  donc  souvent  que  l'on 
passait  directement  de  l'une  à  l'autre.  Avidius  Heliodorus  fut 
donc  probablement  nommé  préfet  d'Egypte  en  même  temps 
que  Petronius  passait  à  la  préfecture  du  prétoire,  et  si,  comme 
il  y  a  tout  lieu  de  le  croire,  c'est  lui  qui  perdit  la  faveur  d'Ha- 
drien, après  avoir  été  son  secrétaire  et  son  confident2,  on  peut 
admettre  que  la  double  nomination  eut  lieu  au  commence- 
ment du  règne  d'Antonin.  En  1 53 ,  lors  du  proconsulat  de 
Severus,  Heliodorus  avait  quitté  l'Egypte  et  se  trouvait  pro- 
bablement en  Italie,  d'où  il  écrivit  les  lettres  dont  parle  Aris- 
tide3. C'est  précisément  vers  cette  époque,  en  i53  ou  i54, 
qu'eut  lieu  la  révolte  des  Egyptiens  et  le  meurtre  du  préfet 
Dinarchus.  Etait-il  le  successeur  immédiat  d'Heliodorus?  C'est 
là  un  point  que  de  nouvelles  découvertes  épigraphiques  peu- 
vent seules  éclaircir. 

En  terminant,  nous  réunissons  dans  le  tableau  suivant  les 
résultats  auxquels  nous  a  conduit  cette  étude  de  la  vie  d'Aris- 
tide et  des  événements  contemporains. 


117.  Naissance  d'Aristide. 

1  88-1/12.   Séjour  en  Egypte,  pendant  la  préfecture  d'Héliodore.  —  Des- 
truction de  Rhodes  par  un  tremblement  de  terre. 


1  Corpus  inscr.  gr.  vol.  III,  p.  3 12.  --  2  Dion,  LXIX',  3.  Spartian.  Hadrian.  cap.  xv. 
— 3  P.  5a4. 

34. 


268  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

\lxk.  A  l'automne,  commencement  de  la  maladie,  qui  dure  en  tout  dix 
sept  ans.  —  Voyage  à  Rome. 

i/i5.  Séjour  à  Rome,  retour  à  Smyrne  et  de  là  à  Pergame. 

i/i5-i/i6.  Proconsulat  de  Julianus. 

1/16-1/17.  Proconsulat  d'Atilius  Maximus.  — Aristide  recommence  à  pro- 
noncer des  discours  en  public. 

1  47.  Voyage  à  Phocée;  songe  qui  lui  annonce  encore  treize  ans  de  ma- 
ladie. 

1 1\  7- 1  5  1 .  (?)  Proconsulat  de  Glabrio. 

1 5 1-1 52.  Proconsulat  d'Antonius  Albus.  —  Tremblement  de  terre  qui 
renverse  Mitylène  et  endommage  les  édifices  de  Smyrne. 

1  02-1  53.  Proconsulat  de  Vitrasius  Pollio. 

1  53-i  5/i.   Proconsulat  de  Tib.  Severus.  —  Dixième  année  de  la  maladie. 

1  5 A- 1  55.  Proconsulat  de  Statius  Quadratus.  —  Martyre  de  Polycarpe  le 
2 3  février  1 55.  —  Conclusion  de  la  paix  entre  Antonio  et  Volo- 
gèse,  en  Syrie,  vers  le  mois  de  février  1 55. 

161.  Fin  de  la  maladie  d'Aristide. 

162.  Commencement  de  la  peste  en  Asie  Mineure. 
166.  Elle  éclate  à  Rome  après  le  retour  de  L.  Verus. 

175.  Consulat  de  Salvius  Julianus,  pendant  lequel  Aristide  écrivit  ses 
Discours  Sacrés. 

180.  Destruction  de  Smyrne  par  un  tremblement  de  terre. 

1 85.  Aristide  meurt  sous  le  règne  de  Commode,  âgé  d'environ  soixante- 
dix  ans. 


MEMOIRE 

SUR 

LES  OFFICIERS  QUI  ASSISTÈRENT   A.U  CONSEIL  DE  GUERRE 

TENU  PAR  TITUS, 
AVANT  DE  LIVRER  L'ASSAUT  AU  TEMPLE  DE  JÉRUSALEM, 

PAR  M.  LÉON  RENIER. 


PREMIÈRE  PARTIE. 

EXPLICATION  ET  RESTITUTION  D'ONE  INSCRIPTION  LATINE 
RELATIVE  X  ON  DE  CES  OFFICIERS. 

L'inscription  dont  je  vais  avoir  l'honneur  d'entretenir  l'Aca- 
démie a  été  découverte  en  17^8,  près  de  Neltano.  On  appelle 
ainsi  un  village  moderne,  bâti,  suivant  la  tradition,  sur  l'em- 
placement d'un  temple  de  Neptune  qui  dépendait  de  l'ancien 
Antium,  aujourd'hui  Porto  d'Anzo  1.  Nettuno  n'est  éloigné  que 
d'un  mille  à  peine  de  cette  petite  ville. 

Cette  inscription  n'existe  plus;  mais  elle  a  été  copiée,  peu 
de  temps  après  sa  découverte,  par  Marini,  qui  l'a  publiée  dans 
ses  Iscrizioni  délia  villa  Albani^,  de  sorte  que  le  texte  en  est  cer- 
tain. Comme  elle  est  fort  mutilée,  elle  a  été  peu  remarquée 


1  Voy.  Nibby,  Analisi  délia  caria  de  dintorni  di  Roma,  t.  IJ,  p.  4o4  et  suiv.  — 
3  Rome,  1785,  in-4°,  p.  53. 


270  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

jusqu'ici,  et  personne,  que  je  sache,  n'a  essayé  ni  de  l'ex- 
pliquer, ni  d'en  restituer  les  lacunes. 

R  •  EQVIT  -ROM XV IR 

LITIB-IVDIC-QVAES R-  PROVINCIAE 

RETAE  •  ET-CYRENAR.  .  .  .MP  •  VESPASIANI 

AESARISAVG-LEGX-FRETEN    DONlS  •  MlLITARIBVS 

5.       B-IMP-VESPASIANO-  CAESAR T-  CAESARE  •  AVG  •  F 

ELLO  •  IVDAICO  •  CORONA-  MVRALI  -VALLARI  •  AVREA-  HASTlS'PVRIS 
EXILLIS  •  DVOBVS  •  TR  •  PL  •  PR  ■  LEG  •  PROVINC  ■  PONTI  ■  ET  •  BITHYNIAE 

AECINIA  •  A  •  F  •  LARGA  •  VXOR  ■  ET 
RCIA  •  A  •  F-  PRISCILLA-  FILIA-  FECERVNT 

C'est,  comme  le  prouvent  les  deux  dernières  lignes,  l'épi- 
taplie  d'un  personnage  qui  avait  parcouru ,  jusqu'à  la  préture 
inclusivement,  toute  la  carrière  des  fonctions  sénatoriales,  épi- 
taphe  qui  a  été  gravée  par  les  soins  de  la  femme  et  de  la  fille 
de  ce  personnage. 

Les  dignités  auxquelles  il  avait  été  successivement  élevé  y 
sont  énumérées  dans  l'ordre  direct,  c'est-à-dire  en  commen- 
çant par  la  première  qui  lui  eût  été  conférée,  et  en  finissant 
par  la  dernière  qu'il  eût  obtenue. 

Le  marbre  était  brisé  à  sa  partie  supérieure  et  du  côté 
gauche,  et  la  cassure  avait  enlevé  quelques  lettres  au  com- 
mencement de  toutes  les  lignes;  mais  ces  lettres  se  suppléent 
facilement  et  d'une  manière  certaine. 

La  lettre  R,  qui  précède  les  mots  EQVIT -ROM,  au  com- 
mencement de  la  première  ligne,  ne  peut  être  que  le  reste  du 
motsetuR,  ou  VIviR,  abréviation  de  seviro,  ou  de  VIviro. 

Il  ne  peut  manquer  au  commencement  de  la  deuxième  ligne 
que  les  lettres  ST,  qui  formaient,  avec  les  lettres  suivantes 
LITIB,  le  mot  STLITIB,  abréviation  de  stlitibus. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  271 

Le  premier  mot  de  la  troisième  ligne  doit  se  lire  cRETAE; 
celui  de  la  quatrième,  cAESARIS;  celui  de  la  cinquième,  aB; 
celui  de  la  sixième,  &ELLO,  et  enfin  celui  de  la  septième, 
dEXILLIS.  Nous  verrons  plus  loin  comment  doivent  se  com- 
pléter les  premiers  mots  des  deux  dernières  lignes. 

Le  premier  titre  mentionné  est  celui  de  sévir  des  chevaliers 
romains,  seviR(o)  EQVIT(«/n)  ROM(anornni).  Les  chevaliers 
romains  eauo  publico,  c'est-à-dire  ceux  qui  avaient  un  cheval 
entretenu  aux  frais  de  l'Etat,  étaient  divisés  en  six  escadrons 
ou  tarmae,  qui  avaient  chacune  leur  chef,  de  sorte  que  l'ordre 
entier  avait  six  chefs,  lesquels  empruntaient  à  ce  nombre  six 
le  nom  de  seviri  [sex  viri)  par  lequel  on  les  désignait1. 

Quelquefois,  dans  les  inscriptions,  on  indique  la  turma  que 
le  personnage  dont  il  s'agit  avait  commandée.  Ainsi  on  lit  : 

SEVIRO^ai'/ ■  ROM- TVRM -Ï,  dans  les  Œuvres  de  Bor- 
ghesi,  tom.  IV,  p.  2i4; 

VÎ-VIR-EQ_;R-TVR-Tl,chezQrelli,  n.  3o44; 

SEVIR  ■  EQVIT  •  ROM  ■  TVRM  ■  III,  chez  M.  Henzen,  n.  5999; 

VÏ  •  VIRO  •  EQVIT  •  ROM  •  TVRM  ■  QVINT,  chez  Orelli , 
n.  3 1 35. 

Mais  le  plus  souvent  on  se  contente  de  rappeler  d'une  ma- 
nière générale  que  le  personnage  dont  il  s'agit  a  été  sévir  des 
chevaliers  romains,  et  c'est  certainement  ainsi  qu'on  avait  pro- 
cédé dans  notre  inscription;  car  si  l'on  y  eût  indiqué  la  turma 
que  le  personnage  auquel  elle  est  consacrée  avait  commandée, 
le  numéro  de  cette  turma  et  le  mot  turma  lui-même  auraient 
dû  être  abrégés  comme  les  mois  précédents  SEVIR -EQVIT  • 

1  Telle  est  l'opinion  qui  a  été  générale-  p.  796  ;  t.  IV,  p.  5o  de  la  traduction  fran- 

mentadoptéejusqu'ici. (Borghesi , Œuvres,  çaise,  et  Res  gestae  Divi  Augasli,  p.  34  el 

t.  III,  p.  281  et  t.  III,  p.  384.)  Voyez  ce-  suiv.   cf.    Henzen,   Annales  de  l'Instit.  de 

pendant  Mommsen,  llist.  rom.  t.  I,  4°  éd.  corresp.  arch.  de  Rome,  1862,  p.  i4i. 


272  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

ROM  ;  ils  ne  suffiraient  pas  pour  remplir  la  lacune  que  l'on 
remarque  entre  les  mots  ROM  et  X  VIR,  et,  d'un  autre  côté, 
ils  n'y  laisseraient  pas  la  place  nécessaire  pour  contenir  l'indi- 
cation de  la  seule  charge  dont  le  titre  ait  pu  se  trouver  entre 
le  titre  de  sévir  equitum  Romanorum  et  celui  de  Xvir  stlitibus  ju- 
dicandis. 

Cette  charge  est  celle  de  tribun  d'une  légion,  dont,  à  l'é- 
poque où  cette  inscription  a  été  gravée,  le  numéro  et  le  nom 
devaient  être  nécessairement  mentionnés1.  Nous  pouvons  donc 
écrire  au  commencement  de  la  lacune  les  mots  TRIB-MIL- 
LEG;  mais  nous  n'avons  aucun  moyen  de  deviner  le  numéro 
et  le  nom  de  la  légion  dont  il  s'agit;  de  sorte  que  nous  sommes 
forcés  de  laisser  subsister  ici  une  lacune  de  deux  mots. 

Après  avoir  été  tribun  militaire,  le  personnage  auquel  notre 
inscription  était  consacrée  fut  decemvir  sthtibus  judicandis.  Cette 
charge,  ainsi  que  l'indique  la  forme  archaïque  de  son  nom 
(stlitibus  pour  litibus2),  était  une  des  plus  anciennes  de  Rome; 
mais,  sous  l'empire,  elle  avait  beaucoup  perdu  de  son  impor- 
tance. Ceux  qui  en  étaient  revêtus  étaient  encore  chargés  de 
convoquer  le  tribunal  des  centumvirs;  ils  étaient  encore  con- 
sidérés comme  les  assesseurs  du  tribunal  du  préteur;  mais  il 
y  a  lieu  de  croire  que,  vu  leur  âge  (on  pouvait  être  nommé 
decemvir  stlitibus judicandis  à  dix-huit  ans3),  leur  rôle  dans  ce 
tribunal  avait  quelque  analogie  avec  celui  de  nos  auditeurs. 

Cette  charge  était  une  de  celles  dont  se  composait  le  vigin- 
tivirat;  les  autres  étaient  celles  des 

IHviri  capitales, 

1  Voyez Borgliesi,  Œuvres,  t. I,  p.  244.  3  Dion  Cass.  1.  LU,  c.  xx,  et  1.  LIX, 

et  1.  III,  p.  3ig.  c.   xxvi.  Voy.  Borghesi,   Œuvres,  t.  IV, 

*  Voy.  Festus,  s.  v.  Stlata,  p.  3i3,  éd.  p.  109. 
Mûller. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  273 

Illviri  aiuro)  a[rgento)  a[eri)  f(lando)  f(eriundo),  ou  Hlviri 
monetales, 

IlIIviri  viarum  curanclarum. 

Les  membres  de  ces  quatre  magistratures  ne  formaient  qu'un 
seul  collège;  aussi  étaient-ils  quelquefois  désignés  par  le  titre 
de  XXviri,  auquel  on  ajoutait  l'indication  de  leurs  attribu- 
tions spéciales.  C'est  ainsi  qu'on  lit  dans  une  inscription  ',  qui 
existe  encore  à  Trivoli,  où  je  l'ai  vue  et  copiée  : 


XX  VIRO  MONETALI 
au  lieu  de 

ÎÎT  VIRO  MONETALI 

Le  vigintivirat  était  la  première  et  la  moins  élevée  des  ma- 
gistratures urbaines.  C'était  la  seule  que  les  chevaliers  pussent 
exercer,  et  il  fallait  être  chevalier  pour  pouvoir  y  être  appelé. 
Or  les  fils  des  sénateurs  étaient  de  droit  chevaliers  romains; 
c'est  pourquoi  nous  les  voyons  tous,  sur  les  monuments,  com- 
mencer leur  carrière  par  cette  magistrature. 

Du  temps  de  la  république  on  ne  pouvait  y  être  élevé, 
comme  à  aucune  autre  magistrature,  qu'après  avoir  servi  pen- 
dant dix  ans  dans  une  légion,  ou  pendant  cinq  ans  comme 
chevalier  romain.  Auguste  accorda  aux  fils  des  sénateurs  la  fa- 
culté de  n'accomplir  qu'après  l'exercice  de  l'une  des  charges 
du  vigintivirat  l'obligation  du  service  militaire,  ce  qu'ils  fai- 
saient en  servant  pendant  cinq  ans  dans  une  légion,  ou  dans 
plusieurs  successivement,  en  qualité  de  tribuns  des  soldats2. 


1  Orelli.  n.  2761.  mières  années  de  l'empire,  et  ils  sont  si 

2  On  a  des  exemples  de  personnages  peu  nombreux  qu'on  peut  les  regarder 
qui  accomplirent  cette  obligation  en  qua-  comme  des  exceptions.  Voy.  Henzen,  Bul- 
lité  de  préfet  d'une  aile  de  cavalerie;  mais  letin  de  l'Institut  de  corresp.  arch.  de  Rome, 
ces  exemples  appartiennent  tous  aux  pre-  1866,  p.  i45-i46. 

tome  xxvi,  impartie.  .  35 


274  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

Le  personnage  auquel  notre  inscription  était  consacrée  n'usa 
pas,  on  l'a  vu,  de  cette  faculté. 

De  tout  ce  que  j'ai  dit  jusqu'ici,  il  résulte  que  notre  pre- 
mière ligne  contient  le  commencement  du  cursus  honorum  de 
ce  personnage,  et  que  la  cassure  de  la  partie  supérieure  du 
monument  ne  nous  a  enlevé  qu'une  seule  ligne,  qui  ne  pou- 
vait contenir  autre  chose  que  ses  noms. 

Après  le  vigmtivirat,  il  fut  nommé  questeur,  et  envoyé  en 
cette  qualité  dans  la  province  de  Crète  et  de  Cyrénaïque  : 
QVAESt(ori),  pro  pR(aetore)  PROVINCIAE  cRETAE  ET  CYRE- 
NAKum.  C'est  ainsi,  en  effet,  qu'il  faut  remplir  la  lacune  de 
la  deuxième  ligne. 

Du  temps  de  la  république,  les  mots  auaestor pro  praetore  au- 
raient désigné  un  questeur  envoyé  dans  une  province,  comme 
Caton  dans  l'île  de  Chypre  en  696  de  Rome  (58  av.  J.  C), 
pour  l'administrer  en  qualité  de  propréteur1,  ou  un  questeur 
administrant,  par  intérim,  une  province  prétorienne,  en  l'ab- 
sence2 ou  après  la  mort  du  préteur  ou  du  propréteur3. 

11  n'en  est  plus  ainsi  sous  l'empire.  A  cette  époque,  tous  les 
questeurs  des  provinces  ajoutent  à  leur  titre  les  mots  pro  prae- 
tore, et  Borghesi  a  démontré  4  que  cette  addition  n'avait  pas 
d'autre  objet  que  de  rappeler  que  ces  magistrats  avaient,  par 
suite  d'une  délégation  du  proconsul,  une  partie  des  attribu- 
tions du  praetor  urbanus  et  du  praetorperegrinus ,  attributions  qui , 
dans  les  provinces  du  sénat,  appartenaient  à  ce  magistrat. 

La  Crète  et  la  Cyrénaïque  formaient,  sous  l'empire,  une 
seule  province,  dont  l'administration  avait  été  laissée  au  sé- 
nat. Nous  ne  le  saurions  pas,  que  le  titre  qui  est  ici  donné  à 

1  Velleius  Paterc.  1.  II,  c.  xlv.  Cf.  Sal-  3  Velleius  Paterc.  1.  II,  c.  xlv. 

lust.  Caiil.  c.  xvni;  Gruter,  p.  383,  5.  4   Œuvres,  t.  I,  p.  484  et  suiv.  I.  II, 

2  Sallust.  Bell.  Jugurth.  c.   cm.  p.  4o5  et  suiv. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  275 

notre  personnage  suffirait  pour  nous  l'apprendre.  On  sait,  en 
effet,  qu'il  n'y  avait  de  questeurs  que  dans  les  provinces  du 
sénat1,  les  fonctions  de  ces  magistrats  étant  exercées  dans  les 
provinces  impériales  par  un  procurateur  de  l'empereur.  C'est 
pour  n'avoir  pas  fait  cette  remarque  que  Marin  i,  commettant 
un  anachronisme  qu'on  a  peine  à  s'expliquer  de  la  part  d'un 
homme  aussi  savant,  a  cru  qu'il  était  ici  question  d'un  propré- 
teur de  Crète  et  de  Cyrèndique .  C'est,  du  reste,  la  seule  obser- 
vation qu'il  ait  faite  sur  cette  inscription. 

Le  nom  de  la  première  partie  de  cette  province  étant  écrit 
en  toutes  lettres,  il  devait  en  être  ainsi  également  du  nom  de 
la  seconde.  Il  faut  donc  compléter  le  mot  CYRENARum,  et 
de  la  lacune  que  présente  la  troisième  ligne,  il  ne  reste  plus 
que  la  place  nécessaire  pour  y  écrire  les  quatre  lettres  LEG-I, 
supplément  exigé  par  les  mots  qui  suivent,  iMF(eraloris)  VES- 
PASIANI  cAESARIS  AVG(usti)  LEG(ionis)  X-FRETENi(w). 

Notre  personnage  avait  donc  été  légat  légionnaire  au  sortir 
de  la  questure,  et  il  avait  été  promu  à  ce  grade  lorsque  Ves- 
pasien  était  déjà  empereur;  autrement,  au  lieu  de  legato  Impe- 
ratoris  Vespasiani  Caesaris  Augusti  legionis  X  Frelensis,  on  aurait 
écrit  LEG-  A VG  •  LEG-X- FRETENS,  ou  simplement  LEG- 
LEG  •  X  •  FRETENS.  Il  en  résulte  qu'on  ne  peut  faire  remonter 
sa  nomination  plus  haut  que  le  ier  juillet  69,  jour  où  Vespa- 
sien  fut  proclamé  par  les  légions  d'Egypte,  et  qui,  suivant 
Tacite2  et  Suétone3,  fut  considéré  dans  la  suite  comme  le  pre- 
mier de  son  règne;  tandis  que,  des  deux  lignes  suivantes, 
dans  lesquelles  il  est  dit  qu'il  reçut  des  récompenses  militaires 
dans  la  guerre  contre  les  Juifs,   on  peut  conclure  que  cette 

1  «In  provincias Caesaris omninoquaes-  ~  Hist.  îib.  II,  c.  lxxix. 

tores  non  mittivntur.  »  (Gaïus,  Instit.  îib.  I,  3  In  Vespas.  c.  vi. 

S  6.) 

35. 


276  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

nomination  fut  faite  avant  le  7  septembre  70,  date  de  la  prise 
de  Jérusalem ,  qui  mit  fin  à  cette  guerre. 

Sous  la  république,  les  légions  étaient  commandées  par  les 
tribuns  ;  ce  fut  Auguste  qui  créa  le  grade  de  légat  légionnaire, 
et  il  paraît  qu'il  décida  que,  pour  pouvoir  y  être  promu,  il 
faudrait  avoir  exercé  la  préture;  car,  à  quelques  exceptions 
près,  tous  les  légats  légionnaires  que  les  monuments  nous 
font  connaître  -sont  d'anciens  préteurs.  11  semble  cependant 
que  cette  décision  n'ait  pas  été  d'abord  exécutée  avec  une 
grande  rigueur;  car  nous  voyons,  en  l'an  16  de  notre  ère, 
Asinius  Gallus  proposer  au  sénat  de  conférer  la  préture  à  tous 
les  légats  légionnaires  qui  ne  l'avaient  pas  encore  exercée1, 
proposition  qui  prouve,  d'ailleurs,  que  cela  était  considéré 
comme  une  infraction  aux  règles  de  la  hiérarchie  des  fonc- 
tions publiques,  comme  une  irrégularité  assez  grave  pour 
qu'il  fût  permis  de  recourir,  afin  de  la  faire  cesser,  à  une  me- 
sure exceptionnelle. 

Cependant  Tacite  nous  apprend2  qu'en  l'an  60  de  notre 
ère,  l'élection  des  préteurs  étant  vivement  contestée,  Néron, 
qui  d'ailleurs,  on  le  sait,  n'était  pas  un  observateur  très-scru- 
puleux des  lois,  arrangea  les  choses  en  nommant  légats  légion- 
naires les  trois  candidats  qui  s'étaient  présentés  en  sus  du 
nombre  fixé;  et  nous  voyons  par  la  biographie  que  Suétone 
nous  a  laissée  de  Titus,  que  celui-ci  n'avait  encore  été  que 
questeur,  lorsqu'il  partit  avec  son  père  pour  la  guerre  de  Ju- 
dée, en  qualité  de  légat  légionnaire3. 

Notre  inscription  nous  offre  un  exemple  de  la  même  irré- 
gularité commise  par  Vespasien;  c'est  une  des  exceptions  que 

'  Tacite,  Annal.  1.  II,  c.  xxxvi.  praepositus.  »(Suelon.  in  Tito,  c.iv.)  iln- 

2^  Tacile,  Annal,  lib.  XIV,  c.  xxvm.  «  ter  legalos  majore  filio  assiimpto.  »  (Id.  in 

3  «  Ex  quaesturae  deinde  honore  legioni         Vespas.  c.  îv.) 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  277 

je  signalais  tout  à  l'heure.  Nous  verrons  plus  loin  comment 
on  peut  l'expliquer. 

La  lacune  de  la  4e  ligne  doit  être  remplie  par  le  mot  DO- 
NATO;  celle  de  la  5e,  par  la  lettre  E,  finale  du  mot  CAESARe, 
et  parles  lettres  AVG-ET.  Ces  restitutions  sont  forcées;  elles 
n'ont  pas  besoin  d'être  discutées.  Les  lignes  dont  il  s'agit  doi- 
vent doue  se  lire  ainsi  : 

donato  DONIS  MlLITARIBVS  aB  IMP  (eratore)  VESPASIA- 
NO  CAESARe  aug(asto)  etT(ito)  CAESARE  AVG(usti)  F  (Mo) 
6ELLO  IVDAICO  CORONA  MVRALI  VALLARI  AVREA 
HASTlS  PVRIS  vEXILLIS  DVOBVS. 

On  remarquera  que  toutes  ces  récompenses,  même  les 
vexilla,  qui,  dans  la  célèbre  inscription  de  Bassaeus  Rufus,  le 
préfet  du  prétoire  de  Marc-Aurèle ] ,  sont  qualifiés  de  vexilla 
obsidionalia ,  étaient  des  récompenses  qu'on  obtenait  pour  s'être 
distingué  dans  un  siège. 

Ce  passage  de  notre  inscription  mérite  encore  d'être  remar- 
qué pour  une  autre  raison.  M.  Henzen2  est  parvenu,  en  rap- 
prochant et  en  comparant  les  nombreuses  inscriptions  dans 
lesquelles  sont  mentionnées  les  récompenses  militaires,  à  dé- 
terminer quelles  étaient  celles  de  ces  récompenses  auxquelles 
pouvaient  prétendre,  sous  l'empire,  les  simples  soldats  et  les 
officiers  des  différents  grades. 

Ainsi,  il  a  démontré  que  les  simples  soldats  et  les  sous-offi- 
ciers étaient  décorés  de  phalères,  de  colliers  et  de  bracelets, 
phalens,  torambus,  armillis; 

Qu'à  ces  décorations  d'un  ordre  inférieur  on  ajoutait  pour 
les  centurions  une  couronne; 

Que  les  officiers  de  rang  équestre,  c'est-à-dire  les  tribuns 

1  Henzen,  p.  372,  n.   35y4.   —  '  Annales  de   l'Institut  de  corresp.  arch.  de  Rome, 
1860 ,  p.  2o5  et  suiv. 


278  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

et  les  préfets,  recevaient  une  couronne,  une  haste  pure  et  un 
vexillum; 

Les  légats  légionnaires,  trois  couronnes,  trois  hastes  pures 
et  trois  vexillum; 

Enfin,  les  légats  commandant  en  chef  et  les  légats  consu- 
laires, quatre  couronnes,  quatre  hastes  pures  et  quatre  vexillum. 

C'était  là  le  minimum  des  récompenses  réservées  à  chaque 
grade.  On  pouvait,  par  une  action  d'éclat,  en  obtenir  de  plus 
élevées.  Ainsi,  on  trouve  des  tribuns  et  des  préfets  qui  ont 
reçu  deux  couronnes,  deux  hastes  pures  et  deux  vexillum.  Mais 
notre  inscription  est  jusqu'ici  la  seule  dans  laquelle  il  soit  fait 
mention  d'un  légal  légionnaire  ayant  reçu  moins  de  trois  hastes 
pures  et  de  trois  vexillum.  Elle  nous  offre  donc  une  exception 
à  l'usage  constaté  par  M.  Henzen. 

Cette  exception  ne  doit  pas  nous  étonner;  c'est  une  de  celles 
dont  on  peut  dire  avec  le  plus  de  raison  qu'elles  confirment 
la  règle.  Elle  s'explique  en  effet  naturellement  par  la  position 
dans  laquelle  se  trouvait  le  personnage  auquel  ce  monument 
a  été  consacré.  Il  avait,  il  est  vrai,  le  grade  de  légat  légion- 
naire; mais  nous  avons  vu  qu'il  l'avait  obtenu  avant  d'avoir 
atteint,  dans  la  hiérarchie  des  fonctions  publiques,  le  rang  qui 
lui  eût  donné  le  droit  d'y  prétendre.  C'est  pour  cela  évidem- 
ment qu'au  lieu  de  recevoir  les  récompenses  affectées  à  ce 
grade,  il  ne  reçut  que  le  maximum  de  celles  qui  étaient  attri- 
buées au  gracie  immédiatement  inférieur. 

La  fin  de  la  septième  ligne  doit  se  lire  ainsi  : 

TK(ibano)?L(ebis)  ?R{aelon)  LEG(ato)  PROVINC(me)  PONTI 
ET  BITHYNIAE. 

Elle  nous  montre  qu'après  avoir  commandé  la  légion  Xe  Fre- 
tensis,  notre  personnage  reprit  la  carrière  des  magistratures  au 
point  où  il  l'avait  quittée  pour  être  élevé  à  ce  commandement, 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  279 

et  qu'il  fut  successivement,  par  un  avancement  régulier,  tri- 
bun du  peuple,  préteur,  et  légat  de  la  province  de  Pont  et  de 
Bithynie.  Le  Pont  et  la  Bithynie  formaient,  sous  Vespasien, 
une  province  sénatoriale;  il  fut  donc  légat  du  proconsul  de 
cette  province. 

Nous  voici  arrivés  aux  deux  dernières  lignes,  qui  contien- 
nent, ainsi  qu'on  l'a  vu,  la  huitième,  les  noms  de  la  femme  de 
ce  personnage,  la  neuvième,  ceux  de  sa  fille. 

Ce  qui  reste  du  gentilicium  de  la  femme,  .  .  AECINIA,  ne 
peut  se  compléter  que  de  deux  manières  : 

9/AECINIA,  ou  cAECINIA. 

Pensant  qu'il  devait  manquer  le  même  nombre  de  lettres  au 
commencement  des  deux  dernières  lignes,  je  m'étais  d'abord 
décidé  pour  la  première  de  ces  restitutions.  Mais  Marini  n'a 
pas  indiqué  le  nombre  des  lettres  qui  manquent  au  commen- 
cement des  lignes,  et  il  suffit  de  jeter  un  coup  d'ceil  sur  l'ins- 
cription pour  s'apercevoir  que  l'avant-dernière  devait  être  plus 
courte  que  la  dernière,  et  que,  par  conséquent,  la  cassure  du 
côté  gauche  du  marbre  avait  dû  y  produire  une  lacune  moins 
considérable.  La  raison  qui  m'avait  engagé  à  adopter  la  resti- 
tution dont  il  s'agit  n'était  donc  pas  suffisante;  aussi  ne  m'y 
étais-je  décidé  qu'à  contre-cœur. 

En  effet,  le  gentilicium  Graecinia,  qui  est  dérivé  d'un  co- 
gnomen,  Graecinus,  convient  peu  à  l'époque  de  Vespasien,  et 
encore  moins  à  la  femme  d'un  sénateur.  D'ailleurs  cette  femme 
est  dite  fille  d'Aulus,  A(aZi')  ¥[ilia),  et  aucun  des  Graecinius 
que  les  monuments  nous  font  connaître  ne  porte  ce  prénom. 

Les  prénoms  romains  n'étaient  pas  très-nombreux  :  suivant 
Varron,  cité  par  l'auteur  du  traité  De  praenominibus  attribué  à 


280  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Valère  Maxime1,  on  n'en  comptait  que  trente,  dont  la  moitié 
étaient  tombés  en  désuétude  à  la  fin  de  la  république;  et  ce- 
pendant les  quinze  qui  étaient  restés  en  usage  n'étaient  pas 
également  usités  dans  toutes  les  familles.  Chaque  famille  en 
avait  adopté  quelques-uns  et  ne  faisait  jamais  usage  des  autres2. 
Sans  doute,  si  le  nom  GRAECINIA  était  écrit  en  toutes  lettres, 
ou  si  nous  ne  pouvions  restituer  autrement  le  mot  incomplet 
qui  se  lit  dans  notre  inscription,  nous  serions  bien  forcés  d'ad- 
mettre qu'un  Graecmius  avait  porté  le  prénom  dont  il  s'agit. 
Mais  comme  il  n'en  est  pas  ainsi,  nous  ne  sommes  pas  auto- 
risés à  ajouter,  par  une  simple  conjecture,  un  prénom  nou- 
veau à  la  liste  de  ceux  que  les  monuments  nous  font  connaître 
comme  ayant  été  adoptés  par  cette  famille. 

Ce  que  je  viens  de  dire  du  prénom  du  père  de  la  femme 
dont  nous  nous  occupons,  je  puis  le  dire,  avec  bien  plus  de 
raison  encore,  de  son  surnom  LARGA.  Les  surnoms  étaient 
chez  les  Romains  le  véritable  signe  de  la  noblesse;  il  y  en  a 
quelques-uns  qui  étaient  non-seulement  particuliers  à  cer- 
taines qentes ,  comme  Pulcher,  Caecus,  Marcellus  à  la  gens  Clau- 
dia; Metellus  à  la  gens  Caecdia;  Albinus  à  la  gens  Poslumia ;  Si- 
lanus  à  la  gens  Junia,  etc.  mais  qui  ne  pouvaient  même  être 
portés  que  par  les  membres  des  familles  nobles  de  ces  gentes. 
Largus  ou  Larga  est  un  de  ces  surnoms,  car  non-seulement  il 
n'est  porté  par  aucun  membre  connu  de  la  gens  Graecinia, 
mais  il  est  extrêmement  rare  :  il  ne  se  trouve  que  trois  fois 
dans  les  sept  mille  inscriptions  du  royaume  de  Naples,  et  je  ne 
l'ai  pas  rencontré  une  seule  fois  dans  les  quatre  mille  cinq 

1  Chap.  m.  t.  XVI,  et  reproduit  avec  additions  dans 

2  On  peut  consulter  sur  ce  sujet  un  sa-  le  premier  volume  de  ses  Rômische  For- 
vant  Mémoire  de  M.  Mommsen  ,  publié  d'à-  schungen;  Berlin,  i864.  in-8°,  p.  3-68. 
bord  dans  le  Rlieinisckes  Muséum,  n.   s. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  281 

cents  inscriptions  de  l'Algérie.  Je  ne  cite  que  ces  deux  re- 
cueils, parce  que  ce  sont  les  seuls  qui  aient  une  table  des 
surnoms. 

Il  ne  faut  donc  pas  penser  à  lire  grAECINIA  le  nom  qui 
nous  occupe.  Voyons  si  la  seule  autre  manière  dont  on  puisse 
le  compléter,  cAECINIA,  donnera  lieu  aux  mêmes  objections. 
Mais  d'abord  cherchons  quel  est  le  nom  d'homme  correspon- 
dant à  ce  nom  de  femme. 

Les  recueils  de  Gruter,  de  Muratori,  de  M.  Mommsen  con- 
tiennent un  très-grand  nombre  d'exemples  du  nom  Caecinia; 
on  n'y  en  trouve  pas  un  seul  qui  soit  certain  du  nom  Caecinias. 
C'est  que  ce  n'est  pas  Caecinius,  mais  bien  Caecina,  qui  est  le 
masculin  de  Caecinia.  Cette  remarque  n'a  pas  encore  été  faite; 
il  est  donc  nécessaire  d'en  démontrer  la  justesse. 

On  rencontre  chez  les  auteurs  et  dans  les  inscriptions  un 
certain  nombre  de  noms  masculins  terminés  en  inna,  ena,  enna 
ou  erna,  comme  Caecina,  Volasenna,  Perpena,  Perpenna  ou  Per- 
perna,  etc.  Pendant  longtemps  ces  noms  ont  été  regardés  comme 
des  surnoms  (cognomina);  maison  sait  maintenant  que  ce  sont 
des  noms  étrusques,  passés  sans  changement  dans  la  langue 
latine,  et  employés  comme  noms  de  famille  (gentilicia)  l.  Or 
tout  genlilicium  est  adjectif,  et  doit,  par  conséquent,  avoir  son 
féminin;  c'est  même  en  cela  que  cette  espèce  de  noms  diffère 
essentiellement  du  surnom  {cognomen).  Eh  bien,  les  gentilicia 
dont  il  s'agit  forment  leur  féminin  en  ia;  c'est  là  ce  qui  n'a 
pas  encore  été  remarqué  et  ce  que  je  crois  être  en  mesure  de 
prouver. 

Le  fait  que  j'ai  cité  à  propos  de  Caecinia  en  est  déjà,  ce 


1  Voyez    Hûbner,    Quaestiones  onomalologicae    latinae;  Bonn,   i854,   in -8°,  p.    \k 
et  suiv. 

tome  xxvi,  irc  partie.  36 


282  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

me  semble,  une  preuve  suffisante;  mais  je  puis  en  fournir 
des  preuves  plus  directes  pour  les  autres  noms  que  j'ai  men- 
tionnés. 

On  connaît  le  nom  de  la  femme  de  M.  Nonius  Balbus ,  cet 
ancien  proconsul  de  Crète  et  de  Cyrénaïque  dont  la  statue 
équestre  en  marbre  blanc,  découverte  dans  le  théâtre  d'Her- 
culanum,  est  un  des  plus  beaux  ornements  du  musée  de 
Naples.  Cette  femme  s'appelait  Volasennia  Tertia.  On  a  trouvé, 
-aussi  dans  le  théâtre  d'Herculanum,  trois  inscriptions  qui  la 
concernent.  Je  nie  contenterai  d'en  citer  une  seule1. 

VOLASENNIAEC-F 

TERTIAE-BALBI 

DECVRIONES  ■  ET  ■  PLEBS 

HERCVLANENSIS 

On  a  également  trouvé  dans  ce  théâtre  des  fragments  d'une 
longue  liste  de  noms  appartenant  presque  tous  à  des  affran- . 
chis  2,  dont  quelques-vins  sont  ainsi  désignés  : 

M.  Nonius  M.  1.  Anthus. 
M.  Nonius  M.  1.  Chronius. 
M.  Nonius  M.  t.  Pyrru[s. 
M.  Nonius  M.  1.  Genialis. 
5.      M.  Nonius  M.  1.  Heracla. 
M.  Nonius  M.  1.  Tarentinus. 
.M.  Nonius  M.  1.  Felicio. 
M.  Nonius  M.  1.  Celer. 
C.  Volasenna  3.  1.  Thaïes. 

î  o.      C.  Volasenna  D.  1.  Vi 

C.  Volasenna  C.  1.  Hermès. 

Les  huit  premiers  sont  évidemment  des  affranchis  de  M.  No- 

1   Momnisen,  I.  N.  2/116;  cf.  2A17  et  24 1  8.  — 2  là.  ibid.  n.  a383. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  283 

nius  Balbus.  On  sait,  en  effet,  que  l'esclave,  en  recevant  la  li- 
berté, prenait,  s'il  était  affranchi  par  un  homme,  le  prénom 
et  le  genlilicium  de  son  patron,  auxquels  il  ajoutait  comme  co- 
cjnomen  le  nom  qu'il  avait  porté  étant  esclave.  Si  c'était  par  une 
femme,  les  femmes  n'ayant  pas  de  prénom,  il  prenait  celui 
du  père  de  sa  patronne,  en  y  ajoutant  le  genlilicium  de  celle-ci, 
au  masculin  bien  entendu,  et  toujours  son  nom  d'esclave 
comme  surnom. 

Or  nous  avons  vu,  par  l'inscription  de  Volasennia  Tertio. , 
que  le  père  de  cette  femme  s'appelait  Gaïus  '  ;  le  neuvième  et 
le  dixième  de  nos  affranchis,  qui  sont  les  affranchis  d'une 
femme,  ainsi  que  le  prouvent  les  sigles  D-L2,  sont  donc  des 
affranchis  de  cette  femme,  et  le  nom  qu'ils  portent,  Volasenna, 
est  la  forme  masculine  du  gentilicium  Volasennia. 

Quant  au  onzième,  qui  est  dit  simplement  C-L  [Gaïi  liber- 
tus) ,  c'est  un  affranchi  du  père  de  cette  femme. 

La  double  inscription  suivante  a  été  empruntée  par  Mura- 
toriû  au  recueil  de  Fra  Giocondo,  qui  l'avait  copiée  à  Rome. 


•  PERPENA 

PERPENIA 

DEXTER 

M-L 

NORBANA 

C'est,  on  le  voit,  l'épitaphe  d'un  patron  et  de  son  affranchie. 
Le  patron  s'appelle  Perpena,  l'affranchie  Perpenia;  Perpenia  est 
donc  le  féminin  de  Perpena,  comme  Volasennia  est  celui  de 
Volasenna,  et  Caecinia  celui  de  Caecina. 

L'inscription  suivante  est  plus  explicite  encore.  J'en  em- 

1  VOLASENNIAE-C(aii)-F(i7ifle)-  3  Pag.  1223,  i3. 

TERTIAE.  "  On  lit  chez  Muratori  NORBANIA, 

2  Voyez,  sur  le   sens  longtemps   mé-        ce  qui  est  évidemment  une  faute,  pour 
connu  de  ces  sigles,  la  note  de  M.  Hen-         NORBANA. 

zen  sur  le  n°  623g  de  son  recueil. 

36. 


284  MEMOIRES  DE  LACADEMIE. 

prunte  le  texte  au  recueil  de  Mazocchi l,  duquel  Gruter2  l'avait 
tirée  en  l'altérant. 

D  M 

L-PERPER.N  A-HERMES 

FECIT 
PERPERNIAE-MVSAE 
PATRONAE • SVAE-ET 
PERPERNIAE-VICTORIAE-ET 
LIBERTIS  ■  LIBERTABVSQVE 
EORVM 
H  •  M  •  D  •  M  •  A 


Je  pourrais  citer  d'autres  exemples  analogues3;  mais  en 
voilà  assez,  ce  me  semble,  pour  démontrer  l'exactitude  du  fait 
que  j'ai  avancé  ù,  et  d'où  il  résulte  que  notre  Caecinia,  si  c'est 
ainsi  qu'elle  s'appelait,  était  de  la  même  famille,  ou  au  moins 
de  la  même  gens,  que  les  Caecina  qui  parvinrent  aux  honneurs 
pendant  le  premier  siècle  de  notre  ère. 

Le  premier  qui  soit  mentionné  dans  l'histoire  est  celui  qui 

'   Fol.  89  t.  «  in  S.  Simeone.  »  n'auraient  perdu  leur  s  finale  qu'en  pas- 

3  Pag.  cjbà,  4.  sant  dans  la  langue  latine.  Le  fait  que  je 
'  Grul.  p.  81/1 ,  8,  et  p.  883,  1 1  ;  Fur-        viens  d'établir  semble  contredire  cette  bv- 

lnnello ,  LupidiPalavine,  p.  0S7,  n.  5 1  1 ,  etc.  polhe.se,  les  gentilicium  d'origine  étrusque 

4  Suivant  M.  Hûbner,  Qaaesl.  onomcil.  terminés  en  nas  faisant  leur  féminin ,  non 
p.  16,  les  gentilicium  dont  il  s'agit  auraient  pas  en  m'a,  mais  en  natia;  ainsi  Maecenas, 
été   originairement   terminés    en    nas,  et  Maecenalia,  Fabretli,  p.  i58,n.xxvi-: 

MAECENATIAE 
FAVSTAE 

C  •  MAECENAS  ■  TYRANNVS  •  LIBERTAE 

SVAE-ET-TERENTIAE-LEPIDAE-  OLLAS 

II -DEDIT 

Cf.  Maecenatia  Jcmas ,  Mommsen,  /.  N.  bretti,  p.  225,  601;  et  de  même  Maeiias, 
70A8  ;  Maecenatia  Hopora,  Marini,  Frat.  Maenatia ;  cf.  Maenalia  Palentina,  Momm- 
Arv.  p.  485  a;  Maecenatia  Trophime,  Fa-         sen,  /.  N.  843. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  285 

fut  défendu  par  Cicéron,  dans  un  discours  qui  est  parvenu 
jusqu'à  nous.  Il  était  de  Volalerrae  en  Etrurie  et  s'appeîait 

Aulus,  comme  le  père  de  la  femme  dont  nous  nous   occu- 

'        i 

pons  . 

Son  fils,  qui  s'appelait  également  Aulus,  fut  un  des  corres- 
pondants les  plus  actifs  du  grand  orateur.  Il  se  fit  remarquer 
par  son  hostilité  contre  César,  qui  finit  cependant  par  lui  par- 
donner, et  l'on  croit  que  c'est  lui  qui  est  cité  plus  tard  par  Ci- 
céron2, comme  un  des  amis  du  fils  adoptif  du  dictateur. 

Un  des  lieutenants  de  Germanicus,  dans  la  guerre  contre 
les  Germains,  C.  Silius,  qui  fut  consul  en  l'an  1  2  de  notre  ère, 
porte  en  outre,  dans  les  fastes  à'Anlium3,  les  noms  de  A.  Cae- 
cina Larcjus,  d'où  l'on  peut  conclure  qu'il  était  petit-fils,  par 
sa  mère,  d'un  personnage  ainsi  nommé.  Quoi  qu'il  en  soit, 
nous  avons  ici  la  preuve  qu'il  exista,  dans  les  derniers  temps 
de  la  république  et  au  premier  siècle  de  notre  ère,  deux 
membres  de  la  famille  des  Caecina  portant  non-seulement  le 
prénom  du  père  de  la  femme  dont  nous  nous  occupons,  mais 
encore  le  surnom  de  cette  femme.  Aucune  des  objections  qu'on 
peut  faire  valoir  contre  la  première  restitution  du  gentilicium 
de  cette  femme  ne  s'oppose  donc  à  la  seconde,  que  nous  sommes 
en  conséquence  autorisés  à  adopter.  Cette  femme  s'appelait 
donc 

Caecinia   A.  f.  Larga. 

1   On   découvrit   en   1739,  à  Vo!terra,  quue  in  Elruriae  urbibus  exstanl  pars  III, 

l'ancienne  Volaterrae,  un  tombeau  soûler-  p.  i5q.) 

rain  appartenant  à  la  famille  des  Caecina,  2  En    710    de    Rome,     ad     Atlicam, 

et,  parmi  les  personnages  mentionnés  dans  lib.XVI,  ep.vni,  S  2. 
les   quatre    inscriptions    latines    qu'on   y  3  Corpus  insrripiionum  Lai  inarum,  vol.  I, 

trouva,  il  y  en  a  deux  qui  portent  égale-  p.  47&,n.  XIV;  cf.  Mominsen,  ibid.  p.  45 1, 

ment  le  prénom  Aulus.  (Voy.  Gori,  Ins-  not.  et  Dion.  Cass.  lib.  LVÏ,  index  cousu- 

criptionum    anliquarum    Graec.     et    Rom.  lum. 


286  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

Mais  poursuivons  notre  énumération  des  Caecina  qui  parvin- 
rent aux  honneurs  pendant  le  premier  siècle  de  notre  ère. 

Un  autre  lieutenant  de  Germanicus,  probablement  cousin 
germain  du  précédent,  A.  Caecina  Severus,  battit  Arminius  en 
l'an  i5  de  notre  ère.  Il  était  alors,  suivant  Tacite1,  dans  sa 
quarantième  année  de  service,  ce  qui  fait  supposer  qu'il  avait 
au  moins  cinquante-huit  ans;  et  il  nous  apprend  lui-même, 
dans  un  discours  prononcé  devant  le  Sénat  en  21,  et  dont  le 
même  historien  nous  a  conservé  la  substance2,  que  sa  femme 
lui  avait  donné  six  enfants. 

C.  Caecina  Laryus,  qui  fut  consul  avec  Claude  en  4  2 ,  était 
probablement  un  de  ces  enfants,  et  l'on  peut  considérer  comme 
fils  de  celui-ci  : 

A.  Caecina  AUienus,  l'un  des  lieutenants  de  Vitellius,  qui 
fut  consul  pendant  les  mois  de  septembre  et  octobre  69,  et 
qui,  chargé  de  commander  l'armée  envoyée  contre  Antonius 
et  Mucien,  généraux  de  Vespasien,  essaya,  mais  sans  y  réus- 
sir, de  faire  passer  cette  armée  avec  lui  dans  le  parti  du  nou- 
vel empereur3. 

Je  pense  que  notre  Caecinia  était  la  fille  de  cet  A.  Caecina 
AUienus,  et  la  petite-fille,  par  conséquent,  de  C.  Caecina  Lar- 
(jns,  de  qui  elle  avait  reçu  son  surnom  Larga. 

Quoi  qu'il  en  soit,  notre  huitième  ligne  doit  se  lire  ainsi  : 

cAECINIA  •  A  •  F  •  LARGA  ■  VXOR  ■  ET 

Quant  à  la  neuvième,  son  premier  mot  .  .RCIA,  qui  est  le 
nom  de  la  fille  du  personnage  auquel  notre  inscription  a  été 
consacrée,  ne  peut  se  restituer  que  de  trois  manières  : 

poRCIA,  maRCIA  ou  /aRCIA. 

'  Annal,  lib.  1 ,  c.  i.xiv.  —  -  Ibid.  i.  III,  c.  xxxm.  —  '  Tacite,  Hist.  i.  III,  c.  xm  seq. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  287 

Le  surnom  de  cette  fille,  Priscilla,  est  un  dérivé  de  Priscus 
que  je  n'ai  rencontré  dans  aucune  de  ces  trois  génies;  il  ne 
peut  donc  nous  guider  dans  le  choix  de  son  gentdiciam.  Quant 
au  prénom  de  son  père,  qui  s'appelait  A ulus  comme  son  grand- 
père  maternel,  je  ne  l'ai  pas  rencontré  non  plus  dans  la  gens 
Porcia ,  et  je  ne  l'ai  trouvé  dans  la  gens  Marcia  que  chez  quel- 
ques personnages  des  classes  les  moins  élevées  de  la  société. 
Seize  membres  de  cette  famille,  l'une  des  plus  illustres  de 
Rome,  figurent  dans  les  fastes  consulaires,  et  aucun  ne  j>orte 
ce  prénom;  les  seuls  qu'ils  semblent  avoir  portés  sont  ceux  de 
Gaïus,  Liicias  et  Qaintas. 

La  gens  Larcia  est  beaucoup  moins  célèbre;  elle  ne  nous  a 
laisse  qu'un  petit  nombre  de  monuments,  et  presque  tous 
ceux  de  ses  membres  que  ces  monuments  nous  font  connaître 
portent  au  contraire  le  prénom  Aldus.  Voyez  notamment  Gril- 
ler, p.  799,  /j,  et  p.  944,  k'i  Muratori,  p.  1 365,  2;  p.  1699,  1,  et 
p.  2093,  5;  Gudius,  p.  172,  8,  et  Mommsen,  /.  N.  6769. 

La  dernière  de  ces  inscriotions  est  un  monument  élevé  en 
l'honneur  de  la  famille  de  Vespasien,  par  les  juniores  de  la 
tribu  Succusana,  dont  les  noms,  divisés  en  huit  centuries,  se 
lisent  sur  les  faces  latérales  du  piédestal.  Elle  est  par  consé- 
quent à  peu  près  contemporaine  de  la  nôtre,  et  dans  la  liste 
des  noms  qui  y  sont  gravés  on  remarque  quatre  Larcins,  por- 
tant tous  les  quatre  le  prénom  Aldus. 

11  est  donc  extrêmement  probable,  et  j'avoue  que  pour  moi 
il  est  certain  que  le  premier  mot  de  la  dernière  ligne  de  notre 
inscription  doit  se  restituer  LARCIA,  et  que  cette  ligne  doit 
se  lire  ainsi  : 

laRClA-A-  F  •  PRISCILLA-  FILIA-  FECERVNT 

Si  la  fille  de  notre  personnage  s'appelait  Larcia  Auli  Jilia,  ce 


288  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

personnage  devait  naturellement  s'appeler  A ulus  Larcins,  et  si 
le  prénom  Aulus  était  héréditaire  dans  sa  famille,  son  père  de- 
vait s'appeler  aussi  Aulus.  Nous  pouvons  donc  restituer  ainsi 
le  commencement  de  la  ligne  enlevée  par  la  cassure  en  tête 
de  notre  inscription  ; 

A-LARCIO-A-F 

\  oyons  maintenant  si  les  renseignements  fournis  par  les  au- 
teurs confirment  cette  restitution. 

Notre  personnage  prit  une  part  distinguée  à  la  guerre  contre 
les  Juifs,  puisqu'il  y  reçut,  en  qualité  de  légat  légionnaire, 
des  récompenses  militaires.  Or  Josèphe  a  raconté  cette  guerre 
avec  beaucoup  de  détails;  il  y  a  donc  lieu  de  croire  qu'il  l'a 
au  moins  nommé. 

Cet  historien  nous  apprend1  qu'au  commencement  de  la 
première  campagne,  en  68,  l'armée  de  Vespasien  se  compo- 
sait de  trois  légions,  de  treize  cohortes  equitatae,  de  dix  cohortes 
milliariae,  et  enfin  de  six  ailes  de  cavalerie. 

Les  légions  étaient  : 

La  XVe  Apollinaris ,  amenée  d'Egypte  par  Titus. 

La  Ve  Macédonicjue  et  la  .Xe  Fretensis,  détachées  toutes  les  deux 
de  l'armée  de  Syrie. 

La  légion  Xe  Fretensis  prit  donc  part  à  cette  guerre,  et  son 
légat  put  y  obtenir  des  récompenses  militaires. 

Josèphe  nous  apprend  en  effet  qu'elle  se  distingua^  pendant 
la  première  campagne,  aux  sièges  de  Japha'2,  de  Tiberias5,  de 
Tarichaeak  et  de  Gamala5;  mais  il  nous  apprend  en   même 

1  Bell.  Jud.  lib.  III,  c.  iv,  §  3.  4  Bell.  Jud.  lib.  III,  c.  x,  S  3. 

s  Ibul.  lib.  III,  c.  vu,  S  3i.  5  Ibid.  lib.  IV,  c.  i,  S  3. 

3  Ibid.  \ib.  III,  c.  ix,  S  8. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  289 

temps  que  son  légat  était  alors  M.  Ulpius  Traianus  \  le  père  de 
l'empereur  Trajan,  dont  il  vante  d'ailleurs  le  courage  et  l'ha- 
bileté. 

Cela  n'est  pas  en  contradiction  avec  notre  inscription,  qui 
nous  a  appris  que  le  personnage  auquel  elle  a  été  consacrée 
avait  été  nommé  légat  de  la  légion  Xe  Fretensis,  par  Vespasien 
déjà  empereur,  pendant  la  seconde  ou  la  troisième  campagne, 
par  conséquent. 

Après  que  Vespasien  eut  été  proclamé  empereur,  et  qu'il 
eut,  en  partant  pour  l'Egypte,  laissé  le  commandement  à  Ti- 
tus, cette  légion  vint,  avec  toute  l'armée,  prendre  part  au  siège 
de  Jérusalem.  Elle  prit  position  sur  la  montagne  des  Oli- 
viers; mais  avant  qu'elle  s'y  fût  retranchée,  les  assiégés  firent 
contre  elle  de  vigoureuses  sorties,  et  elle  éprouva  deux  échecs 
consécutifs,  que  Josèphe  raconte  longuement2,  sans  jamais  par- 
ler de  son  légat.  Il  semble  même  qu'elle  n'en  ait  pas  eu  alors, 
car  chaque  fois  qu'elle  est  attaquée,  Titus  lui-même  est  obligé 
d'en  venir  prendre  le  commandement.  Dans  tous  les  cas,  il 
est  évident  qu'elle  n'était  plus  commandée  par  Trajan,  qui 
avait,  dans  la  première  campagne ,  donné  de  nombreuses 
preuves  de  son  courage  et  de  son  habileté,  et  qui  ne  l'aurait 
pas  laissée  se  démoraliser  aussi  facilement.  Il  est  donc  probable 
que  cet  officier,  le  plus  distingué,  après  Titus,  des  lieutenants 
de  Vespasien,  avait  quitté  l'armée  pour  accompagner  soit  le 
nouvel  empereur  lui-même,  soit  Mucien,  le  légat  de  Syrie, 
qui  marchait  sur  l'Italie  en  passant  par  la  province  d'Asie. 

C'est  seulement  à  la  fin  du  siège,  au  moment  où  il  est  ques- 
tion de  monter  à  l'assaut  du  temple,  que  Josèphe  nous  fait 
connaître  le  nouveau  légat  de  la  légion  Xe  Fretensis.  Titus  as- 

1   Tpai'ai'ôi',  Ôvtol  toû  Ssxcrrou  rây^.aros  r}-ys[ibvtt.  —  s  Lib.  V,  c.  n  ,  S  3,  k  et  5. 
tome  xxvi,  irc  partie.  Z-j 


290  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

semble  alors  un  conseil  de  guerre,  et  parmi  les  officiers  qui  y 
assistent,  l'historien  mentionne  ce  légat1,  qu'il  appelle  ainsi  : 

Adpxios  AsttiSos, 
c'est-à-dire 

Larcius  Lepidas. 

Voilà  le  troisième  nom  du  personnage  dont  nous  nous  occu- 
pons ,  et  l'inscription  qui  lui  a  été  consacrée  peut  être  entiè- 
rement restituée,  à  l'exception  des  deux  mots  indiquant  le  nu- 
méro et  le  nom  de  la  légion  dans  laquelle  il  avait  été  tribun. 
Cette  inscription  doit  donc  se.  lire  ainsi  : 

a  ■  l  a  r  c  i  o  '  a  ■  f  •  /  e  p  i  cl  o 

seviR-  EQVIT-  ROM-  trib  -mil-  leg X-VIR 

stUTlB-lVDlC-QVAESfpr-  pR-  PROVINCIAE 
cRETAE  •  ET  •  CYRENARbim  ■  kg  •  iMP  ■  VESPASIANI 

e  AES  ARIS  ■  AVG  ■  LEG  ■  X  ■  FRETENs  •  donato  •  DONlS  ■  MlLITARIBVS 

5.    aB  •  IMP  ■  VESP  ASI ANO  ■  C  AES  ARe  :  aug  •  et  T  C  AES  ARE  •  AVG  ■  F 

&ELLOTVDAICO  •  CORONA-  MVRALI  ■  VALLARI  •  AVREA-HASTlS-PVRIS 

«EXILLIS  •  DVOBVS  •  TR  •  PL  •  PR  •  LEG  •  PROVINC  •  PONTI  :  ET  •  BITHYNI AE 

cAECJNIA-A- F- LARGA • VXOR- ET 
laRClA  •  A  •  F  •  PRISCILLa"-  FILIA  •  FECERVNT 

Aulo  Larcio,  Auli  Jilio,  Lepido,  seviro  equitum  Romanorutn,  Iribuno  mili- 

tam  leçjionis decemviro  stlitiùusjudicaudis,  quaestoripro  praetore  provinciae 

Cretae  et  Cyrenarum,  legatu  Imperaloris  Vespasiani  Caesaris  Augusti  legionis 
decimae  Fretensis ,  donato  donis  militanbus  ab  Imperatore  Vespasiano  Caesare  Au- 
qusto  et  Tito  Caesare  Augusti  filio  belto  Iudaico  corona  murali  vallari  aurea  hasiis 
puris  vexilUs  duobas ,  tribuno  plebis,  praetori,  legato  provinciae  Ponli  et  Bilhy- 
niae, 

Caecinia ,  Aulifdia,  Larga  uxor,et  Larcia,  Anlifilia,  Priscilla  fdia fecerunt. 

'   Kai  Aapxiou  AetWSou  tc>  héxiTOv  [iyov-  '  Celle  ligne  est  un  peu  plus  courle  que 

tos  -ràyfjia)    Bell.  Jud.  lil>.  VI ,  c.  iv,  S  3.  les  aulres;  mais  elle  devait  être  gravée  en 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS. 


291 


c'est-à-dire  : 

A  Aulus  Larcius  Lepidus,  filsd'Auliis,  sévir  des  chevaliers  romains,  tri 

bun  des  soldats  de  la  légion décemvir  pour  le  jugement  des  procès, 

questeur  propréteur  de  la  province  de  Crète  et  de  Cyrène,  légat  de  l'em- 
pereur Vespasien  César  Auguste  commandant  la  légion  Xe  Fretensis,  décoré 
de  récompenses  militaires  par  l'empereur  Vespasien  César  Auguste  et  par 
Titus  César,  fils  d'Auguste,  dans  la  guerre  contre  les  Juifs,  savoir  :  d'une 
couronne  murale,  d'une  couronne  vallaire,  d'une  couronne  d'or,  de  deux 
hastes  pures  et  de  deux  vexillum,  tribun  du  peuple,  préteur,  légat  de  la  pro- 
vince de  Pont  et  de  Bithynie, 

Cécinia  Larga,  fille  d'Aulus,  son  épouse,  et  Larcia  Priscilla,  fille  d'Au- 
lus,  sa  fille',  ont  fait  faire  ce  monument. 

Nous  avons  vu  qu'au  moment  où  Lardas  Lepidas  fut  nommé 
légat  de  la  légion  Xe  Fretensis ,  il  était  questeur  de  la  province  de 
Crète  et  de  Cyrénaïque.  Tacite2,  après  avoir  raconté  avec  quelle 
rapidité  les  armées  d'Egypte,  de  Judée  et  de  Syrie  proclamèrent 
Vespasien,  ajoute  qu'en  moins  d'un  mois  toutes  les  provinces 


caractères  plus  grands  que  ceux  du  reste 
de  l'inscription,  et  peut-être  le  nom  de 
la  tribu  à  laquelle  appartenait  Larcius 
Lepidus  avait-il  été  inscrit  avant  son  sur- 
nom. On  ne  peut  dire  avec  certitude 
quelle  était  cette  tribu  ;  seulement  le 
lieu  où  a  été  trouvé  le  monument  peut 
faire  supposer  avec  quelque  probabilité 
que  c'était  la  Qairina;  voy.  Grotefend , 
Imperium  Romanam  tributim  description , 
p.   3o. 

1  Je  voudrais  pouvoir  me  persuader  que 
ce  n'est  pas  de  ces  deux  femmes  qu'il  est 
question  dans  ces  vers  de  la  xiv"  satire 
de  Juvénal  : 

Expectas  ut  non  sit  adultéra  Largae 
Filia  ,  quae  nanquam  maternos  dicere  rnocebos 
Tam  cilo  nec  tanto  polerit  contexere  cursu, 
Ut  non  ter  decies  respiret  ?  Conscîa  matri 


Virgo  fuit ,  ceras  nunc  bac  dictante  pusillas 
Implel  et  ad  moeebum  dat  eisdem  ferre  cinaedrs; 
Sic  natura  jubet. 

Mais,  je  l'ai  déjà  dit,  les  surnoms  Lar- 
gus  et  Larga  se  rencontrent  rarement,  et 
parmi  les  grandes  familles  de  cette  époque , 
celle  des  Caecina  est  la  seule  qui  les  ail 
adoptés.  Les  Annius  Largus  appartiennent 
au  ii°  siècle  de  notre  ère,  et  ils  devaient 
probablement  leur  surnom  à  une  alliance 
avec  cette  famille.  Remarquons  d'ailleurs 
que  Caecinia  Larga  était  restée  veuve  avec 
une  fille  unique,  noire  inscription  le 
prouve,  et  dans  la  fleur  de  l'âge,  puisque 
son  mari  n'avait  pas  encore  atteint  le 
consulat,  qu'on  obtenait  alors  à  trenle- 
trois  ans.  (Dion.  Cass.  lib.  LU,  c.  xx.) 

2  Hist.  lib.  II,  c.  lxxxi. 

37. 


292  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

baignées  par  la  Méditerranée,  depuis  l'Egypte  j  usqu' à  l'Achaïe, 
s'étaient  rangées  de  son  parti.  La  Crète  était  une  de  ces  pro- 
vinces; il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'étonner  que  son  questeur  ait 
été  employé  par  le  nouvel  empereur. 

J'ai  émis  plus  haut  l'opinion  que  ce  personnage  était  le 
gendre  du  consulaire  A.  Caecina  AUienus,  ce  général  de  Vitel- 
lius  qui,  au  moment  d'en  venir  aux  mains  avec  les  lieutenants 
de  Vespasien,  passa,  au  contraire,  dans  son  parti,  et  s'efforça 
d'y  entraîner  son  armée.  Si  cette  conjecture  n'était  pas  admise, 
il  n'en  resterait  pas  moins  certain  qu'il  était  allié  par  sa  femme 
à  la  famille  de  ce  général,  ce  qui  suffirait  pour  expliquer  com- 
ment Vespasien  put  le  nommer  légat  légionnaire,  quoiqu'il 
n'eût  encore  été  que  questeur. 

Vespasien  d'ailleurs  ne  devait  pas  avoir  à  sa  disposition  un 
grand  nombre  de  sénateurs.  Hors  le  cas  où  ils  étaient  chargés 
de  fonctions  publiques,  les  sénateurs  ne  pouvaient,  sans  la 
permission  de  l'empereur,  sortir  de  l'Italie1.  Proclamé  dans 
une  des  provinces  les  plus  éloignées  de  Rome,  et  sans  commu- 
nication avec  cette  ville,  qui  était  encore  au  pouvoir  de  Vitel- 
lius,  Vespasien  ne  pouvait  disposer  qu'en  faveur  des  sénateurs 
employés  dans  cette  province  et  dans  celles  qui  avaient  em- 
brassé son  parti ,  des  fonctions  sénatoriales  qu'il  avait  à  donner. 
C'est  ce  qui  explique  un  antre  exemple  de  la  même  irrégularité 
que  Tacite  nous  fait  connaître.  Cet  historien  mentionne,  à  la 
fin  de  l'an  69,  parmi  les  généraux  employés  dans  la  guerre 
contre  Vitellius,  un  Plotius  Griphus ,  récemment  fait  sénateur 
et  mis  à  la  tête  d'une  légion  par  Vespasien 2.  Mais  ce  Griphus 

1  Tacit.  Annal,  lib.  XII,  c.  xxm.  Il  leur  2  «  Nuper  a  Vespasiano  in  senatorium 

fat  permis  en  4g  de  visiter  librement  leurs  «  ordinem   adscitum  et   legioni  praeposi- 

propriélés  dans  la  Narbonnaise;  ils  avaient  ■tum.»  [Hist.  lib.  III,  c.  lu.) 
déjà  la  même  permission  pour  la  Sicile. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  293 

ne  conserva  pas  longtemps  ce  commandement  ;  car  nous  voyons, 
par  un  autre  passage  du  même  historien1,  qu'au  premier  jan- 
vier de  l'année  suivante  il  fut  nommé  praetor  urbanus. 

Il  en  fut  de  même  pour  Larcins  Lepidus.  Josèphe  nous  apprend 
qu'après  la  prise  de  Jérusalem  Titus  y  laissa,  pour  y  tenir 
garnison,  la  légion  Xe  Fretensis 2,  et  il  ajoute  un  peu  plus  loin 3 
que  le  légat  de  cette  légion  était  alors  Terenlius  Rufus.  Larcius 
Lepidus  ne  l'avait  donc  commandée  que  pendant  la  durée  du 
siège. 

Ce  sont  là  deux  nouvelles  exceptions  à  l'usage,  tel  que  les 
auteurs  et  les  monuments  nous  le  font  connaître.  Le  comman- 
dement des  légats  légionnaires  avait  ordinairement  une  plus 
longue  durée.  Mais  ces  deux  exceptions  s'expliquent  facilement 
par  le  caractère  bien  connu  Ue  Vespasien,  vieux  général  habi- 
tué à  la  discipline  militaire,  et  tenant  rigoureusement  à  l'exé- 
cution des  lois  et  des  règlements 4.  Il  aura  voulu  que  ces  deux 
officiers  nommés,  par  suite  des  nécessités  de  la  guerre,  à  un 
commandement  auquel  leur  degré  d'avancement  dans  la  hié- 
rarchie des  fonctions  publiques  ne  leur  donnait  pas  encore 
droit,  régularisassent  le  plus  tôt  possible  leur  position.  Cela 
est  évident  pour  Plotius  Griphns,  qui  quitta  le  commandement 
de  sa  légion  pour  être  nommé  préteur;  cela  est  très-probable 
pour  Larcius  Lepidus,  que  nous  vovons,  après  son  commande- 
ment, reprendre  la  carrière  des  magistratures  urbaines  au 
point  où  il  l'avait  laissée  pour  être  élevé  à  ce  commandement. 

J'ai  dit  plus  haut  que  la  gens  Larcia  était  beaucoup  moins 
célèbre  que  la  gens  Marcia;  on  trouve  cependant,  à  une  époque 
voisine  de  celle  à  laquelle  appartient  notre  inscription,  trois 


1  Hist.  lib.  IV,  c.  xxxix.  3  Bell  Jud.  lib.  VII,  c.  n. 

-  Bell  Jud.  lib.  VII,  c.  i,  §  2  et  3.  »  Voy.Borghesi,  Œuvres,  t.  III,  p.  181. 


294  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

Larcins  qui  parvinrent  aussi  aux  honneurs.  Les  deux  premiers 
sont  mentionnés  par  Pline  le  Jeune,  qui  ne  nous  fait  pas  con- 
naître leur  prénom  '.  L'un,  Lardas  Licinas,  était  contemporain 
du  nôtre,  puisqu'il  voulut  acheter  à  Pline  l'Ancien  le  manus- 
crit de  son  Histoire  naturelle,  pour  4oo,ooo  sesterces2;  l'autre, 
nommé  Larcias  Macedo,  fut,  quelque  temps  après,  assassiné  par 
ses  esclaves3.  Il  était,  il  est  vrai,  fils  d'un  affranchi;  mais  il 
avait  exercé  la  préture,  et  son  fils  probablement,  A.  Larcius 
Macedo,  était  légat  impérial  de  Cappadoce  en  122  ou  12  3, 
ainsi  que  le  provive  une  inscription  milliaire  copiée  par  Ha- 
milton  *  et  par  M.  Georges  Perrot5,  dans  le  cimetière  arménien 
de  Kaledjik.  Il  avait  donc  été  consul ,  la  Cappadoce  étant  à  cette 
époque  une  province  consulaire.  On  remarquera,  du  reste,  que 
celui-ci  porte  le  prénom  ordinaire  des  membres  de  cette  fa- 
mille. 

IT  PARTIE. 

OFFICIERS  QUI  ASSISTERENT  AU  CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS 
AVANT  LA  PRISE  DE  JERUSALEM. 

1°  Tibère  Alexandre. 

J'ai  mentionné,  dans  la  première  partie  de  ce  mémoire,  le 
conseil  de  guerre  tenu  par  Titus ,  avant  de  livrer  un  dernier  as 
saut  au  temple  de  Jérusalem;  voici  en  quels  termes  Josèphe0 
énumère  les  officiers  qui  assistèrent  à  ce  conseil  de  guerre  : 


1  Leur  nom  est  écrit  Larçjias  dans  les  '   Researches  inAsia  Minor,  appendk  V, 
éditions  de  Pline;  mais  je  ne  doule  pas  n°  99. 

qu'il  ne  faille  lire  Larcias.  5   Ballett.  deW  lnstiluto  di  corrisp.  arch. 

2  Plin.  lib.  III,  ep.  5.  di  Roma,  1862,  p.  68. 

3  Plin.  lib.  III,  ep.  î/t-  »  '  BeU-  Jud-  lib-  VI,  c.  iv,  §  3. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  295 

Hivvrjyê  tous  ■qysyLÔva.s.  Kaî  crvveXdôvTWV  êê1  tûv  xopvÇuxto- 
TaTàw,  Tiieplov  re  AleÇdvSpov  rov  'zsdvzwv  twv  crlpctrevfid- 
twv  èitdpypwos ,  xcd  Se'^rov  KepsaXiov  ib  tzépirlov  dyovzoç 
Tdy(xa,  xaù  Atxpxiov  AeiriSov  zo  Séxarov,  xcâ  Tïtov  <bpvyiov  ib 
tsevrexatSéxaTOv,  ispos  ois  Qpôwwv  fjv  Anépvtos  (/IpuToire- 
Sdpyjis  tôov  dit  kXeÇavSpelcts  Svo  taypdTMV,  xcâ  Mdpxos  kv- 
révioç  lovXiuvos  à  tîjs  lov8txi<xs  èirÎTpouos,  xod  (xerà  tovtovs 
èTinpÔTîwv  xoli  yikiapytôv  dBpoiadévTosv,  @ov\r,v  ■zsepi  tov 
vaov  'ZspovTidei. 

Nous  connaissons  déjà  un  de  ces  officiers,  Larcws  Lepidus; 
voyons  ce  que  les  auteurs  et  les  monuments  pourront  nous 
fournir  de  renseignements  sur  les  autres. 

Et  d'abord,  qu'était-ce  que  Tibère  Alexandre,  et  que  signi- 
fie le  titre  d' èitdpywv  tzdvnuiv  tûv  <jlpoi,T£V[idTwv,  qui  lui  est 
ici  donné? 

Tibère  Alexandre  est  plusieurs  fois  mentionné  par  Josèphe, 
par  Tacite  et  par  Suétone.  C'était  un  Juif  d'Egypte;  il  était  fils 
d'Alexandre  Lysimaque,  alabarque  d'Alexandrie,  dont  Josèphe 
vante  les  richesses  et  la  piété2,  et  neveu  de  Philon,  dont  les 
écrits  sont  parvenus  jusqu'à  nous  3.  11  avait  abandonné  sa  reli- 
gion pour  suivre  la  carrière  des  fonctions  publiques  \  et  il  fut 
nommé  en  46  procurateur  de' la  Judée5.  On  a  cru  reconnaître 
dans  une  inscription  copiée  à  Aradus,  par  M.  de  Bertou  6,  un 


1  Cet  ëf  détruit  le  sens;  il  faut  le  re-  3  Joseph.  Ant.  Jad.  lib.  XVIII,  c.  vm, 
trancher.  C'est  une  interpolation  d'un  co-  Si. 

pisle  peu  intelligent,  qui,   ayant  compté  '  Joseph.    Ant.    Jud.   lib.    XX,   c.     v, 

les  six  officiers  nommés  dans  ce  passage,  §  2. 

ne  s'est  pas  aperçu  que  les  mots  tûv  xopv-  5  Joseph.  Ant.  Jad.  lib.  XX,  c.  v,  §  2  ; 

(paLiOTtztwv  ne  se  rapportent   pas  à  tous,  Bell.  Jud.  lih.  II,  c.  xi,§  6  et  7. 

mais  seulement  aux  quatre  premiers.  G   Corp.  iriser.   Gr.  addend.  ad  vol.  III, 

2  Joseph.  Ant.  Jad.  lib.  XX,  c.  v,  §  2;  p.  1 178,  n.  4536  f. 
Bell.  Jud.  lib.  II,  c.  xi,  §  6  et  7. 


296  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

monument  de  son  administration;  mais  cette  inscription  est 
fort  mutilée,  et  ia  restitution  qu'on  en  a  proposée  présente  de 
trop  graves  difficultés  pour  qu'il  soit  possible  de  l'admettre 
sans  réserve. 

Il  quitta  la  Judée  dans  la  huitième  année  du  règne  de 
Claude1,  c'est-à-dire  en  48.  Quinze  ans  après,  en  63,  il  fut 
adjoint,  en  qualité  de  procurateur  de  l'empereur,  à  Corbulon, 
chargé  de  commander  la  guerre  contre  les  Parthes,  et  Tacite, 
en  nous  apprenant  ce  fait,  le  qualifie  d'inhistris  eques  Romanus*1. 
Enfin,  en  66,  avant  l'expédition  de  Cestius  Gallus  contre  les 
Juifs3,  il  fut  nommé  préfet  d'Egypte,  fonctions  qu'il  conserva, 
non -seulement  jusqu'à  la  mort  de  Néron,  mais  aussi  sous  les 
règnes  de  Galba,  d'Othon  et  de  Vitellius,  et  il  contribua  beau- 
coup à  l'avènement  de  Vespasien,  puisque  ce  fut  lui  qui,  le 
premier,  le  fit  proclamer  par  les  deux  légions  dont  se  compo- 
sait alors  l'armée  d'Egypte4. 

Josèphe,  Tacite  et  Suétone  ne  le  nomment  jamais  autrement 
que  Tiberius  Alexander.  Un  décret  rendu  par  lui  pendant  son 
administration  de  l'Egypte,  le  6  juillet  68,  et  dont  une  copie, 
gravée  sur  marbre,  a  été  trouvée  à  El-Kargeh,  dans  la  grande 
Oasis5,  nous  fait  connaître  son  gentilicium  et  nous  apprend 
qu'il  s'appelait  Tiberius  Julius  Alexander.  On  peut  en  conclure 
qu'il  avait  été  fait  citoyen  romain  par  Tibère,  par  conséquent 


1  Joseph.  Ant.  Jud.  lib.  XX,  c.  v,  S  2. 

2  «  Tiberius  Alexander,  inlustris  eques 
«  Romanus,  minister belle-  dalus.  »  {Annal. 
lib.  XV,  c.  vin.) 

3  Joseph.  Bell.  Jud.  lib.  II,  c.  xv,  S  1  , 
et  c.  xvni,  S  7;  Tanit.  Hist.  lib.  I,  c.  xi. 

4  0  Inilium  ferendi  ad  Vespasianum  im- 
0  perii  Alexandriae  coeplum ,  festinante  Ti- 
«  berio  Alexandro,  qui  Kalendis  luliis  sa- 
«  cramento    ejus   legiones    adegit.    Isque 


n  primus  principalus  dies  in  posterum  ce- 
11  lebratus.  »  (Tacit.  Hist.  lib.  II,  c.  lxxix.) 
—  «  Tiberius  Alexander  praefectus  Aegypti 
«  primus  in  verba  Vespasiani  legiones  ade- 
«  gil  Rai.  Jul.  qui  principatus  dies  in  pos- 
«  leruin  observatus  est.»  (Sueton.  Vespas. 
c.  vi;  cf.  Joseph.  Bell.  Jud.  lib.  IV,  c.  x, 
S  6.) 

5   Corp.  inscr.  Gr.  n.  4g57- 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  297 

avant  l'an  37  de  notre  ère.  S'il  avait  reçu  de  Caligula  le  droit 
de  cité,  il  aurait  pris  le  prénom  Gains  et  non  pas  celui  de 
Tiberhis,  et  s'il  l'avait  reçu  de  Claude,  il  se  serait  appelé  Clau- 
dias  et  non  pas  Julius.  L'empereur  le  lui  avait  sans  doute 
accordé  en  lui  conférant  un  des  grades  équestres,  celui  de 
tribun  ou  de  préfet  d'une  cohorle  auxiliaire,  ou  celui  de 
préfet  d'une  aile  de  cavalerie.  On  sait  en  effet  que  c'était  par 
cette  voie  qu'on  arrivait  sous  l'empire  au  rang  de  chevalier, 
et  aux  fonctions  de  procurateur  de  province,  qui  étaient  ré- 
servées aux  personnes  de  ce  rang.  Il  était  donc  alors  âgé  de 
vingt  ans  au  moins,  et  par  conséquent,  en  70,  lors  du  siège 
de  Jérusalem,  il  ne  pouvait  pas  avoir  moins  de  cinquante- 
trois  ans,  ce  qui  s'accorde  parfaitement  avec  ce  que  dit  Josèphe 
de  l'autorité  que  donnaient  à  ses  avis  son  âge  et  son  expérience 
de  la  guerre  '. 

L'Egypte,  on  le  sait,  fut  toujours  soumise  à  un  régime  ex- 
ceptionnel. Ce  n'était  pas,  à  proprement  parler,  une  province; 
elle  était  considérée  comme  un  pays  conquis,  et  administrée 
par  un  chevalier  romain,  qui,  sous  le  titre  de  praejeclus  Au- 
gusli",  était  un  véritable  vice-roi.  C'est  ce  qu'exprime  très- 
bien  Tacite,  dans  cette  phrase  du  premier  livre  de  ses  His- 
toires3 :  «  Aegyptum  copiasque,  quibus  coercilur,  jam  inde 
«  ab  Augusto  équités  Romani  oblinent  loco  regum.  » 

Le  préfet  d'Egypte  occupait,  clans  la  hiérarchie  des  fonc- 
tions publiques,  le  premier  rang  après  le  préfet  du  prétoire, 
dont  la  charge  était  la  plus  haute  dignité  à  laquelle  put  être 


1  Bell.  Jud.  lib.  V,  c.  1,  S  G.  tion  dont  je  dois    à   M.   Carie  Wesclier 

*  C'est  te  litre  qui  est  donné  à  C.  Lae-  un  excellent  fac-similé.  Cf.  PRAEF- AE- 

lius   Africanns  dans   l'inscription   gravée  GYPTI  ■  TI     CLAVDI     CAESAR.IS. 

par  les  ordres  de  sa  femme,  sur  le  colosse  Grut  p.  i  i3,  1. 

de  Memnon,  en  81  de  notre  ère,  inscrip-  *  Cap.  xi. 

tome  xxvi,  irc  partie.  38 


398  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

élevé  un  chevalier  romain.  Il  avait  au-dessous  de  lui  un  autre 
chevalier  romain,  à  qui  était  confiée  l'administration  de  la  jus- 
tice, et  qui  s'appelait,  en  grec,  SniaioSÔTris1  ou  SixôXoyoç'2 
Xlyvnlov,  en  latin,  jundicus  Aegypli3,  ou  ju  ri dieu  s  Alexandreae'4, 
et  un  autre  encore,  qui  était  chargé  de  la  perception  des 
impôts  dont  le  produit  était  destiné  au  fisc  impérial,  el  que 
Ton  appelait,  en  grec,  ènÎTpOTVOS  tov  iSiov  ~k6yo\>r\  ou  simple- 
ment tèiàXoyos0,  en  latin ,  idiologns  ad  Aegyptum1 . 

Au  moment  où  éclata  la  guerre  de  Judée,  l'armée  d'Egypte 
se  composait  de  trois  légions  et  d'un  certain  nombre  de 
cohortes  et  d'ailes  auxiliaires.  Les  légions  étaient  :  laXP  Apol- 
linaris,  la  XXIIe  Dejotariana  et  la  IIP  Cyrenaica.  La  XVe  Apolli- 
naris  fut  envoyée  en  Judée,  et  Titus  en  prit  le  commande- 
ment en  qualité  de  légat8.  Les  deux  autres  restèrent  en  Egypte, 
et  c'est  par  elles  que  Vespasien  fut  proclamé  empereur  le 
ier  juillet  69. 

Vespasien,  après  qu'il  eut  été  proclamé  par  ces  légions  et 
parcelles  de  Judée  et  de  Syrie,  se  rendit  à  Alexandrie,  où  il  fit 
un  assez  long  séjour9.  Titus  fut  chargé  de  continuer  la  guerre, 
et,  au  printemps  de  l'an  70,  il  marcha  contre  Jérusalem.  Son 


'   Strabon.  lib.  XVII,  p.  797,  Cas. 

'  Letronne,  Inscr.  d'Egypte,  lora.  II, 
p.  71,  et  p.  2^7,  9;  Corp  inscr.  Gr. 
n.  48i  5. 

3  Grut.  p.  373,  à- 

4  Inscr.  rom.  de  l'Algérie,  n.  35 17  et 
n.  35 18;    Henzen,  Memorie  dell'   Inslit. 

I.  II,  p.  391,  29a. 

3  Corp.  inscr.  Gr.  n.  37D1. 
*  Strab.  lib.  XVII ,  p.  797. 
3   Momrusen,    /.    N.    6636;    Henzen , 

II.  6926.  —  C'est  l'équivalent  du  litre  de 
procuratorrationisprivatae,  que  l'on  trouve 


plus  lard  donné  à  des  fonctionnaires  char- 
gés d'attributions  analogues  dans  les  autres 
provinces  de  l'empire. 

s  Sueton.  Tit.  c.  iv;  Joseph.  Dell.  Jud. 
lib.  III ,  c.  iv  ,  S  2  ,  et  c.  1 ,  S  3 ,  où  il  faut 
lire  zssvTexaàéxaTov ,  au  lieu  de  tô  te 
tséfinlov  X3.i  tu  SixaToi». 

9  Une  s'embarqua  pour  l'Italie  qu'après 
le  commencement  du  siège  de  Jérusalem , 
c'est-à-dire  après  le  i4  avril  70.  ( Voyez 
Tillemont,  Hist.  des  Empereurs,  lome  II, 
page  52/i.) 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  299 

armée  avait  reçu  de  nombreux  renforts  :  elle  s'était  accrue  no- 
tamment de  la  légion  XIIe  Fulminât  a  détachée  de  l'armée  de 
Syrie,  de  trois  mille  hommes  tirés  des  garnisons  de  la  même 
province,  et  de  deux  mille  hommes  tirés  des  deux  légions  qui 
étaient  restées  en  Egypte1;  et  Josèphe  ajoute,  après  nous  avoir 
fait  connaître  ce  détail,  qu'avec  le  jeune  général  se  trouvait  Ti- 
bère Alexandre,  le  plus  dévoué  et  le  plus  habile  de  ses  amis, 
TiSépios  ÀXéÇavSpos,  'zspôrepov  fièv  aù-ro»  tïjv  AïyvTclov 
Siéirwv,  rdre  Se  twv  (/IpaTevfidrwv  dpyoiv  xpidels  cfêios. 

Tibère  Alexandre  n'était  donc  plus  alors  préfet  d'Egypte; 
il  avait  donc  quitté  cette  charge  pour  prendre  possession  de 
celle  que  Josèphe  désigne, ici  par  l'expression  de  twv  c/lpcLTev- 
(MXTœv  àpywv,  et  que,  dans  l'énumération  des  officiers  qui 
assistèrent  au  conseil  de  guerre,  il  a  désignée  par  celle  de 
Tsdvrwv  TÙ>v  ulpccTsvfxdiTCiOv  èizdpywv.  Quelle  était  cette 
charge? 

Assurément  elle  était  supérieure  à  celle  de  préfet  d'Egypte; 
car  on  ne  peut  supposer  que  Vespasien,  qui  avait  donné  de 
l'avancement  à  tous  ses  amis2,  eût  fait  une  exception  pré- 
cisément pour  le  plus  habile,  pour  le  plus  dévoué,  pour  celui 
enfin  qui  le  premier  l'avait  fait  proclamer  empereur.  On  sait 
d'ailleurs  qu'il  était  de  règle,  dans  l'administration  impériale, 
de  ne  déplacer  un  fonctionnaire  que  pour  lui  donner  de 
l'avancement,  ou  pour  le  faire  rentrer  dans  la  vie  privée3. 

Mais  dans  la  position  qu'occupait  Tibère  Alexandre,  on  ne 
pouvait  lui  donner  de  l'avancement  que  de  deux  manières  : 
en  le  faisant  sénateur,  ou  en  le  nommant  préfet  du  prétoire. 

1  Joseph.  Bell.  lui.  lib.  V,  c.  i,  S  6;  «  percoluit.  »  Tacil.  Hist.  lib.  II,  t.  lxxxii. 
Tacit.  Hist.  lib.  V,  c.  i.  3  Voy.  Mommsen,  Res  gestae  Divi  Au- 

■  «  Mullos  praefecturis  et  procurationi-  gusti,  p.  112;  Henzen,  Memorie  dell'  Itistit. 

«bus,  plerosque  senatorii  ordinis  honore  l.  (I,  p.  290. 

38. 


300  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

Il  ne  fut  pas  fait  sénateur;  car,  nous  l'avons  vu,  il  était  d'A- 
lexandrie, et  nous  savons  par  le  témoignage  de  Dion  Cassius 
qu'une  loi  ou  une  maxime  d'Etat  établie  sous  Auguste  avait 
interdit  aux  Egyptiens  l'entrée  du  sénat,  et  que  cette  loi  ne 
fut  rapportée  que  sous  le  règne  de  Caracalla,  en  faveur  de 
Coeranus,  qui  fut  alors  nommé  consul,  comme  Pompée,  sans 
avoir  exercé  aucune  autre  magistrature.  Dion  revient  deux 
fois  sur  cette  loi,  clans  l'histoire  du  règne  d'Auguste  l,  où  il 
rapporte  son  établissement,  et  dans  celle  du  règne  de  Cara- 
calla2, où  il  raconte  comment  elle  fut  abrogée.  On  ne  peut 
donc  douter  qu'elle  n'ait  réellement  existé,  et  qu'elle  n'ait  été 
rigoureusement  exécutée.  Ce  n'était  d'ailleurs  qu'une  consé- 
quence d'une  autre  loi  établie  également  sous  Auguste,  qui 
défendait  aux  sénateurs  de  mettre  le  pied  en  Egypte3. 

Tibère  Alexandre  fut  donc  nommé  préfet  du  prétoire,  et 
c'est  ainsi  qu'il  faut  traduire  les  titres  de  twv  (/1pa,Tev[idTù)v 
ôLpXpov  et  de  Tsdvrwv  twv  <r1po(,Tev[idTm>  èndp^wv,  que  lui 
donne  Josèpbe.  C'est  en  effet  par  le  mot  (/IpcLTeûfiotTix  que  le 
même  historien,  racontant,  dans  ses  Antiquités  judaïques,  la 
mort  de  Séjan,  désigne  les  troupes  auxquelles  commandait  ce 
célèbre  préfet  du  prétoire'1.  On  lit  chez  Tacite,  qu'après  la 
mort  de  Vitellius  un  des  chefs  de  l'armée  de  Vespasien  qui 
venait  d'entrer  à  Rome,  Arrius  Varus,  s'empara  de  la  préfec- 
ture du  prétoire5,  et  qu'au  commencement  de  l'année  suivante 
Mucien  la  lui  enleva  pour  la  donner  à  Arrecinus  Clemens,  qui 
était,  il  est  vrai,  sénateur,  mais  dont  la  sœur  avait  été  l'épouse 
de  Titus6.  Cela  n'est  pas  en  contradiction  avec  ce  que  je  viens 

'  Lib.  LVI,  c.  xvn.  S<à  tô  TÛv  alyrrs\j[i.A.tu)v  eïvtxi  ^yefioviav 

2  Lib.  LXXVII,  c.  m.  afrrû.  Ânt.  Jud.  lib.  XVIII,  c.  vi.S  6. 

s  Tacit.  Annal,  lib.  II,  e   lix.  5  flist.  lib.  IV,  c.  n. 

1  £>;i'xi'où. .  .  8ùi'a(*!i>  asyiuTtjv  éyjiwos  "  Hist.  lib.  IV,  c.  i.xvm. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  301 

de  dire;  ce  n'était  pas,  en  effet,  la  première  fois  qu'il  y  avait 
en  même  temps  deux  préfets  du  prétoire1. 

Mais  Tibère  Alexandre  ne  conserva  pas  longtemps  cette 
charge  :  Titus,  à  son  retour  à  Rome,  la  prit  pour  lui,  et  il 
l'exerça  jusqu'à  la  mort  de  son  père  ~.  Ce  fait ,  qui  a  fort  étonné 
les  historiens,  pourrait  peut-être  s'expliquer  par  l'impossibi- 
lité où  se  trouvait  \espasien  de  donner  à  un  homme  à  qui  il 
devait  l'empire  un  autre  successeur  que  son  propre  fils.  Du 
reste,  Vespasien  ne  s'était  pas  montré  ingrat  à  l'égard  de  TiiDere 
Alexandre;  il  lui  avait  accordé  les  ornements  du  triomphe  et 
lui  avait  fait  élever  une  statue  dans  le  forum,  parmi  celles  des 
triomphateurs  ;  car  c'est  de  lui ,  on  ne  peut  en  douter,  que 
Juvénal  a  voulu  parler  dans  ces  vers  de  sa  première  satire3: 

Deinde  forum  jurisque  perilus  Apollo, 
Alque  Iriumphales,  inter  quas  ausus  habere 
Nescio  quis  Aegyptius  atque  alabarches. 

Nous  avons  vu,  en  effet,  qu'il  était  Egypiien  et  fils  d'Alexandre 
Lysimaque  alabarcjne  d'Alexandrie.  Il  n'était  pas,  d'ailleurs, 
le  premier  préfet  du  prétoire  auquel  eût  été  conféré  un  pareil 
honneur  :  Sofonius  Tigillinus  avait  été  de  même,  pour  des  ser- 
vices d'un  autre  genre  il  est  vrai,  décoré  par  Néron  des  orne- 
ments du  triomphe  et  honoré  d'une  statue  dans  le  forum4; 
et  il  ne  fut  pas  le  dernier  :  les  mêmes  distinctions  furent  ac- 
cordées, sous  Hadrien,  à  Marcius  Turbo  et  à  Sulpicius  Simi- 

1   Voyez  Tacit.    Annal,  lib.  I,   c.  xxiv;  vrai,  sur  les  manuscrits,  mais  qui  est  ici 

lib.  XIV,  c.  li;  Hist.  lib.  1 ,  c.  xlvi;  lib.  II,  dépourvue  de  sens.  Juvénal  n'aimait  ni  les 

c-  xcn.  Juifs,  ni  les  Egypliensr  il  l'a  prouvé  dans 

i  Sueton.    Tit.  c.  vi;   Plin.   Hist.    nat.  un  grand  nombre  de  passages  de  ses  sa- 

praef.  c.  n.  tires. 

3  Vs.  1 28-1  3o.  La  plupart  des  éditions  4  En65  denotreère.  (Voy.  Tacit.  Annal. 

ont  arabarches,  leçon  qui  s'appuie,  il  est  lib.  XV,  c.  lxxii.) 


302  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

lis  '  ;  sous  Marc-Aurèle,  à  Macrinius  Vindex'2  et  à  Bassaeus  Rafusd. 
A  partir  de  cette  époque,  il  n'est  plus  question  de  Tibère 
Alexandre.  On  peut  cependant  ajouter  que  si,  ainsi  que  je  l'ai 
dit,  il  n'entra  pas  lui-même  au  sénat,  il  fit  du  moins  souche 
de  sénateurs;  car  aujourd'hui  que  l'on  connaît  son  gentilicium 
Julius,  on  ne  peut  plus  se  refuser  à  reconnaître  son  fils  dans 
le  légat  de  Trajan,  Julius  Alexander,  qui  prit  et  brûla  Séleucie 
sur  le  Tigre,  pendant  la  guerre  contre  les  Parthes\  et  qui  fut 
consul  suffectus  en  117,  avec  Sex.  Erucius  Clarus,  ni  son 
petit-fils  dans  le  77.  Julius  Julianus  Alexander  qui  figure,  en 
qualité  de  promagister,  dans  un  fragment  des  actes  des  frères 
Arvales  attribué  par  Marini 5  au  règne  de  Commode. 

2°  Sextus  Cerealis. 

Le  premier  officier  mentionné  par  Josèphe,  après  Ti.  Julius 
Alexander,  est  le  légat  de  la  cinquième  légion,  qu'il  appelle 
Se'lros  KepeaÀtos,  c'est-à-dire  Sextus  Cerealis. 

Il  est  souvent  question  de  cet  officier  dans  l'histoire  de  la 
guerre  des  Juifs.  Dès  le  commencement  de  la  première  cam- 
pagne, il  fut  envoyé,  avec  un  corps  de  600  cavaliers  et  de 
3,ooo  fantassins,  contre  les  Samaritains,  qui  s'étaient  retran- 
chés en  grand  nombre  sur  le  mont  Garizim.  Il  força  cette 
positiou  et  leur  tua  1 1,600  hommes;  et  Josèphe,  en  racontant 
ces  événements0,  lui  donne  le  titre  d'éirap^os  tov  ?xè\>mlQ\> 
T<xyfiot,TOs,  ce  qui  ne  peut  se  traduire  que  par  les  mots  prae- 
fectus  legionis  auintae,  préfet  de  la  cinquième  légion. 

Il  y  avait  deux  préfets  dans  chaque  légion  :  un  praefeclus  cas- 


Dion.  lib.  LX1X,  c.  xxvm. 
Dion.  lib.  LXXI,  c.  111. 
O.elli,  n.  3574. 
Dion.  lib.  LXVIII,  c.  xxx. 


5  Fr.  Arval.  t.  XXXVI;  cf.  p.  46g  et 
p.  Ago. 

6  Bell.Jud.Ub.  III,  c.  vu,  S  32. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  303 

troriim  et  un  praefeclus  legionis.  Ils  étaient  de  même  grade,  supé- 
rieurs anprimus  pilas,  inférieurs  aux  tribuns.  En  effet,  dans  un 
grand  nombre  d'inscriptions  contenant  les  états  de  services 
d'officiers  qui  ont  exercé  ce  grade,  on  voit  ces  officiers  passer 
du  grade  déprimas  pilus  à  l'une  ou  l'autre  de  ces  préfectures, 
et  de  cette  préfecture  au  grade  de  tribun  '.. 

Le  nom  seul  du  praefeclus  castrorum  suffit  pour  nous  faire 
connaître  ses  attributions  :  c'était  une  sorte  de  commandant  de 
place.  Celles  du  praefeclus  legionis  sont  plus  difficiles  à  décou- 
vrir, et  elles  n'ont  pas  encore  été  déterminées.  Suivant  Végèce'% 
cet  officier  était,  sous  les  ordres  du  légat,  le  commandant  en 
chef  de  la  légion.  Cela  était  vrai,  sans  doute,  au  temps  de  cet 
écrivain;  mais,  à  coup  sûr,  il  n'en  était  pas  ainsi  à  l'époque 
dont  nous  nous  occupons,  ni  même  à  l'époque  à  laquelle  ap- 
partiennent les  inscriptions  dont  je  viens  de  parler;  car  autre- 
ment le  préfet  de  la  légion  eût  été  supérieur  en  grade  non-seu- 
lement au  préfet  du  camp,  mais  aussi  aux  tribuns,  et,  ainsi  que 
je  l'ai  dit,  ces  inscriptions  prouvent  précisément  le  contraire. 

On  sait  que  depuis  Auguste  jusqu'au  temps  de  Dioclétien 
les  légions  furent  composées  de  6,000  fantassins  et  726  cava- 
liers. Les  fantassins  étaient  partagés  en  dix  cohortes,  qui 
étaient  commandées  par  les  tribuns  3.  Quant  aux  cavaliers,  on 


1  Voy.  notamment  Orelli ,  n.  7/1,  3Z(23, 
3509;  Henzen,  n.  6759,  67/47,  6871. 

2  De  re  mililari,  lib.  II,  c.  i.\. 

3  On  l'a  nié;  mais  je  pense  que  c'est  à 
tort.  Sous  la  république,  la  seule  division 
normale  de  la  légion  était  le  manipule, 
qui  était  naturellement  commandé  par  un 
centurion.  Mais,  après  les  changements 
opérés  par  César  et  par  Auguste  dans  la 
constitution  dé  l'armée,  ce  fut  la  cohorte 
qui  devint  la  principale  division  de  la  lé- 


gion ,  f  t  les  cohortes,  agissant  souvent  iso- 
lément, durent  avoir  nécessairement  des 
commandants  spéciaux ,  qui  ne  purent  être 
que  les  tribuns.  Nous  en  avons  la  preuve 
dès  l'époque  de  César,  dans  un  passage 
des  Commentaires  sur  la  guerre  civile,  dans 
lequel  il  est  question  des  tribuns  des  cohortes 
qui  formaient  la  garnison  deGadès  :  «  Con- 
«  sensisse  Gaditanos  principes  cura  tribums 
«  cohortiam  qtiae  essent  ibi  in  praesidio.  1 
(Lib.  II,  c.  n,  S  ao.)  On  a  prétendu,  il  est 


304 


MEMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 


ne  sait  pas  par  qui  ils  étaient  commandés.  Il  est  vrai  que,  sui- 
vant \  égèce  ',  ils  étaient  répartis  entre  les  dix  cohortes.  Mais 
il  n'en  était  ainsi,  probablement,  que  pour  la  solde  et  la  sub- 
sistance. Dans  l'ordre  de  bataille,  la  cavalerie  formait  un  corps 
a  part",  et  alors  elle  devait  nécessairement  avoir  un  comman- 
dant spécial.  Ce  commandant  était  le praefectus  legionis;  les  ins- 
criptions suivantes,  auxquelles  je  pourrais  en  ajouter  plusieurs 
autres,  le  prouvent,  suivant  moi,  d'une  manière  incontestable. 
J'ai  copié  la  première  à  Lambaese  3  : 

D  M  S 

SEXTOVERTE 
BLASIOVICT 

ORIPRIMODVa 
5.     MVIROMVNCI 

Pli  LAMBESIS-Vi 

XIT  •  ANN  •  LXXX. 

SEX  •  VERTEBLASi 

VS  •  VICTOR  •  PR« 
10.  EF-EQVITVM-/^/ 

PATRI*RASISsi 

MO'FECIT 


vrai,  que  ces  cohortes  elaient  des  cohorles 
auxiliaires:  mais  rien  ne  le  prouve,  et 
d  ailleurs,  en  admelianl  même  cette  ex- 
plication, ce  passage  n'en  vient  pas  moins 
a  l'appui  de  l'opinion  que  je  soutiens.  Il 
est  évident,  en  effet,  que  si,  dès  lors,  des 
cohortes  auxiliaires  étaient  commandées 
par  des  trihuns,  il  devait,  à  plus  forte  rai- 
son, en  être  ainsi  des  cohortes  légion- 
naires. On  sait ,  d'ailleurs,  par  de  très-nom- 
hreux  témoignages,  que  dès  les  premiers 
temps  de  l'empire  les  tribuns  des  cohortes 
auxiliaires  étaient  inférieurs  en  grade  aux 
tribuns  légionnaires ,  ce  qui  ne  se  compren- 
drait pas  si  ceux-ci   avaient   été  réduits 


comme  on  le  pielend,  à  n  être  plus  que 
de  simples  officiers  d'administration  et  de 
police,  sans  commandement  spécial. 

1  De  re  militari,  lib.  II,  c.  vi. 

2  Tacit.  Annal,  lib.  III ,  c.  i.xxm  :  «  [Ger- 
■  niani]  pellunt  turmas  sociales  equilesque 
«  leyionum  subsidio  missos.  j  Hist.  lib.  I, 
c.  lvii  :  o  Is  die  proximo  coloniam  Agrip- 
«  pinensem  rum  equitibus  legionis  ingres- 
o  sus.  n  Hist.  lib.  III,  c.  xviu  :  «Ad  quar- 
«  lum  a  Cremona  lapidem  fulsere  legionum 
«  signa  Rapacis  atque  Italicae,  laeto  inter 
«initia  equitum  suoram  proelio  illuc  usque 
«  provectarum.  » 

Voyez  mes  Inscr.   rom.  de   l'Algérie, 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS. 


305 


D(iis)  M  gambas)  s(acram). 

Sexto  Verteblasio  Victori,  primo  da[u]mviro  manicipii  Lambesis  (sicj.  F[(U'ù 
annfis)  octoginta  [uno]. 

Sex(tus)  Verteblas[i]as  Victor,  pr[a]ef(ectas'  eqaitum  [leg(ionis)],  patri  raris- 
[si]mo  fecit. 

La  pierre  a  un  peu  souffert  du  côté  droit,  et  l'inscription  a 
perdu  quelques  lettres  à  la  fin  des  lignes.  Mais  ces  lettres  se 
suppléent  facilement.  La  dixième  ligne  est  la  seule  dont  la  res- 
titution semble,  au  premier  abord,  offrir  quelque  difficulté; 
mais  on  s'aperçoit  bien  vite  que  les  trois  lettres  qui  manquent 
à  la  fin  de  cette  ligne  ne  peuvent  être  que  l'abréviation  du 
mot  legionis,  la  légion  IIP  Augasta,  qui  avait  son  quartier  gé- 
néral à  Lambaese,  étant  le  seul  corps  de  troupes  qui  ait  pu  y 
être,  et  qui  y  soit  en  effet  souvent  désigné  par  l'expression 
générale  de  legio  «la  légion.  »  Ainsi,  voilà  un  monument  qui 
nous  montre  que  le  titre  de  praefectus  legionis  était  un  titre 
abrégé,  et  que  le  titre  complet  de  ce  grade  était  praefectus eqni- 
tum  legionis. 

L'inscription  suivante  \  qui  a  été  trouvée  dans  les  environs 
de  Préneste,  peut  conduire  à  la  même  conclusion  : 


N  I  O  •  P    •   F  •  ANI  •  VA  RO, 

EF  •  FABR  .  PRAEF  •  COHOR.T  ■  GERMAN\ 
EF  •  EQVIT   •  TR.IB   •  MlL  •  LEGIONIS -V 

P-F  ani-varo-q_pr-pontif-pr-qvInq_\ 

CAPITVLI  •  HERNICO 
FlL        -IM.W  ET  •  S  I  B  I  •  FE  C 


; 


n°  1282.  J'ai  scus  les  yeux  uue  autre  co- 
pie de  cette  inscription,  prise  par  M.  le 
commandant  de  Lamare.  et  qui  est  iden- 
tiquement semblable  à  la  mienne. 

tome  sxvi,  ira  partie. 


'  J'en  emprunte  le  texte  à  Zaccaria ,  qui 
e,  dans  son 
i3g.  (Cf.  Orelli, 


en  a  donné  une  bonne  gravure,  dans  son 
Istitazione  lapidaria,  p 
n°  ia5.) 


39 


306  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

P(ablio)   An]nio,    P(ablii)  f(Mo),  Ani(ensi),    Varo[ni,  pra]ef(ecto)  falr(am), 

praef(ecto)  cohort(is)  German(orum) pra]ef(ecto)  equit(um),  trib(uno)  mil(i- 

lam)  leçjionù  quintae  [mac(edonicae)?]. 

P(ublius)  Annias],  P(ublii)  f(ilias),  Ani(ensi),  Varo,  q(aestor),  pr(aetor),  pon- 
tif(ex),  pr(aetor)  quinq(aennalis)  Capituli  Hernico,  [pater]  fd(io)  [rarissimo]  et 
sibi  fecit. 

C'est,  on  le  voit,  l'inscription  d'un  tombeau  qu'un  père  avait 
fait  élever  pour  son  fils  et  pour  lui-même.  On  y  a  indiqué 
soigneusement  la  cohorte  auxiliaire  que  le  fils  avait  comman- 
dée et  la  légion  dans  laquelle  il  avait  été  tribun,  et  il  n'y  a 
pas  de  raison  pour  supposer  qu'on  n'ait  pas  voulu  indiquer  éga- 
lement le  corps  dans  lequel  il  avait  été  praefeclus  eqaitnm.  Il 
faut  donc  faire  rapporter  les  mots  legionis  V  au  titre  de  praej'ecto 
equitum  aussi  bien  qu'à  celui  de  Iribuno  militum,  et  admettre 
que  ce  personnage  avait  été  d'abord  préfet  des  cavaliers,  puis, 
par  un  avancement  régulier,  tribun  des  soldats  dans  la  même 
légion  Ve. 

La  troisième  inscription,  dont  j'emprunte  le  texte  à 
M.  Mommsen  l,  qui  l'a  copiée  sur  le  monument,  doit  s'expli- 
quer de  la  même  manière  : 


IARRIO      •      SALANO 

PRAEF  •  QJV  INQ_-TI  ■  C  A  E  S  A  R  I  S 
PRAEF  •  QVINQj  NERONIS  ■  ET  ■  DRVS 
CAESARuM  •  DESIGN ATO-TVB-SACR-P'R 
5.  AED'fTÎAVGVRI-INTERREGI 
TRIB^MILIT  •  LEG-TTT  ■  AVGVST 
LEG-X-GEMINAEPRAEF-  E  Q_V  I  T 
PRAEF-  CASTRORPRAEF-FABR 
OPPIA-VXOR 

.  .  .    Arrio  Salano,  praef(ecto)   quinq(uennali)  Ti(berii)  Caesaris ,  praef(ecto) 
1   /.  N.  4og2.   C'est  une  inscription  de  Fonnies. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  307 

quint] (uennali)  Neronis  et  Drus(i)  Caesarum  designato,  tub(icini)  sacr(orum)  p(opuli) 
R(omani),  aed(ili)  ter,  augari,  interregi,  trib(imo)  milit(um)  leg(ionis)  tertiae 
August(ae),  leg(ionis)  decimae  Geminae,  praef(ecto)  equit(um),  praef(ecto)  casiro- 
r(am),  praef(ecto)  fabr(um),  Oppia  axor. 

Les  titres,  dans  cette  inscription,  sont  divisés  en  deux  séries, 
dont  la  dernière  comprend  les  grades  militaires  auxquels  le 
personnage  dont  il  s'agit  avait  été  successivement  élevé.  Ces 
grades  y  sont  énumérés  dans  l'ordre  inverse,  c'est-à-dire  en 
commençant  par  le  dernier  obtenu.  Ainsi,  ce  personnage,  avant 
de  retourner  dans  sa  patrie  et  d'y  être  honoré  des  magistra- 
tures et  des  sacerdoces  énumérés  dans  la  première  partie  de 
l'inscription,  avait  été  successivement: 

Praefectus  fabrum , 

Praefectas  castroram,  praefectus  equitum,  et  tribanus  militum  le- 
gionis  X  Geminae, 

Et  enfin,  tribunus  militum  legionis  III  Augustae. 

Le  rédacteur  de  l'inscription  ne  s'est  pas  cru  obligé  de  ré- 
péter les  mots  leg.  X  Geminae  après  les  titres  de  praef.  equit. 
et  de  praef.  castror.  de  même  qu'il  n'avait  pas  cru  nécessaire  de 
répéter  le  titre  de  trib.  milit.  avant  les  mots  leg.  X  Geminae. 

Les  commandements  de  cavalerie  ont  toujours  été  regardés 
comme  plus  importants  que  les  commandements  d'infanterie. 
Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le  praefectus  legionis  ait  fini  par 
l'emporter  sur  les  tribuns  et  par  devenir  le  lieutenant  du  légat, 
qu'il  remplaça  ensuite  comme  commandant  en  chef  de  la  légion. 
Mais  il  n'en  était  pas  encore  ainsi  à  l'époque  de  Vespasien,  et 
Sextus  Cerealis  n'était  encore  que  le  chef  de  la  cavalerie  de  la 
légion  Ve  Macédonique,  lorsqu'il  fut  envoyé  contre  les  Sama- 
ritains. 

Il  se  distingua  ensuite  au  siège  de  Iotapat,  et  Josèphe,  en 

3g. 


308  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

mentionnant  la  part  qu'il  eut  à  la  prise  de  cette  ville1,  le  qua- 
lifie de  yiXiap'Xps ,  c'est-à-dire  tribun.  Il  avait  donc  avancé  d'un 
grade,  récompense  légitime  de  l'habileté  dont  il  avait  fait 
preuve  dans  son  expédition  du  mont  Garizim. 

Au  commencement  de  la  campagne  suivante ,  au  jDrintemps 
de  l'an  69,  il  fut  envoyé  dans  l'Idumée  supérieure,  dont  toutes 
les  places,  à  l'exception  de  trois,  tombèrent  en  son  pouvoir; 
mais  Josèphe,  en  racontant  cette  nouvelle  expédition2,  le  dé- 
signe seulement  par  le  titre  d'fjyéfjcwv ,  expression  vague ,  qui , 
comme  le  mot  latin  correspondant  dax,  né  désigne  aucun  grade 
et  peut  se  dire  de  tout  officier  chargé  d'un  commandement 
spécial.  Au  reste,  Cerealis  ne  pouvait  avoir  dépassé  le  grade  de 
tribun  légionnaire,  le  seul  grade  supérieur  qui  existât  alors 
dans  l'armée  deVespasien  étant  celui  de  légat,  qu'on  ne  pou- 
vait obtenir,  nous  l'avons  vu,  que  quand  on  était  au  moins 
sénateur. 

C'est  seulement  l'année  suivante,  en  70,  dans  la  liste  des 
officiers  qui  assistèrent  au  conseil  de  guerre,  que  nous  le 
voyons  qualifié  du  titre  de  chef  de  légion,  to  'zséfxiilov  ciywv 
rdyfia,,  legatus  legionis  guintae.  On  peut  en  conclure  qu'il 
était  un  des  chevaliers  romains,  egregii  viri,  que,  suivant 
Tacite,  Vespasien,  aussitôt  après  son  avènement,  avait  élevés 
au  rang  de  sénateurs;  et  nous  verrons  qu'il  fut  un  de  ceux  qui, 
ainsi  que  le  dit  le  même  historien,  parvinrent  bientôt  aux 
plus  hautes  dignités 3. 

Il  n'est  désigné,  dans  les  passages  que  nous  avons  examinés 
jusqu'ici,  que  par  deux  noms,  savoir:  un  prénom  Sextus,  et 


'  Bell.  Jud.  lib.  III,  c.  vn,  S  34-  «  rosque  senatorii  ordinis  honore  percoluil 

'  Bell.  Jud.  lib.  III,  c.  ix,  S  9.  «  egregios  viros,  moxsumma  adeptos.  » 

'   Tacil.  Hist.  lib.  II,  c.  lxxxii  :  «Pie- 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  309 

un  surnom   Cerealis.  Il  devait  avoir  en  outre  un  gentiliciuin, 
qu'un  dernier  passage  de  Josèphe  va  nous  faire  connaître. 

Ce  passage  est  tiré  du  sixième  chapitre  du  VIP  livre  de  la 
Guerre  des  Juifs.  Titus  a  quitté  la  Judée,  et,  après  avoir  con- 
duit en  Egypte  la  Ve  et  la  XVe  légion l,  il  est  retourné  à  Rome, 
où  il  a  triomphé  avec  son  père.  Josèphe,  après  avoir  raconté 
ces  événements,  entreprend  de  nous  faire  connaître  les  der- 
nières luttes  soutenues  par  ceux  de  ses  compatriotes  qui  n'a- 
vaient pas  été  enveloppés  dans  le  désastre  de  Jérusalem.  11 
commence  naturellement  par  rappeler  l'arrivée  du  légat  chargé 
de  les  combattre.  Il  le  fait  ainsi 2  :  E/s  Se  tvv  ïovSodav  tffpe- 
aëewriis  AovkiXios  Bdcro-os  èKne^Bsïç,  kou  t^v  cr1pa,Ttàv 
TStxpoL  KepeaXîov  OùneWiavov  tsapakaÇwv ...  «  Lucilius  Bas- 
«5«s  ayant  été  envoyé  en  Judée,  en  qualité  de  légat,  et  Ce- 
«  realis  Vilellianus  lui  ayant  remis  le  commandement  de  Far- 
ci mée ...» 

Sex.  Cerealis,  car  c'est  bien  de  lui  qu'il  s'agit  (nous  verrons 
tout  à  l'heure  ce  qu'il  faut  faire  du  nouveau  nom  qu'on  lui 
donne  ici),  Sex.  Cerealis  n'était  donc  plus  légat  de  la  Ve  légion, 
puisque  cette  légion  était  partie  pour  l'Egypte  avec  Titus,  et 
que  lui  était  resté  en  Judée;  il  y  était  donc  resté  en  qualité 
de  légat  de  la  province,  puisqu'il  pouvait  transmettre  à  Luci- 
lius Bassus  le  commandement  de  l'armée  chargée  d'y  opérer. 
Voilà  un  premier  fait  qui  n'avait  pas  été  remarqué  jusqu'ici,  et 
que  nous  apprend  ce  passage.  Voyons  maintenant  ce  qu'il  faut 
faire  du  nouveau  nom,  OùïtsXXkxvov ,  qui  est  ici  donné  à  cet 
officier. 

Ce  nom  mérite,  en  effet,  d'être  remarqué.  Il  indiquerait,  si 
ce  passage  était  correct,  des  liens  de  parenté  entre  le  person- 

1  Bell.  Jud.  lib.  VII,  c.  i,  §  3.  —  '  Bell.  Jud.  lib.  VII,  c.  vi,  S  i. 


.310  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

nage  qui  l'aurait  porté  et  la  famille  du  prédécesseur  de  Yes- 
pasien,  et  il  serait  bien  extraordinaire  que  Josephe,  qui  a  parle 
si  souvent  de  Cerealis,  n'eût  fait  aucune  allusion  à  cette  cir- 
constance. Jai  dit  :  si  ce  passage  était  correct;  il  ne  lest  pas: 
i  tùneXkuamv  est  une  conjecture  des  éditeurs.  Au  lieu  de  ce 
nom,  tous  les  manuscrits  ont  OùeriXtODOV,  leçon  qui  n'est  pas 
encore  tout  à  fait  correcte,  mais  qui  est  moins  éloignée  de  la 
véritable  OderouÀspoû. 

\eialenas  est  en  effet  un  (jenîiliciam  connu1,  et  c'est  celui 
que  portait  notre  personnage.  On  en  a  la  preuve  dans  l'ins- 
cription suivante,  qui  a  ete  trouvée  près  de  \  enafrum.  et  que 
j'emprunte  a  M.  Mommsen2: 

L  V   S   I   A        MF     •     PAVL-LINA 

5  E  X   -    VETTV.LEN1    ■    C  E  R  I  A  L  I  5 

SIBI    •    ET 

M  -VERGILIO-M-F-TER-GALLO  LVSIO 
PATRIPRIMPILLEGXI-  PRAEF  •  COHOR 
VBIORVM  •  PEDITVM  -  ET  ■  EQVITVM  -  DONATO 
HASTIS  •  PVRISDVABVS  ■  ET  •  CORONIS  •  AVREIS 
AB  •  DFVO  -  AVG  -  ET  -  TI  •  CAESARE  ■  AVG  -  PRAEF  ■  FABR 
III  •  TRIB  •  MIL  •  COHORT  ■  PRIMAE  ■  IDIOLOGO 
lo.  AD  -  AEGYPTVM  ■  ÏÏ  •  VIR  ■  ITERVM  ■  PONTIF 
A  •  LVSIO  ■  A-  F  -  TER  ■  GALLO-FRATRI 
TRlBMlLLEG-XXII  CYPvEN  AIC  AE  PRAEF- EQVIT 

Lasia,  AI  arcij^Uaj,  Paallina  5:     r:    I  cttaUni  Cerialis,  sibi  et  Mfarco)  Ver- 

gitio,  M(arci)  j\ih:  T-  ntina  tribu],  G  allô  Lusio  patri,  primo  pïlo  lej  ionù 
andecimae,  praeffecto)  cokor(tis)  Ubioram  peditnm  et  equitum ,  donato  hastis  paris 
daabas  et  coronis  aureis  ab  Divo  Aug(asto)  et  Tiberio)  Caesare  Âag  usto  I,  prae- 
f[ecto- j'alrum  ter,  trib  ano  militnm)  cobort{is  primae,  idiologo  ad  Aeayptam, 
daamriro  iterum,  pontifHci},  Afulo)  Lusio,  A'uli)  jjilio  ,  Ter  entina  tribu),  Gallo 
fratri,  trib  ano)  militam}  leqÇionis)  XXII  Gyrenaicae ,  praeJ[ecto)  equi(tum  . 

1  Grut.  p.  894 ,  9 ,  et  p.  926 ,  3  ;  Marat.        p.  i :  -  :  Mommsen ,  /.  X.  6o84 ,  etc. 

p.  954,  9;  1419,  11;  p-  1606.   8.  et  '■  1.  y.  4636.  Cf.  Henzen.  0*6926. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  311 

Cette  inscription  appartient  a  la  seconde  moitié  du  premier 
siècle  de  notre  ère,  puisqu'il  y  est  question  d'un  personnage 
qui.  vers  le  milieu  de  sa  carrière,  reçut  de  Tibère  des  récom- 
penses militaires.  Or,  à  cette  époque,  c'est  seulement  dans  les 
grandes  familles  que  1  on  trouve  pratiqué  l'usage  de  désigner 
les  femmes  par  le  nom  de  leur  mari  au  génitif,  sans  le  mot 
uxor  ou  corr'ux.  Cet  usage  a  été  suivi  par  le  rédacteur  de  cette 
inscription,  et  cette  circonstance,  jointe  à  l'identité  des  noms 
du  mari  de  la  femme  qui  l'a  fait  graver  avec  ceux  de  notre 
légat,  ne  permet  pas  de  clouter  quil  n  y  ait  également  iden- 
tité entre  ces  deux  personnages. 

On  remarquera,  d'ailleurs,  que  le  père  de  cette  femme  avait 
exercé  en  Egypte,  a  la  fin  de  sa  carrière,  par  conséquent  a 
une  époque  peu  eloimee  de  celle  dont  nous  nous  occupons. 
.  -  fonctions  clij.ioh  :;u.s .  dont  j'ai  parie  plus  haut,  et  que  son 
frère  v  avait  été  pourvu  d'un  commandement  important.  Mais 
il  v  a.  dans  l'indication  de  ce  commandement,  une  erreur  évi- 
dente que  nous  devons  d'abord  rectifier.  Cette  erreur  consiste 
dans  le  nom  de-  XXII'  C%  rénaîque,  qui  est  donne  a  la  légion  datas 
laquelle  ce  personnage  avait  été  tribun.  Il  n'a  jamais  existe  de 
légion  XXIIe  Cyrénaïque  :  la  seule  légion  qui  ait  porté  le  nom 
de  uv7V7uf<7::-;  portait  en  même  temps  le  numéro  III.  Mais, 
nous  l'avons  vu,  il  y  avait  a  la  même  époque,  en  Egypte,  une 
légion  XXI I  Dejotariana,  Il  est  don  c  très-pronable  que  le  gra- 
veur, ou  plutôt  le  copiste  (car  l'inscription  n'existe  plus,  et  l'on 
n  en  possède   qu  une  seule  copie  prise  sur  le  monument1), 


:  Voy.  M.  Mommsen .  /.  N.  4636.  Il  y  dile_/3fe  de  J/orcat,  ne  pouvait  éire  jîis 

a,  dans  le  teste  que  nous  possédons  de  «f Aulus;ïl  faut  donc  corriger,  àlaorizième 

cette  inscription ,  une  autre  erreur  qui  ne  ligne ,  M  •  F  au  lieu  de  A  •  F,  et  peot-ètre 

peut  non  plus  provenir  que  du  fait  du  co-  M*LVSIO  au  lieu  de  A'LVSIO. 
piste.  Le  frère  de  Lasia  PauBma,  qui  est 


312  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

aura  passé  une  ligne,  et  que  la  fin  de  ce  document  doit  être 
ainsi  restituée  : 

TRlB  •  MlL-LEGj_XXÎÏ  ■  DEIOTARIANAE  •  ITEM 
TRlB-MlL-LEG-III-CYRENAICAE-PRAEF-EQyiT 

Le  frère  de  Lusia  Paalhna  avait  donc  été  tribun  successive- 
ment dans  la  légion  XXIIe  Dejotariana  et  dans  la  légion  IIIe  Cy- 
rénaïque,  et,  par  conséquent,  il  avait  fait  un  assez  long  séjour 
en  Egypte.  Il  est  permis  de  conjecturer  que  ce  fut  pendant  son 
séjour  dans  cette  contrée  que  se  formèrent  entre  lui  et  Ce- 
realis ,  qui  exerçait  alors  des  fonctions  analogues  dans  la  légion 
Ve  Macédonique,  les  relations  qui  eurent  pour  résultat  le  ma- 
riage de  celui-ci  avec  sa  sœur1. 

Suétone2  mentionne,  parmi  les  consulaires  qui  furent  mis 
à  mort  par  ordre  de  Domitien ,  un  Civica  Cerealis,  qui  fut  tué 
pendant  qu'il  était  proconsul  d'Asie;  et  Tacite3  nous  apprend 
qu'Agricola,  au  retour  de  son  gouvernement  de  Bretagne, 
vers  l'an  89,  refusa  de  prendre  part  au  tirage  des  provinces 
consulaires,  effrayé  par  le  meurtre  récent  de  ce  proconsul.  Ce 
Civica  Cerealis  est  certainement  le  même  que  notre  person- 
nage4;  on  en  a  la  preuve  dans  les  noms  du  consul  de  l'an  1 36 , 


1  On  a  vu  plus  haut  que  les  légions 
XXII'  Dejotariana  et  III'  Cyrénaïque  en- 
voyèrent chacune  un  délachement  de 
1,000  hommes  au  siège  de  Jérusalem,  el 
peut-être  pourrait-on  supposer  que  Lusias 
Gallus  avait  fait  partie  d'un  de  ces  déta- 
chements, ce  qui  expliquerait  plus  natu- 
rellement encore  ses  relations  avec  Cerea- 
lis. Mais  il  serait  bien  étonnant  alors, 
qu'ayant  pris  part  au  siège  de  Jérusalem 
en  qualité  de  tribun ,  il  n'y  eût  pas  obtenu 
de  récompenses  militaires,  récompenses 


dont,  on  le  sait  (voy.  Joseph.  Bell.  Jad. 
lib.  VII,  c.  1,  S  3) ,  Titus  ne  se  montra  pas 
avare. 

2  In  Domit.  c.  x. 

3  Agricola,  c.  xlii. 

4  C'est  ce  qui  explique  pourquoi,  dans 
l'inscription  de  Venafrum ,  Lusia  Paullina 
s'est  contentée  de  le  nommer,  sans  faire 
mention  de  ses  titres,  tandis  qu'elle  aénu- 
inéré  avec  complaisance  ceux  de  son  père 
et  de  son  frère;  c'est  que  cette  inscription 
a  été  gravée  après  sa  condamnation  sur 


/ 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  313 

qui,  réunissant  ce  nouveau  surnom  Civica  au  prénom  Sexlus 
de  notre  Cerealis  et  à  son  gentilicium  Vetulenus,  s'appelait 

Sex.  Vetulenus  Civica  Pompeianus  \ 

et  était  probablement  son  petit-fils. 

Si  notre  Cerealis  était  proconsul  d'Asie  en  89  ou  en  88,  il 
avait  dû  être  consul  douze  ou  quinze  ans  auparavant,  par 
conséquent  au  sortir  de  son  gouvernement  de  Judée.  On  voit 
que,  comme  je  l'ai  dit,  il  fut  un  des  sénateurs  créés  par  Ves- 
pasien,  qui,  suivant  Tacite,  ne  tardèrent  pas  à  s'élever  aux 
plus  hautes  dignités. 

3°  Tittius  Frugi. 

Après  Cerealis,  Josèphe  nomme  Larcius  Lepidus,  puis  il  men- 
tionne en  ces  termes  le  légat  de  la  légion  XVe  Apollinaris  :  uai 
Tîtov  (bpvyiov  to  i3evT£xouSéx<XTOv  [àiyovros  raypia],  «etTi- 
«tus  Frugi,  légat  de  la  XVe  légion.  » 

Nous  avons  vu  qu'au  commencement  de  la  guerre  Titus, 
fils  de  Vespasien ,  avait  été  nommé  légat  de  cette  légion.  De- 
venu César  à  l'avènement  de  son  père,  il  dut  céder  à  un  autre 
ce  commandement,  et  nous  avons  ici  le  nom  de  son  succes- 
seur. Mais  ce  nom  doit  être  altéré;  car  dans  tous  les  exemples 
de  l'agnomen  Frugi  que  nous  fournissent  les  auteurs  et  les 
monuments,  cet  agnomen  est  toujours  accompagné  soit  d'un 
cognomen,  comme  Piso'2,  Crassus3,  Libok,  soit  d'un  gentili- 
cium, comme  Julius5,  etc.  et  jamais  nous  ne  le  trouvons  accom- 

une  accusation  de  lèse-majesté,  condam-  lib.  II,  c.  xxvm,  §  90;/»  Verrem  act.  II, 

nation  qui  avait  dû  avoir  pour  conséquence  lib.  IV,  c.  lvii. 

légale  l'abolition  de  sa  mémoire.  3  Spart,  in  Harlr.c.  V;  Mommsen,  /.  N. 

1  Orelli,  n"  1681    et  4354;  Henzen,  2216. 

n"  6086.  4  Plin.  lib.  III,  ep.  ix,  S  33. 

5  Cic.  ad  Attic.  I,  ep.  m,  S  3  ;  de  Fin,  5  Mommsen,  /.  N.  5653. 

tome  xxvi,  ire  partie.  4o 


314  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

pagne  seulement  d'un  prénom,  comme  il  le  serait  ici,  Thov 
typvytov,  Titus  Frugi.  Il  faut  donc  chercher  quel  est  le  gentili- 
cium  qui  se  cache  sous  le  mol  altéré  Tfrov. 

La  recherche  ne  sera  pas  longue  :  un  acte  des  Frères  Arvales, 
que  l'on  s'accorde  à  attribuer  à  l'an  833  de  Rome  (80  de  notre 
ère) ,  est  ainsi  daté  : 

M  •  TITTIO  •  FRVGI  •  T  •  VINICIO  ■  IVLIANO  •  COS 
VIMDVS-DECEMBR 

Marini,  en  publiant  cet  acte1,  a  fait  imprimer  M  TILLIO; 
mais  il  avoue  lui-même2  que  sur  le  monument  on  peut  lire 
également  M -TITTIO,  et  c'est  en  effet  ce  qu'y  a  lu  Sancle- 
mente3.  On  ne  peut  douter  que  ce  consul  ne  soit  le  même  per- 
sonnage que  notre  légat,  dont  le  gentiliciuin  peu  commun, 
Tittias,  aura  été  pris  par  les  copistes  pour  le  prénom  Titus.  11 
faut  donc  lire,  dans  le  texte  de  Josèphe,  TitIîov  (frpvylov,  au 
lieu  de  TÏtou  typvytov,  et  admettre  que  le  légat  dont  il  s'agit 
s'appelait  : 

M.  Tillius  Frugi. 

Il  y  a  un  fait  sur  lequel  je  n'ai  pas  encore  appelé  l'attention 
de  l'Académie,  et  qui  cependant  mérite  d'être  remarqué. 
C'est  que  les  officiers  qui  assistèrent  à  ce  conseil  de  guerre 
sont  énumérés  par  Josèphe  suivant  l'ordre  exact  de  leur  avan- 
cement dans  la  carrière  des  fonctions  publiques.  Ainsi,  l'his- 
torien commence  par  le  préfet  du  prétoire,  Ti.  Julius  Alexander; 
puis  il  nomme  Sex.  Velulenus  Ccrealis,  qui,  après  avoir  com- 
mandé la  légion  Ve  Macédonique,  fut  chargé  du  gouvernement 
de  la  province  en  qualité  de  légat  impérial  propréteur,  d'où 

1   Fr.  Arval.  tav.  XXIII,  lin.  10.  —  2  Ibid.  p.  0.0k  el  816.  —  J  De  vulgaris  aerae  einen- 
datione,  p.  iblt. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  315 

l'on  peut  conclure  qu'en  le  faisant  sénateur  Vespasien  lui  avait 
donné  le  rang  de  prétorien;  en  d'autres  termes,  qu'il  avait  été 
adlectus  in  amplissimum  ordineminter  praetorios. 

A.  Lardas  Lepidus,  qui  est  nommé  ensuite,  n'était,  nous 
l'avons  vu,  que  de  rang  questorien,  puisque,  après  avoir  quitté 
le  commandement  de  la  légion  Xe  Fretensis,  il  fut  successive- 
ment tribun  du  peuple  et  préteur. 

M.  Tittias  Frugi,  qui  ne  vient  qu'après  Larcins  Lepidas, 
était  donc,  quoique  sénateur  aussi ,  puisqu'il  était  légat  légion- 
naire, de  rang  moins  élevé  encore,  ce  qu'on  ne  peut  s'expli- 
quer qu'en  supposant  qu'il  était  aussi  de  rang  questorien, 
mais  sans  avoir  exercé  la  questure ,  ayant  été  seulement  adlec- 
tus interquaestorios.  On  comprend  dès  lors  pourquoi  ce  fut  seu- 
lement dix  ans  après  le  siège  de  Jérusalem  qu'il  parvint  au 
consulat  comme  consul  suffectus;  c'est  qu'avant  de  pouvoir  pré- 
tendre à  cet  honneur,  il  avait  dû  exercer  successivement  le  tri- 
bunat  ou  l'édilité,  la  préture,  et  peut-être,  comme  Larcius 
Lepidus,  la  charge  de  légat  d'une  province  sénatoriale,  ou 
quelqu'une  des  charges  urbaines  qui  pouvaient  être  confiées 
aux  anciens  préteurs. 

4°  Haterius  Fronto. 

Il  y  a  lieu  de  remarquer  ici  que  Josèphe  ne  mentionne  pas, 
parmi  les  officiers  qui  assistèrent  au  conseil  de  guerre,  le  légat 
de  la  légion  XIIe  Fulminata,  quoiqu'il  nous  apprenne  ailleurs l 
que  cette  légion  prit  part,  comme  les  trois  autres,  au  siège  de 
Jérusalem.  On  ne  peut  expliquer  cette  circonstance  qu'en  sup- 
posant que  cette  légion,  n'ayant  pas  alors  de  légat,  était  com- 
mandée par  le  plus  ancien  de  ses  tribuns2,  officier  qui  se 

1  Bell.  Jud.  lib.  V,  c.  i,  S  6;  c.  ii,  S  3;  2  C'est  ainsi  que  l'année  précédente,  en 

c  xi,  S  4-  Italie,  dans  la  guerre  contre  Vitellius,  la 

4o. 


316  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

trouve  compris  dans  l'expression  générale  par  laquelle  l'histo- 
rien termine  son  énumération  :  xoù  perd  toutous  èTtnpÔTiodv 
xal  ytkiapyoûv  ddpoKjBéwwv,  «  et  après  ceux-là  les  procura- 
«  teurs  et  les  tribuns  étant  aussi  venus  à  l'assemblée.  » 

Mais  avant  d'arriver  à  cette  conclusion,  Josèplie  mentionne 
encore  deux  personnages  dont  nous  devons  aussi  faire  con- 
naître le  grade  et  les  fonctions  ;  il  le  fait  en  ces  termes  :  tspos 
dis  (frpôvTwv  î)v  Airépvios  (flpaTOTteSdpyrjs  i&v  dit'  ÀXeïz&v- 
Spettxs  Svo  iaj[idiwv,  xcd  Mdpxos  Àvtwvios  lovXiavos  à  rrjs 
lovSaias  ènirponos.  «  A  ces  officiers  se  joignirent  Litcmius 
«  Fronto,  préfet  du  camp  des  deux  légions  venues  d'Alexandrie, 
«  et  Marcus  Antonius  Julianus,  procurateur  de  la  Judée.  » 

Il  y  a  dans  ce  passage  une  contradiction  avec  ce  que  nous 
savons  d'ailleurs  par  des  témoignages  formels  de  Josèphe  et  de 
Tacite.  Nous  avons  vu,  en  effet,  que  ce  n'étaient  pas  deux  lé- 
gions qui  étaient  venues  d'Alexandrie  renforcer  l'armée  de 
Titus,  mais  seulement  deux  détachements  de  1,000  hommes 
chacun,  tirés  des  deux  légions  qui  étaient  restées  dans  cette 
ville.  Je  pense  donc,  avec  notre  savant  confrère  M.  Alexandre, 
qu'il  faut  lire  ici  èir'  kXeÇavSpetas ,  au  lieu  de  dit'  ÀÀe|ar- 
Speîocs,  et  que  le  titre  donné  par  Josèphe  au  personnage  dont 
nous  nous  occupons  doit  être  traduit  par  les  mots  préfet  du 
camp  des  deux  légions  d'Alexandrie.  Mais  que  signifie  ce  titre,  et 
quelles  étaient  les  attributions  de  l'officier  qui  le  portait  ? 

Les  légions  de  l'armée  d'Egypte  ne  pouvaient  pas  être  com- 
mandées, comme  celles  des  autres  armées,  par  des  légats.  J'ai 
démontré,  dans  la  première  partie  de  ce  mémoire,  que  les  légats 
légionnaires  devaient  être  au  moins  sénateurs,  et  une  loi  que 

légion   VU'  Claudia,  qui  avait  perdu  son         tribuns,    Vipstanus  Messatla.  (Tacit.  Hist. 
légat,  Tettius  Iulianus  (Tacil.  Hist.  lib.  II,        lib.  111,  c.  ix.) 
r.  lxxxv),  était  commandée  par  un  de  ses 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  317 

j'ai  déjà  rappelée  défendait  aux  sénateurs  de  mettre  le  pied  en 
Egypte.  Ajoutons  d'ailleurs  que  l'on  comprendrait  difficilement 
que  des  sénateurs  eussent  pu  être  placés  sous  les  ordres  d'un 
chevalier  romain,  comme  était  le  préfet  d'Egypte l.  Aussi  l'offi- 
cier le  plus  élevé  en  grade  que  les  nombreuses  inscriptions 
découvertes  jusqu'ici  en  Egypte  nous  aient  fait  connaître, 
n'est-il  désigné  que  par  le  titre  de  praefectus  castrorum. 

L'inscription  dans  laquelle  cet  officier  est  mentionné  est 
une  de  celles  qui  se  lisent  sur  le  colosse  de  Memnon2;  elle  est 
ainsi  conçue  : 

SVEDIVS • CLEMENS 
PRAEF-  CASTRO  RV  M 
AVDI  •  MEMNONEM 
III  ■  IDVS-NOVEMBRES 
5.        ANNO  •  ïïï  ■  IMP  •  N 

M.  Letronne  en  a  rapproché  avec  raison  deux  passages  de 
Tacite 3,  dans  lesquels  il  est  question  d'un  primipilaire,  nommé 
Suedius  démens,  qui  fut  chargé  par  Othon  d'envahir  la  Nar- 
bonnaise,  et  il  a  émis  la  conjecture  que  ce  primipilaire  et  le 
praefectus  castrorum  dont  il  s'agit  n'étaient  qu'un  seul  et  même 
personnage,  qui,  ayant  pris,  après  la  mort  d'Othon  ,  parti  pour 
Vespasien,  avait  été  nommé  par  celui-ci  au  grade  dont  nous 
le  voyons  porter  ici  le  titre.  M.  Letronne  aurait  donné  à  cette 

1   II  est  vrai  que  Marcias  Turbo ,  qui  fut  celle  dont  nous  nous  occupons,  et  Spar- 

depuis  préfet  du  prétoire  d'Hadrien,  n'a-  tien,  de  qui  nous  le  tenons,  le  mentionne 

vait  que  le  titre  de  préfet  d'Egypte,  lorsque  comme   un   fait    exceptionnel   (In   Hadr. 

ce  prince,  au  commencement  de  son  règne,  c.  vu). 

le  mit  à  la  tête  de  l'armée  de  Dacie,  dont  2  Letronne,  Inscr.  de  l'Egypte,-p\.XXX, 

les  légions ,  rien  ne  nous  autorise  à  suppo-  n°  2 ,  et  tome  II ,  p.  33 1 . 
ser  le  contraire,  étaient  cependant  com-  3  Hist.  lib.  I,  c.  lxxxvii,  el  lib.    II, 

mandées  par  des  légats.   Mais  ce  fait  est  c.  xn. 
d'une  époque  notablement  postérieure  à 


318  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

conjecture  tous  les  caractères  de  la  certitude,  s'il  s'était  rap- 
pelé l'inscription  suivante,  qui  a  été  trouvée  à  Pompei1  : 

EX  •  AVCTORITATE 
IMP  •  CAESARIS 
VESPASIANI      •      AVG 

LOCA-PVBLICA-A-PRIVATIS 
5.  POSSESS  A  •  T  •  SVEDIVS  •  CLEMENS 
TRIBVNVS-C  AVSIS-COGNITISET 
MENSVRIS  •  F  A  C  T  I  S  ■  R  E  I 
PVBLICAE  ■  POMPEIANORVM 
RESTITVIT 

Saedius  Clemens,  après  le  commandement  qu'il  avait  exercé 
en  Egypte,  avait  eu  un  nouvel  avancement;  il  avait  été  fait 
tribun  d'une  cohorte  prétorienne,  ou  plutôt  d'une  cohorte  ur- 
baine 2,  et  c'est  en  cette  qualité  qu'il  fut  chargé  de  rendre  le 
jugement  qui  est  ici  mentionné. 

La  date  de  l'inscription  du  colosse  de  Memnon  correspond 
au  1 1  novembre  7 1 .  Celle-ci  a  été  nécessairement  gravée  avant 
le  2  3  juin  79,  date  de  la  mort  de  Vespasien;  et  comme  elle 


1  Marini,  Fr.  Arval.  p.  776;  Mommsen  , 
/.  N.  23 1 4- 

2  II  ne  peut  être  ici  question  d'un  tri- 
bunat  légionnaire  :  on  sait  qu'à  celte 
époque  il  n'y  avait  pas  de  légions  en  Ita- 
lie; et  je  pense  que  Suedius  Clemens  était 
tribun  d'une  cohorte  urbaine,  plutôt  que 
d'une  cohorte  prétorienne ,  parce  qu'il  me 
semble  que  l'affaire  qu'il  avait  été  chargé 
de  régler  devait  être  de  la  compétence  du 
préfet  delà  ville,  et  non  de  celle  du  préfet 
du  prétoire.  Il  paraît,  du  reste,  que  cette 
affaire  fut  réglée  par  lui  à  la  satisfaction 
des  habitants  de  Pompei  ;  car  on  a  trouvé 
dans  cette  ville  plusieurs  programmes  élec- 


toraux dans  lesquels  on  s'appuie  sur  son 
opinion  pour  recommander  un  candidat 
aux  fonctions  de  duumvir  juri  dicundo,  et 
où  il  est  qualifié  de  sanctissimas  judex. 
(Voy.  Mincrvini,  Bullett.  Nap.  N.  S. 
ann.  IV,  p.  1 16  et  suiv.  et  Michaelis,  Bul- 
letin de  l'Institut  de  correspondance  arch. 
de  Rome,  i858,  p.  101  et  suiv.)  Cela  ne 
s'accorde  guère  avec  la  conduite  qu'il  avait 
tenue,  suivant  Tacite,  dans  son  expédi- 
tion de  Narbonnaise;  mais  il  n'y  aurait 
pas  lieu  de  trop  s'étonner  qu'un  soldat  vio- 
lent et  pillard  sous  Othon  fût  devenu  un 
officier  consciencieux  et  intègre  sous  Ves- 
pasien. 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  319 

rappelle  une  procédure  et  des  opérations  qui  ont  dû  exiger  un 
certain  temps,  on  peut  en  conclure  que  Snedius  Clemens  avait 
passé  d'emblée  de  la  position  qu'il  occupait  en  Egypte  au  grade 
de  tribun  d'une  coborte  urbaine,  d'où  il  résulte  que  cette  po- 
sition était  de  beaucoup  supérieure  au  grade  ordinaire  de 
praefecius  casiroram  legionis.  Nous  avons  vu,  en  effet,  que  ce  grade 
était  inférieur  à  celui  de  tribun  d'une  légion,  et  l'on  sait 
qu'entre  le  tribunat  légionnaire  et  le  tribunat  d'une  cohorte 
urbaine  il  y  avait  encore  deux  autres  grades,  ceux  de  préfet 
d'une  aile  de  cavalerie,  et  de  tribun  d'une  cohorte  de  Vigiles. 

Remarquons,  d'ailleurs,  que  Saedias  Clemens  ne  se  qualifie 
pas  de  praefeetus  castrorum  d'une  légion  déterminée,  ce  qu'il 
n'aurait  pas  manqué  de  faire  s'il  eût  été  un  praefeetus  castrorum 
ordinaire,  mais  de  praefeetus  castrorum  d'une  manière  absolue, 
titre  analogue  à  celui  de  praefeetus  praetorii,  et  qui  devait  dési- 
gner en  Egypte  le  commandement  de  l'armée,  comme  celui-ci 
désignait  à  Rome  le  commandement  de  la  garde  impériale. 

Tel  était  le  grade  de  l'officier  mentionné  par  Josèphe.  Cet 
historien  nous  le  dit  lui-même  expressément,  en  le  qualifiant 
de  (jlpiXTomSdpyrjs  iwv  en'  ÂXs^avSpeîocs  Svo-Tocyfidrcov,  prae- 
feetus castrorum  cluarum  in  Alexandria  lecjionum;  et  il  ne  le  dirait 
pas,  que  nous  pourrions  presque  le  deviner  par  la  place  qu'il 
lui  a  donnée  dans  son  énumération.  Cet  officier  y  est,  en  effet, 
mentionné  immédiatement  après  les  légats  légionnaires,  et 
avant  le  procurateur  de  la  Judée.  Il  était  donc  d'un  rang  plus 
élevé  que  ce  procurateur,  lequel  était  lui-même  supérieur  aux 
autres  procurateurs  et  aux  tribuns  mentionnés  ensuite  d'une 
manière  générale,  puisqu'il  fallait  avoir  exercé  les  grades 
équestres  pour  être  nommé  procurateur  d'une  province  impé- 
riale. 

Jérusalem  fut  prise  le  7  septembre  70;  Suedius  Clemens,  que 


320  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

nous  voyons,  dès  le  1 1  novembre  71,  en  possession  du  grade 
de  préfet  du  camp  d'Alexandrie,  fut  donc  le  successeur  de 
l'officier  mentionné  par  Josèphe,  d'où  l'on  peut  conclure  que 
cet  officier  avait  eu,  à  la  fin  de  la  guerre,  de  l'avancement, 
comme  la  plupart  de  ceux  dont  nous  nous  sommes  occupés 
jusqu'ici. 

Mais  connaissons-nous  son  véritable  nom?  Le  gentilicium 
Liternius,  que  lui  attribuent  les  textes  imprimés  de  Josèphe  est 
bien  étrange  !  Je  n'en  ai  trouvé  aucun  autre  exemple,  ni  chez 
les  auteurs,  ni  dans  les  recueils  épigraphiques.  Il  est  vrai  que, 
dans  un  certain  nombre  de  manuscrits,  et  des  meilleurs1,  au 
lieu  de  Anépvios  on  lit  ÈTépios.  Le  gentilicium  Helerius  est 
tout  aussi  inusité  que  Liternius;  mais  il  se  rapproche  davan- 
tage de  celui  d'une  famille  qui  parvint  aux  honneurs  sous  les 
empereurs  de  la  famille  Flavia,  et  qui  se  distingua  surtout 
dans  les  fonctions  équestres.  Je  veux  parler  de  la  branche  de 
la  gens  Hateria  dont  un  membre,  T.  Halerius  j\'epos,  était  pré- 
fet d'Egypte  en  121  de  notre  ère,  et  fit  graver  son  nom  le 
19  février  de  cette  année  sur  le  colosse  de  Memnon2.  Ce 
préfet  d'Egypte  était  probablement  le  petit-fils  de  notre  Hate- 
rius  Fronto ,  car  je  pense  que  c'est  ainsi  qu'il  faut  restituer  le 
nom  de  l'officier  dont  nous  nous  occupons,  et  le  neveu  d'un 
consulaire  de  même  nom  que  lui,  qui  obtint,  sous  Domitien, 
les  ornements  du  triomphe3. 


1  Notamment  dans  le  ms.  gr.  n°  ikib  blement,  de  ce  consulaire,  nommé  aussi 

de  la  Bibliothèque  impériale,  qui  est  du  T.  Haterius  Nepos,  fut  lui-même  consul 

x'  siècle,  ou  au  plus  tard  du  xi'.  suffectus  en  1 34,  ainsi  que  nous  l'a  appris 

1  Letronne,  Inscr.  de  l'Egypte,  pi. XXXI,  un  diplôme  militaire  publié  par  M.  Hen- 

n°  1.  Borghesi  a  reconnu  son  cursus  hono-  zen,  dans  les  Annales  de  l'Institut  de  cor- 

rum  dans  une  inscription  de  Fuligno.  (Voy.  respondance  archéologique  de  Rome,  i8b~, 


ses  Œuvres,  tom.  V,  p.  3  et  suiv.)  p.  6. 

3  Voy.  Borghesi,  ibid.  Un  fils,  proba- 


CONSEIL  DE  GUERRE  TENU  PAR  TITUS.  321 

Le  passage  de  Josèphe  qui  m'a  fourni  le  sujet  de  cette  se- 
conde partie  de  mon  mémoire  ne  présente  plus  désormais  de 
difficultés,  et  peut  se  traduire  ainsi  : 

«Titus  convoqua  les  généraux.  Les  plus  élevés  en  grade 
«  s'étant  réunis,  savoir  :  le  préfet  du  prétoire  Tiberius  Alexander, 
«le  légat  de  la  Ve  légion  Sextus  Cerealis,  celui  de  la  Xe  Lar- 
•<  dus  Lepidus  et  celui  de  la  XVe  Tiltius  Frugi,  Haterias  Fronto, 
«préfet  du  camp  des  deux  légions  d'Alexandrie,  et  M.  Anto- 
«  nius  Julianus,  procurateur  de  Judée,  se  joignirent  à  eux,  ainsi 
«  que  les  autres  procurateurs  et  les  tribuns,  et  l'on  mit  en  dé- 
«  libération  les  mesures  qui  devaient  être  prises  à  l'égard  du 
«  temple.  » 


tome  xxvi,  impartie.  /i  i 


OBSERVATIONS 


SUR 


LES  COUPES  SASSANIDES, 


PAR   M.   A.   DE  LONGPERIER. 


Il  y  a  peu  de  temps,  à  propos  de  Yœuvre  Salemon,  j'ai  été    Première  lecture, 
amené  à  parler  des  vases  que  le  moyen  âge  rattachait  au  fils    ,3octobrei865; 

2    1  GCtlirG 

de  David1,  et  notamment  d'une  magnifique  coupe,  composée  2t)  déc.  i865. 
d'or,  de  cristal  de  roche  et  de  verre  coloré,  au  centre  de  la- 
quelle les  religieux  de  Saint-Denis  avaient  cru  reconnaître  le 
portrait  du  grand  roi  de  Juda  «  séant  en  son  throsne  2.  »  J'ai 
rappelé  que  j'avais,  il  y  a  plus  de  vingt  ans,  restitué  cette 
coupe  à  sa  véritable  époque,  en  montrant  qu'elle  porte  l'effigie 
du  roi  sassanide  Cosroès  Ier  (5 3 1-67 9  de  notre  ère),  dans  la 
pose  et  avec  l'ajustement  que  lui  donne  une  monnaie  d'or  de  - 
grand  module  et  jusqu'à  présent  unique,  appartenant  à  M.  le 
duc  de  Blacas3. 

1  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  ins-         de  l'abbaye   royale  de  Saint-Denis,    i638, 
criptions  et  belles-lettres .  Séance  du  25  août         p.  120. 

i865,  p.  3io  sqq.  —  L'article  complet  3  Notice  sur  quelques  monum.   émaillés 

dans  la  Revue  archéologique,  i865,p.  356,  du  moyen  âge,   1842,  p.   i3.  —  Annales 

sqq.  de  l'Institut  archéol.  de  Borne,  i843,t.  XV, 

2  Dom   Germ.  Millet,  Caial.  du  trésor  p.    100.    Peu  de   temps   avant  sa   mort, 

4i. 


324  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

D'autres  vases  représentant  des  princes  de  la  dynastie  sas- 
sanide  existent  dans  plusieurs  collections.  Une  fort  belle 
coupe  d'argent  doré,  donnée  par  M.  le  duc  de  Luynes  à  la 
Bibliothèque  impériale,  m'a  paru,  toujours,  par  suite  de  la 
comparaison  avec  les  monnaies ,  offrir  l'image  du  roi  Firouz 
(457-488  de  notre  ère),  à  cheval ,  lançant  des  flèches  contre 
divers  animaux  sauvages  l. 

Deux  autres  coupes  d'argent,  encore  inédites,  sur  lesquelles 
on  voit  des  rois  à  cheval  perçant  des  lions  de  leur  lance ,  sont 
conservées  au  Musée  de  l'Ermitage,  à  Saint-Pétersbourg2.  Une 
autre  enfin,  trouvée  dans  l'Inde,  à  Badakschan,  a  été  acquise 
par  M.  le  docteur  Lord,  et  publiée  par  le  savant  M.  Cunin- 
gham  dans  le  Journal  asiatique  de  Calcutta 3. 

Les  Grecs  décoraient  leurs  coupes  à  boire  de  compositions 
empruntées  à  leur  religion;  les  Perses,  dominés  par  une  puis- 
sante monarchie,  reproduisaient  sur  leurs  ustensiles  de  table, 
aussi  bien  que  sur  leurs  monnaies,  les  images  de  leurs  rois. 
Il  est  intéressant  de  constater  que,  au  moyen  âge,  les  Orien- 
taux avaient  conservé  le  souvenir  des  coupes  représentant  les 
rois  sassanides,  et  malgré  l'apparence  légendaire  des  récits 
qu'ils  nous  ont  laissés,  il  est  permis  de  croire  qu'ils  peuvent 
être  invoqués  à  l'appui  de  nos  attributions  iconographiques. 

Depuis  la  mort  de  notre  illustre  E.  Q.  Visconti,  l'étude  des 
portraits  antiques  a  été  un  peu  négligée.  Ce  grand  érudit, 
dont  il  est  plus  aisé  de  critiquer  quelques  hardiesses  que  d'imi- 
ter la  méthode  simple  et  forte,  semblait  avoir  épuisé  un  su- 

M.  de  Blacas  s' étant  défait  de  sa  colleclion  3  Musée  imp.  de  l'Ermitage;  notice  sur 

de  monnaies  orientales,  la  pièce  d'or  de  la  formation  de  ce  musée  et  description  des 

Cosroès    a   été   vendue   à   un    antiquaire  diverses  collections  qu'il  renferme.  Saint-Pé- 

élranger.  tersbourg,  1860,  in-8°,  p.  ig4,  n01 36  et  37. 

1   Monum.  publiés   par  l'Instit.  archéol.  3  Journalofthe  asiatic  society  ofBengal, 

in-fol.  vol.  III,  i843,pl.  LI.  i84i ,  n'  CXV,  p.  57o. 


LES  COUPES  SASSANIDES.  325 

jet  qui  exige  de  la  part  de  celui  qui  le  traite,  non-seulement 
une  connaissance  très-approfondie  de  l'universalité  des  monu- 
ments, mais  encore  une  vigueur  dans  la  démonstration  et  une 
autorité  personnelle  qui,  en  certains  cas  difficiles,  remplacent 
des  preuves  en  vain  cherchées.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  de 
voir  les  successeurs  de  Visconti  aborder  avec  quelque  timi- 
dité les  recherches  iconographiques  qu'ils  sont  de  temps  à 
autre  conduits  à  entreprendre,  et  s'efforcer  de  les  étayer  par 
des  renseignements  étrangers  même  à  la  discussion  compara- 
tive des  monuments  proprement  dits. 

Ainsi,  j'ose  espérer  qu'on  sera  porté  à  accorder  plus  de 
crédit  à  la  classification  qui  vient  d'être  mentionnée,  après 
qu'on  aura  lu  quelques  extraits  d'auteurs  qu'on  n'est  cepen- 
dant pas  habitué  à  faire  intervenir  dans  les  discussions  ar- 
chéologiques. 

Voici  d'abord  ce  que  dit  Mirkhond  dans  son  Histoire  des 
Sassanides,  au  chapitre  de  Sapor  II,  surnommé  Dhou'lactaf. 
J'emprunte  ce  passage  à  la  traduction  publiée  par  Silvestre  de 
Sacy. 

«  Schapour,  après  avoir  parcouru  une  grande  partie  des 
«pays  habités  par  les  Arabes,  marcha,  disent  les  historiens, 
«  vers  les  provinces  de  l'empire  grec.  Lorsqu'il  fut  arrivé  sur 
»  les  frontières  de  cet  empire,  il  forma  le  projet  de  se  rendre 
«en  personne,  déguisé  en  espion,  dans  la  ville  capitale  où 
«l'empereur  faisait  son  séjour,  et  d'examiner  par  lui-même 
«  l'état  de  ce  pays  et  sa  situation.  Ayant  donc  laissé  son  armée 
«campée  dans  un  lieu  convenable,  il  partit  pour  Constanti- 
«nople,  qui  était  la  résidence  ordinaire  de  l'empereur  grec, 
"  et  il  y  arriva  après  une  route  très-longue.  Le  hasard  permit 
«  que,  le  jour  de  son  arrivée  dans  cette  ville,  l'empereur  donnât 
«  un  magnifique  festin.  Une  autre  circonstance  singulière  con- 


326  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

courut  encore  avec  celle-là.  Avant  que  Schapour  eût  quitté 
son  armée,  l'empereur  avait  chargé  un  peintre  de  se  rendre 
au  camp  des  Perses,  pour  faire  le  portrait  de  Schapour  et  le 
lui  apporter  à  Constantinople.  Le  peintre,  s'étant  acquitté  de 
la  commission  dont  l'empereur  l'avait  chargé,  était  revenu 
à  Constantinople  présenter  son  ouvrage  au  pied  du  trône;  et 
l'empereur  avait  donné  ordre  de  graver  la  figure  du  roi  de 
Perse  sur  un  grand  nombre  de  vases  et  de  coupes  d'or  et  d'ar- 
gent. Schapour  étant  donc  arrivé  à  Constantinople  au  jour  où 
l'empereur  faisait  un  grand  festin,  s'assit  à  une  des  tables  qui 
étaient  dressées  et  se  confondit  parmi  les  soldats  de  l'empe- 
reur. 11  se  trouvait  sur  cette  table  une  coupe  qui  portait  la 
figure  du  roi,  et  il  arriva  qu'un  des  officiers  qui  approchaient 
le  plus  près  de  l'empereur  porta  ses  regards  en  même 
temps  sur  Schapour  et  sur  la  figure  que  l'on  voyait  sur 
cette  coupe.  Frappé  de  la  parfaite  ressemblance  qu'il  remar- 
quait entre  la  figure  de  cet  homme  et  celle  qui  était  gravée  sur 
la  coupe,  il  en  donna  aussitôt  avis  à  l'empereur,  et  Schapour, 
qui  était  déguisé  en  marchand,  fut  pris  par  son  ordre  et 
amené  devant  lui.  L'empereur  lui  ayant  demandé  qui  il  était, 
il  répondit  qu'il  était  un  des  serviteurs  les  plus  intimes  de 
Schapour,  et  qu'ayant  commis  une  faute  contre  lui  il  avait 
été  obligé  de  prendre  la  fuite,  et  de  se  réfugier  dans  les  Etats 
des  Grecs.  L'empereur,  convaincu  que  cette  réponse  n'était 
qu'une  fable,  lui  lit  des  menaces  très-rigoureuses,  et  lui  lit 
même  présenter  une  épée  pour  l'intimider.  Alors  Schapour 
ayant  avoué  la  vérité,  l'empereur  le  lit  envelopper  d'un  cuir 
de  bœuf  encore  frais,  et  renfermer  dans  la  forteresse  l.  » 
Mirkhond  raconte  ensuite  comment,  au  bout  d'une  année, 

Silvestre  de  Sacy ,  Mém.  sur  diverses  antiquités  de  la  Perse,  1793,  in-4°,  p.  3)  i. 


LES  COUPES  SASSANIDËS.  327 

l'empereur  grec  se  mit  en  campagne  pour  faire  la  conquête 
de  l'Irak  et  de  la  province  de  Fars  ;  comment  il  emmena  Sapor, 
qui  parvint  à  s'échapper  et  à  rejoindre  les  chefs  de  son  armée; 
comment  enfin  le  roi  des  Perses  vainquit  les  Romains  et  s'em- 
para à  son  tour  de  l'empereur,  qu'il  fit  charger  de  fers. 

Il  est  difficile  de  savoir  si  cette  légende  s'applique  aux  évé- 
nements du  règne  de  Constance,  fils  de  Constantin  ,  ou  à  ceux 
du  règne  de  Julien.  Ammien  Marcellin  n'a  rien  dit  qui  puisse 
nous  guider.  Mais,  en  définitive,  cela  est  peu  important,  car 
ce  n'est  pas  de  l'histoire  exacte  que  nous  recherchons  ici.  On 
sait  que  Mirkhond  écrivait  vers  l'an  900  de  l'hégire,  c'est-à- 
dire  à  la  fin  du  xve  siècle  de  notre  ère.  Les  auteurs  orientaux 
de  cette  époque  introduisaient  dans  leurs  écrits  toutes  les 
fables  que  le  goût  des  romans  avait  fait  naître  en  Orient,  aussi 
bien  qu'en  Occident;  et  nous  devons  fort  souvent  penser,  en 
les  lisant,  à  la  manière  dont  les  chansons  de  geste  présentent 
l'histoire  des  Carlovingiens. 

Il  est  certain  que  Mirkhond  n'a  pas  inventé  l'anecdote  de 
Sapor  chez  l'empereur  romain.  Nous  la  retrouvons  avec  quel- 
ques variantes  intéressantes  dans  un  auteur  arabe  du  xnc  siècle. 

Mon  savant  ami  M.  Michèle  Amari  a  publié,  en  1 85 1 ,  la 
traduction  du  Solwan  el  Mota  ou  Exhortations  politiques  de 
Mohammed  abou  Abdallah  Ibn  Zhafer,  ouvrage  mis  au  jour 
en  1 159. 

Dans  le  second  chapitre  de  ce  livre  nous  voyons  l'aventure 
de  Sapor  ainsi  rapportée  : 

«  Poussé  par  la  curiosité,  le  César  envoie  dans  la  capitale  du 
«  roi  des  Perses  un  peintre  très-habile,  qui  trouve  le  moven  de 
«  faire  des  portraits  de  ce  prince  à  cheval  ou  assis  dans  une  salle 
«  de  son  palais,  et  en  d'autres  attitudes  diverses,  tel  qu'il  était 
«  parvenu  à  le  voir.  Ayant  rapporté  ses  dessins  au  César,  celui- 


328  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

«ci  ordonna  de  les  reproduire  sur  ses  tapis,  ses  courtines,  sa 
«  vaisselle  de  table  et  ses  coupes  à  boire.  On  exécuta  ces  travaux 
«  d'art  selon  l'intention  du  maître  et  avec  la  plus  grande  per- 
«  fection. 

«Entré  dans  le  palais  du  César,  le  prince  persan  s'arrêta 
«dans  la  grande  salle,  pour  prendre  sa  place  au  banquet,  où 
«  l'on  servait  à  boire  dans  des  coupes  de  cristal  de  roche,  d'or, 
«  d'argent  et  de  verre  artificiel.  Parmi  les  convives  se  trou- 
vait un  Romain,  homme  très-subtil,  adonné  à  l'étude  de  la 
«philosophie  et  physionomiste  exercé.  Ayant  par  hasard  jeté 
«  les  yeux  sur  Sapor,  et  s'apercevant  qu'il  ne  le  connaissait 
«pas,  il  se  complut  à  observer  les  traits,  le  regard  et  l'expres- 
«  sion  de  ce  personnage,  et  il  crut  lui  trouver  un  air  princier. 
«  Aussi  ne  le  quittait-il  plus  des  yeux,  lorsqu'on  fit  circuler 
«  les  coupes  et  qu'on  lui  en  donna  une  dans  laquelle  se  trou- 
«  vait  le  portrait  de  Sapor.  Le  physionomiste  considéra  cette 
«image,  demeura  frappé  de  sa  ressemblance  avec  l'étranger, 
«  et  il  lui  vint  à  l'idée  que  c'était  Sapor  lui-même  qui  était 
«  devant  lui.  Aussi  ses  yeux  restèrent-ils  longtemps  fixés  sur 
«  le  vase. 

«  Puis  élevant  la  voix  :  «  Le  portrait  sculpté  ici,  dit-il ,  m'ap- 
«  prend  une  chose  bien  étonnante.  —  Qu'y  a-t-il?  cria-t-on  de 
«  toutes  parts.  —  Eh  bien,  répondit-il,  ce  portrait  me  prouve 
«que  le  modèle  est  ici,  parmi  nous,  assis  à  cette  table,»  et 
«  il  regarda  Sapor,  qui  -changea  de  couleur.  Désormais  cer- 
«  tain  de  ce  qu'il  avait  soupçonné,  le  Romain  répète  son  asser- 
«  tion  de  façon  à  être  entendu  du  César,  qui  fait  arrêter  Sapor 
«  et  obtient  ses  aveux  par  des  menaces l.  » 

Deux  siècles  avant  Ibn  Zhafer,  Eutychius,  patriarche  mel- 

1   M    Amari,  Solwan  el  Mota    ossiano  Conforti  politici  di  Ibn  Zafer,  Firenze,    i85i, 
in-12;  p.  65,  cap.  II,  S  3. 


LES  COUPES  SASSAN1DES.  329 

kite  d'Alexandrie  (933-9^0),  rapportait  la  même  histoire  dans 
sa  chronique  arabe  : 

Sapor,  fils  d'Hormisdas  et  roi  des  Perses,  dit-il,  étant  de- 
venu un  jeune  homme  (on  sait  qu'il  avait  été  proclamé  roi 
avant  sa  naissance)  et  ayant  entendu  parler  de  l'empereur 
Maximien,  ^^^S*  JJl*,  et  de  la  façon  dont  il  avait  traité  les 
chrétiens,  témoigna  le  désir  de  pénétrer  seul  sur  les  terres  des 
Romains  pour  y  étudier  les  princes  et  l'état  de  leur  armée, 
afin  de  pouvoir  les  attaquer  plus  tard.  Malgré  les  représenta- 
tions de  ses  conseillers,  il  partit  et  atteignit  les  possessions  ro- 
maines, qu'il  parcourut  pendant  quelque  temps.  Enfin,  il  apprit 
que  le  fils  de  Maximien  se  préparait  à  donner  un  banquet  et 
que  le  père  avait  ordonné  que  les  hommes  de  basse  condition 
pussent  assister  au  repas  et  y  prendre  part,  après  que  les  nobles 
auraient  fini  de  manger.  C'est  pourquoi  Sapor,  s'étant  travesti 
en  mendiant,  s'introduisit  dans  l'assemblée.  Ajprs  qu'il  était 
à  table ,  Maximien  fit  apporter  un  des  vases  sur  lesquels  était 
gravée  l'image  de  Sapor^U,  JlJUf  aaj  jayU*  j^U-  **>!  (j^b^etdans 
lequel  les  serviteurs  présentèrent  à  boire  à  l'empereur  et  aux 
grands  qui  l'entouraient.  La  coupe  étant  arrivée  entre  les  mains 
de  l'un  d'entre  eux  qui  était  astrologue  et  physionomiste,  celui- 
ci  ayant  regardé  la  figure  qu'elle  portait,  et  comme  il  avait 
auparavant  remarqué  le  visage  de  Sapor,  assis  parmi  les  con- 
vives :  «J'aperçois,  dit-il,  ici  un  homme  dont  la  figure  et  la 
ressemblance  sont  reproduites  par  cette  coupe,  en  sorte  que, 
s'il  n'est  pas  Sapor,  il  n'y  a  personne  sur  la  terre  qui  soit  plus 
semblable  à  ce  roi.  » 

Maximien  ayant  demandé  quel  était  l'homme  dont  il  parlait 
ainsi ,  le  Romain  reprit  :  «  Je  vois  dans  ce  hanap  l'image  de  S&- 
por,  j^jU,  bjjso  *{jy\  !<xa  i  <£,!  ji,  et  le  voici  lui-même.  » 

En  disant  ces  mots,  il  prit  Sapor  par  la  main  et  le  conduisit 
tome  xxvi,  ire  partie.  I\  2 


330  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

vers  le  prince,  qui  l'interrogea.  Pressé  de  questions,  le  roi  perse, 
qui  avait  d'abord  nié  son  identité,  finit  par  en  faire  l'aveu;  et 
Maximien  le  condamne  à  être  enfermé  dans  une  figure  de  vache 
faite  de  cuir  de  bœuf,  jjuJI  ;>yo-  ^  ©>s-l  fyb  JULë  j,  joii  '. 

Les  trois  récits  offrent, comme  on  le  voit,  de  nombreux  traits 
communs.  Seulement,  chacun  des  auteurs  y  laisse  une  trace  de 
ses  sentiments  personnels,  de  ses  connaissances,  de  ses  mœurs. 

Le  patriarche  Eutychius,  préoccupé  de  l'histoire  des  persé- 
cutions contre  les  chrétiens,  donne  à  l'empereur  des  Romains 
le  nom  de  Maximien,  uniquement  peut-être  afin  d'établir  un 
rapprochement  épigrammatique  entre  deux  persécuteurs,  et 
de  rendre  plus  odieuse  encore  la  mémoire  de  l'empereur,  en 
montrant  le  sentiment  d'attraction  qu'il  avait  inspiré  à  l'un  des 
plus  grands  ennemis  du  christianisme. 

Ibn  Zhafer,  qui  publia  son  livre  en  Sicile,  trouvait  dans  le 
supplice  influé  à  Sapor  une  trop  belle  occasion  de  rappeler 
l'invention  du  tyran  Phalaiïs  pour  la  laisser  échapper.  Aussi 
décrit-il  minutieusement  la  figure  du  bœuf  formée  de  sept 
cuirs  superposés,  avec  une  petite  fenêtre  et  un  panneau  mobile 
pour  entrer,  sortir,  et  passer  la  nourriture  au  prisonnier.  Ce 
dernier  détail  rappelle  immédiatement  la  figure  de  vache  que 
Dsedale  fabrique  pour  Pasiphaé,  telle  que  nous  l'offrent  les 
bas-reliefs  de  terre  cuite  répandus  dans  les  frises  des  maisons 
romaines  et  aussi  des  peintures  de  Pompeï2. 

Mirkbond,  au  contraire,  représente  le  roi  des  Perses  enve- 
loppé dans  la  peau  d'un  bœuf  fraîchement  écorché,  acte  de 
barbarie  orientale  dégagé  de  tout  souvenir  de  l'antiquité. 

1    Eutyehii   putriarchœ    Alexandvini  an-  raccolte  e  dichiarate ,  dal  Marc!).  G.  Pietro 

nales,  éd.  et   ttad.  de  Pococke,   Oxford,  Campana,  Roma,  i85i,  pi.  LIX.  — Mu- 

1659,  t.  I,  p.  4i2-/u3  sqq.  seo  borbonico,  vol.  VII,  tav.  55. 

3  Antiche  opère   in  plastica  discoperte, 


LES  COUPES  SASSANIDES.  331 

Maxiinien  Herculius  est  mort  en  3io,  l'année  même  de  la 
naissance  de  Sapor;  Maximien  Galère  mourut  en  3 1 1 .  Il  n'est 
donc  pas  possible  que  le  fils  d'Hormisdas  se  soit  rencontré  avec 
l'un  d'eux. 

On  ne  saurait  dire  si  Ibn  Zhafer  et  Mirkhond  ont  eu  la  cons- 
cience de  l'anachronisme  commis  par  Eutychius,  ou  s'ils  s'en 
sont  tenus  à  une  rédaction  antérieure  à  celle  du  patriarche, 
et  dans  laquelle  Maximien  n'était  pas  nommé.  Quoi  qu'il  en 
soit,  ils  ne  mettent  en  scène  qu'un  empereur  anonyme. 

Nous  pouvons  regarder  comme  peu  probable,  je  ne  dirai 
pas  seulement  que  l'empereur  ait  envoyé  en  Perse  un  artiste 
chargé  de  lui  rapporter  le  portrait  de  son  redoutable  ennemi, 
mais  encore  que  des  Romains  aient  fait  reproduire  la  figure 
d'un  étranger,  d'un  roi  barbare,  avec  un  appareil  de  puissance 
et  de  gloire.  Cela  n'était  pas  dans  leurs  habitudes. 

Les  monuments  de  l'architecture  des  Romains,  de  même 
que  leur  numismatique,  ne  nous  montrent  les  princes  étran- 
gers que  vaincus  ou  recevant  humblement  l'investiture. 

Passant  donc  sur  cette  circonstance,  nous  remarquerons  que 
les  coupes  dont  parlent  les  trois  auteurs  orientaux  sont  for- 
mées d'or,  d'argent,  de  cristal  et  de  verre  artificiel,  !yi  ^s 

,Xii  ^W-jJIj  iuîiJîj,  vu&oJij  jj^l  ^  o-sjï'à,  vlr^'  et  ce  sont  ^  Pré~ 
cisément  les  matières  employées  pour  la  fabrication  des  cinq 

coupes  royales  que  nous  connaissons.  Nous  insisterons  tout 
particulièrement  sur  l'expression  ^SL^  sW->  verre  solidifié  ou 
artificiel,  rangé  parmi  les  matières  précieuses  à  la  suite  du 
jjL  ou  cristal  naturel ,  parce  que  la  coupe  de  Cosroès ,  au  centre 
de  laquelle  est  placée  une  image  du  roi  assis  de  face,  gravée  sur 
un  cristal  blanc,  est  en  outre  décorée  d'une  mosaïque  transpa- 
rente formée  de  verres  rouges  et  verts  très-habilement  taillés. 
Le  médaillon  est  serti  dans  un  bandeau   d'or  incrusté  de 

4.2  . 


332  MEMOIRES  DE  L'ACADEMIE. 

petites  lames  quadrilatérales  de  verre,  couleur  de  grenat  ou 
plutôt  couleur  de  cornaline.  C'est  un  système  d'ornementation 
qui  a  été  fort  en  usage  dans  l'Occident  à  l'époque  de  l'invasion 
des  tribus  barbares.  On  en  cherche  encore  l'origine,  et  la  coupe 
de  Cosroès  peut  apporter  quelque  lumière  à  ce  sujet,  car  il 
n'est  pas  probable  que  les  Perses  du  vie  siècle  aient  reçu  des 
leçons  de  la  Germanie  ou  des  peuples  Scandinaves,  et  il  est 
plus  naturel  de  croire  que  leurs  œuvres  d'art  ont  été  prises 
pour  modèle  chez  des  nations  moins  avancées1. 

Dans  tous  les  cas,  les  coupes  royales  sassanides  ont  traversé 
les  siècles  pour  venir  jusqu'à  nous;  c'est  qu'elles  ont  été  con- 
servées comme  des  objets  d'un  grand  prix  dans  les  trésors 
du  moyen  âge,  et  l'intérêt  même  qu'elles  excitaient  aura 
donné  naissance  à  la  légende  que  je  viens  de  rapporter,  lé- 
gende qui  offre  une  singulière  analogie  avec  un  trait  de  notre 
histoire  moderne.  En  lisant  l'anecdote  de  Sapor  trahi  par  son 
portrait,  on  ne  peut  se  défendre  de  penser  à  la  cause  de  l'ar- 
restation de  Louis  XVI,  à  Varennes\ 

Il  se  serait  produit,  à  l'égard  des  vases  sassanides,  un  fait 
analogue  à  celui  qui  a  été  observé  sur  tant  de  points  divers  en 
Europe,  où  des  images  exactes  en  elles-mêmes,  mais  mal  com- 
prises, des  symboles  excellents,  interprétés  avec  trop  d'imagi- 
nation, ont  fourni  les  éléments  de  légendes  fort  accréditées, 
quoique  dénuées  de  fondement  solide. 


1  A  ce  sujet  on  devra  consulter  l'ou-  et  ornées  d'incrustations  de  grenat,  accu- 

vrage  de  M.   Ch.  de  Linas  intitulé  :  Les  sent  un  caractère  asiatique.   (Voy.  Joseph 

Œuvres  de  saint  Eloi  ei  la  Verroterie  cloi-  Arneth,  Die  antilien  Gold-  and  Silber-Monu- 

sonnée,  i854,  in-8°,  p.  87  et  suiv.  — Les  mente  des  K.  K.  Mûnz-  and  Antiken-Cabi- 

vasesd'or  et  les  bijoux  trouvés  à  Pétrossa,  nettes  in  Wien,  i85o,  pi.  VI,  n"   1,  Bey- 

en  Valachie,  doivent  aussi  être  rapprochés  lage.  ) 

de  la  coupe  de  Cosroès;  notamment  un  1  Evénement  de  Varennes,  21  juin  1791 , 

vase  dont  les  anses,  en  forme  de  panthère  par  le  comte  de  Sèze,  in-8°,  i843. 


LES  COUPES  SASSANIDES.  333 

On  pourrait  croire  qu'il  s'agit  encore  d'une  coupe  sassanide 
dans  un  passage  d'un  autre  ouvrage  arabe,  le  Récit  des  voyages 
de  Sindbad  el-Bahri,  où  il  est  dit  que  le  khalife  Haroun-er-ra- 
schid  envoya  au  roi  de  Sérendyb  une  coupe  de  cristal  pharao- 
nien  :  <x-oi<xï  «J^wi  ^jy^  *J***j  &jj#*  *^*j  t*-10'  *là^*  <iyy-*  s^j  s^^s 
u^jiJI  i  *4*J\  ùys.\  Joj  aJiijSj  ^c  èj>  <xs  Jjjy  «  coupe  épaisse  d'un 
doigt  et  large  d'un  empan,  au  milieu  de  laquelle  on  voyait 
un  lion,  et  devant  lui  un  homme  agenouillé  qui  avait  déjà  placé 
une  flèche  sur  son  arc.  » 

D'abord,  on  sait  que  les  Egyptiens  ont  bien  rarement  tra- 
vaillé le  cristal;  ensuite,  il  n'entrait  pas  dans  leurs  usages  de 
placer,  comme  le  firent  les  Asiatiques,  l'image  de  leurs  rois  sur 
des  ustensiles.  Enfin,  les  monarques  égyptiens  ne  sont  pas  re- 
présentés luttant  avec  des  bêtes  sauvages,  tandis  que  c'était  là 
un  des  exercices  que  les  artistes  perses,  à  l'exemple  des  Baby- 
loniens et  des  Assyriens,  aimaient  à  retracer.  On  peut,  à  la 
vérité,  citer  comme  une  exception,  parmi  les  sculptures  de 
Médinet  Habou,  une  image  de  Ramsès  III  chassant  des  lions l. 
Mais  cette  scène  vient  après  la  bataille  donnée  dans  le  pays  de 
Tahi,  que,  suivant  l'opinion  de  M.  de  Rougé,  il  faut  placer 
au  nord  de  la  Syrie.  Ramsès  III  prend  donc  là  le  caractère 
d'un  prince  asiatique,  exprimant  sa  puissance  suivant  le  mode 
adopté  dans  le  pays  qu'il  a  conquis.  L'exception  s'explique  et 
s'accorde  avec  le  fait  général.  D'autre  part,  on  connaît  les  bas- 
reliefs  assyriens  représentant  divers  rois  combattant  des  lions, 
scènes  qui  nous  donnent  une  idée  complète  et  exacte  de  la  ma- 
nière dont  était  composée  la  grande  chasse  qui  décorait  une 
des  murailles  de  Babylone,  revêtue  de  briques  peintes,  et  si 


Champollion ,  Monuments  de  l'Egypte        —  Ch.  Lenormant,  Musée  des  Antiquités 
et  de  la  Nubie,  i845,  t.  III,  pi.  CCXXI.         égyptiennes,  pi.  VII,  n°  i3. 


334  MÉMOIRES  DE  L'ACADÉMIE. 

bien  décrite  par  Ctésias1.  Les  monuments  de  la  Perse  sont 
connus  depuis  si  longtemps  qu'il  est  à  peine  nécessaire  de  les 
rappeler  ici. 

L'archer  agenouillé  n'indique  pas  une  origine  égyptienne. 
C'est  le  type  célèbre  des  dariques  d'or  et  d'argent,  monuments 
numismatiques  sur  lesquels  nous  voyons  les  grands  rois  aché- 
ménides  dans  une  attitude  qui  ne  paraît  pas  avoir  été  admise 
par  l'étiquette  égyptienne.  A  Abydos,  M.  de  Rougé  a  relevé 
une  image  du  roi  Séti  agenouillé  devant  Osiris;  à  Thèbes 
(Biban  el  molouk),  M.  Lepsius  a  fait  dessiner  un  bas-relief  qui 
nous  montre  Ramsès  également  agenouillé  devant  le  dieu 
Amon  Cnouf 2;  mais  l'intention  religieuse  de  ces  compositions 
en  explique  parfaitement  la  forme  extraordinaire. 

A  l'époque,  relativement  ancienne,  à  laquelle  appartient  la 
rédaction  des  Voyages  de  Sindbad  el-Bahri,  les  vases  arabes  ne 
portaient  pas  encore  ces  scènes  de  chasse  qui  devinrent  si 
communes  sur  les  ustensiles  de  toute  sorte  fabriqués  pendant 
la  domination  des  princes  de  race  turque  en  Mésopotamie  et  en 
Egypte.  Mais  un  écrivain  arabe,  d'Egypte  ou  de  Syrie,  pouvait 
facilement  se  méprendre  sur  l'origine  des  figures  gravées  dans 
une  coupe  antique,  et  attribuer  des  représentations  contraires 
aux  prescriptions  de  l'orthodoxie  musulmane  au  règne  des  Pha- 
raons, dont  aujourd'hui  encore  les  Orientaux  emploient  le  nom 
pour  caractériser  le  temps  de  l'idolâtrie. 


1   De  reb.  assyr.  fragm.  apud  Diocl.  Sic.  !  Lepsius,    Abtheil  III,    Bl.    289,    b, 

II ,  8.  xxe  dynastie. 


FIN  DE  LA    1       PARTIE  DU   TOME   XXVI. 


HARA^ 


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emerciei  &  ,':ePans 


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Procède  Poitevin. 


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LithojiTtoto  Lemercier  &(?e Paris 


FOUILLES    AU   PLED 
Perron    d 


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PL.  i 


l  LA  TRIPLE   PORTE 
ialomon 


Procédé  Poitevin. 


-H-OHbKlh 


PL.V. 


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'Ophel. 


Procède    Poitevin 


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HEIT-EL-AORHARBY,    S/h 


:h-chérif. 


PI.  6 


CTUAIRE    DES  JUIFS 


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■  ier&C*°  Paris 


INTERIEUR     DU    Hl 

Base  de  lffc- : 


CH-CHERIF. 


PL. 8. 


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sur  Antoma  . 


Procédé  Poitevin. 


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PORTE    DOREE,  A    L'INTER 


I-CHERIF 


pl.  a 


Procédé  Poitevin 


UR  DU  HARAM-ECH- CHERIR 


HARAM-1C" 


iittiophoto  Lemercier  eLC'.'  : 


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PL.IQ. 


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Procédé  Poitevin., 


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Planche  I 


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AARAQ  EL  EMIR 

Plan  dressé  par  MTle  Capitaine  d'Etal  Major  GEEIS 
du  7  au  10  Novembre   18 63 


Voyage  d'exploration  de  Mr  de  Saulcy 


A 
B 
C 
D 
E 
F 
G 
H 
I 
J 
K 

L     . 
M 
M 
0 


Tt*m/ile.  tle  J/c7t'/.7r . 
Parte  mtmrcmentale 

Barrage  servant  d'avenue  à  7a  To7-fe  monumentale 
Voie  Siiej'es 

Couples  de  blocs  tailles  perces  duntroit  7  sud 
3loc  taillé 
Grottes  aiti/i'cielles 
Grande  terr^se-  horizontale. 
Edicn  le 

Jiloninnent  indéterminé 

Ruines  à 'iiabitaiions  jiroténe'es par  une  encei  ri.' 
Edifice  religieuse  ? 

-Escalier  et  Cht^rite  tailles  dans  7e  roo 
Revêtements  inaeonnes 
Aqu*éhu> 


Echelle  Métrique     (  s.ooo  ) 


■ 


Salzmanii  phoL_  Procède  Poitevin 


I 


\ARAO 


ANGLE  NORD- 


L  -EMYR 


'-■■■^■■$m&?-- 


T  DU    TEMPLE 


Mauss  del. 


PORTE     MCiVi 


EL-EMYR 


PL.V 


'""«SS»? 


*fe*-si..'iC- 


fe^Swâ 


Imp.Lemercier  &  Cie  Paris 


U  MENTALE 


AARAQ  EL  EMYR 


7: 


Chapiteau  trouve  enavant  de  la  Façade  Nord. 


iil/ 


Plan 
d'une  colonne  eno'atfëe. 


Bloc  a\"ee  colonne 
entfa^'ée  trouvé  dans 
l'Intérieur  du  Temple 


Autre  Bloc  semblable 
H1:  1"'22 

H?  l-?lô 


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O.ffS 


xe  ZrKaTd,  d'après  Les  dessins  deMMauss. 


il 


'RA&MENTS  ET  DETAILS 


Planche  VI. 


°uvëê t  avant  du  portique  Nord. 


Chapiteau    trouve  dans    l'Intérieur  du  Temple. 


Pierres  debout  percées 
l'un  trou,  sur  laVoie  Sacrée 
D  .  du  plan  Général. 


Plan 

du  Chapiteau  ci- dessus. 


Paris-  tmp  LemeTcier  &.C"r.  le  Seine.5y 


AÂRAQ  EL  EMYBir- 


Coupe  suivant  A.B Echelle  de  0.01. 

Û 


GravéparErhard.d'aprés  les  dessins  deM.NIauss 


iTAILS  DES  GROTTES 


Planche  VIL 


Base  Ornée. 


Diamètre 
d'une  Colonne  renversée 
en  ai~ant  de  la.  Faca.de  Sud. 


Echelle  les  Colonnes   0.04  P. M. 


tes  0.0O5  P.  M. 


P&Tis.Im'p.LemeTCT.tir  Se  C"r.cLe  Seine  57. 


AARAQ  EL  EMYR 


Fragment  du  Vestibule 
d'un  Tombeau. 


Grive  par  Erhard,  cL'après  les  dessins  ie  M.Mauss. 


:RAGAIENTS  ET  DÉTAILS) 


che  VIII. 


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- 

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Plan 

d'une  des  Grottes 

Supérieures. 


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Profil 
de  la  Fenêtre 


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6 


7 


8 


9 


10 


11 


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10